Elles rejoignirent Zach, qui discutait avec un guadeloupéen plutôt âgé qui avait les plus longues dreadlocks que Théodora n'avait jamais vu. Vu qu'il était assis sur le sol, ses dreadlocks s'étalaient sur le sol. Quand il était debout, elles devaient bien atteindre ses mollets sans problème. Il avait des palmes de palmier dans les mains et les pliait. Peu à peu, son pliage devint un panier tressé. Il leva les yeux vers elles et sourit.
-Tiens, ma petite Iris, ça faisait bien longtemps que je ne t'avais pas vu ici, dit-il dans un râle avant de tousser.
Théodora sentit son cœur se serrer. Le vieux tresseur à la barbe grisonnante était sans doute malade. Il la dévisagea de ses yeux perçants.
-Je ne te connais pas, toi, dit-il. Mais tu ressembles à ton frère, Marvin.
-Vous le connaissez ?
-Tutoies-moi, ici, c'est symbole de politesse. Marvin vient souvent me voir. Bienvenue sur l'île.
-Merci.
En quelques mouvements de main habiles, l'homme fabriqua un petit oiseau en palmes. Il le tendit à Théodora qui le prit en lui adressant un signe reconnaissance.
-Attends, je vais te payer...
-Pas la peine, je n'ai pas besoin d'argent pour vivre. J'ai juste à aller cueillir des bananes ou des cocos pour me nourrir.
-Alors je vous achète un panier aussi.
Théodora lui donna d'autorité un billet de cinq euros et l'échangea contre un petit panier. Zach et Iris parlèrent avec lui encore un peu, puis ils continuèrent à déambuler dans le marché. La française n'osait pas poser de questions, mais elle gardait l'oiseau serré contre son cœur. Le taux de pauvreté devait être assez important, elle l'avait déjà vu aux maisons en tôle rouillée. Malgré tout, les gens vivaient bien avec peu de moyens. La vie était sereine et agréable, même mieux qu'en France, trouvait-elle.
Ils finirent de faire le tour du marché puis reprirent leur chemin en direction du pick-up d'Iris pour partir sur une plage près de la Pointe-des-Châteaux.
Ils roulèrent en parlant pendant une dizaine de minutes, puis s'arrêtèrent au bord d'une route. Des arbres s'alignaient sur le bas-côté et on devinait derrière le sable d'une plage. Apparemment, plusieurs personnes avaient fait comme eux car d'autres voitures étaient rangées au bord de la route.
Ils sortirent du pick-up avec leurs sacs-à-dos et rejoignirent la plage cachée derrière les arbres. Théodora s'avança près d'un arbre et s'apprêtait à s'installer là quand Iris la retient.
-Mauvaise idée, dit-elle en pointant l'arbre du doigt. Ça c'est un mancenillier et accessoirement l'arbre le plus toxique du monde quand il pleut. Méfies-toi de lui.
Théodora regarda plus soigneusement l'arbre, qui paraissait inoffensif. Certes, les petits fruits noirs n'étaient pas très appétissants, mais il offrait quand même de l'ombre. Elle se promit de faire attention la prochaine fois.
Ils s'installèrent donc sous un arbre cette fois véritablement inoffensif, sur le sable, qui était à trois mètres à peine de l'eau.
Zach, qui était tout à gauche, sortit fièrement de son sac trois bières et trois baguettes de pain de son sac.
-Attention, souffla Iris à la jeune femme, apprêtes-toi à manger les sandwichs les plus immondes de ta vie. C'est la seule chose qu'il ne sait pas faire.
Théodora se retint de rire et regarda le guadeloupéen sortir le reste. Finalement, elle comprit que le sandwich n'était pas deux tranches de pain de mie avec du jambon et du fromage au milieu, mais que c'était une baguette entière coupée dans la longueur, avec des œufs, du poulet, du jambon et le reste à l'intérieur.
Quand Zach lui tendit le sien, Théodora resta un instant bouche-bée devant la taille du sandwich. Jamais elle n'arriverait à le finir. En soit, il n'était pas mal, même si le pain n'était pas très bien découpé.
Elle mordait dans le sien en regardant la plage quand elle sentit son téléphone vibrer dans sa poche. Elle s'en saisit et vit un message de son frère qui se plaignait de se sentir seul dans l'appartement. Pour appuyer sur ses propos, il avait envoyé une photo de lui qui le montrait attablé seul.
Elle montra la photo à ses deux amis à côté d'elle puis leurs proposa de lui répondre avec une photo. Elle brandit son téléphone puis fit une selfie pourqu'on les voit tous les trois avec leurs sandwichs. Elle l'envoya à Marvin qui lui répondit d'un smiley triste avec un doigt d'honneur,suivit d'un « profites bien espèce de... ». Théodora éteignit son portable en souriant puis se tourna vers Zach et Iris.
-Zach, quand est-ce que tu as rencontré Marvin ?
Le guadeloupéen plissa les yeux pour mieux chercher.
-Mama ! S'exclama-t-il.Ça fait bien longtemps. Au moins un mois après son arrivée, je pense. On s'est tout de suite bien entendus.
Iris secoua la tête, amusée.
-Ils sont devenus inséparables du jour au lendemain, renchérie-t-elle. Ils étaient tellement occupés à faire des trucs ensemble que Zach m'a oubliée sur le parking d'un supermarché.
-Ce n'est arrivé qu'une seule fois, se défendit son frère. Et puis tu me l'as bien fait payer.
Théodora les regarda se chamailler gentiment. Ils n'étaient pas frère et sœur pour rien.
Ils terminèrent de manger en parlant de plages. Zach lui dit qu'il faudra absolument qu'elle aille nager les tortues à Malendure, en Basse-Terre, visiter le zoo ou le jardin botanique de Déshaies, sans oublier d'aller visiter l'île de Petite-Terre avec les iguanes, monter en haut de la Soufrière et plein d'autres activités. Ça faisait maintenant presque une semaine que Théodora était là, mais il y avait tellement de chose à faire et à découvrir. Le temps paraissait s'accélérer dans ces moments-là.
Théodora décida d'aller se baigner pour se rafraîchir et se changer un peu les idées. Elle se mit debout et retira tous ses vêtements jusqu'à n'être plus qu'en maillot de bain. Elle se tourna vers Zach et Iris en défaisant sa queue de cheval.
-Vous venez ou vous préférez rester ici à me reluquer ? Les taquina-t-elle.
-Je te suis, répondit Zach en enlevant son tee-shirt et en attrapant le ballon de plage qu'il avait trouvé dans le pick-up d'Iris.
D'ailleurs cette dernière leurs dit qu'elle les rejoignait après avoir rangé le papier aluminium.
La française se dirigea donc vers l'eau d'un pas décidé. L'eau était un peu plus froide que celle de la plage du Souffleur à Port-Louis, mais c'était toujours beaucoup plus chaud que l'eau des côtes françaises.
Elle commençait à rentrer progressivement quand elle sentit Zach courir dans l'eau. Il lui fit un plaquage digne d'un rugbyman qui la fit couler. Elle sortit la tête hors de l'eau en riant et toussant à s'en étouffer.
-Vous n'êtes pas amis pour rien, avec Marvin, lui dit-elle avant d'éclabousser le guadeloupéen.
Soudain, elle vit Iris courir sur la plage, avec un tee-shirt UV, ceux pour nager avec, et faire un plongeon parfait dans l'eau. Aucune éclaboussure, aucune vague, la silhouette de la jeune femme glissa sous l'eau à une vitesse prodigieuse. Finalement, Iris ressortit à leur niveau et secoua la tête dans tous les sens pour écarter ses cheveux courts de son visage. Elle les regarda en souriant et Théodora la dévisagea, impressionnée.
-Tu fais de la natation ? Demanda-t-elle. Tu nages comme un poisson.
-On vit sur une île, Dora. On vit dans l'eau, lui dit Zach avant de reprendre à mi-voix :Iris a toujours aimé l'eau, à croire qu'elle a des branchies pour respirer.
Elle allait demander quelque chose à Zach au sujet de sa sœur quand le ballon de plage lui atterrit sur la tête. Théodora grimaça puis lança un regard mi-tueur mi-amusé à Iris, qui était clairement l'envoyeur. Elle pointa un index menaçant sur la jeune femme.
-Je te conseille de te mettre à l'abri, Iris, ma vengeance sera terrible !
Sitôt sa tirade terminée,elle se jeta sur la sœur de Zach, qui l'esquiva sans difficulté en disparaissant sous l'eau turquoise. Elle sentit les mains d'Iris sur ses cuisses tandis que cette dernière glissait entre ses jambes. Théodora se mit à rougir brutalement, jusqu'à ce qu'elle soit soulevée hors de l'eau. Elle poussa un petit cri et s'accrocha désespérément aux cheveux mouillés d'Iris, qui la portait désormais sur ses épaules en riant.
-Iris ! Glapit-elle. Iris, descends-moi, je t'en supplie !
La jeune femme éclata de rire à nouveau, puis fit délicatement descendre Théodora de ses épaules. Elles se retrouvèrent face à face et la française fut confrontée au beaux yeux verts d'Iris. Elle lui offrait un grand sourire jovial, qui découvrait ses dents blanches qui détonnaient sur sa peau bronzée. Rapidement, Théodora se laissa absorber par l'intensité du regard de la sœur de Zach. Elles se dévisagèrent longuement et avec une curiosité réciproque. La française espérait sincèrement qu'Iris n'entendait pas la rapidité avec laquelle son cœur battait et ce de plus en plus vite. Elle percevait le souffle de la jeune femme dans son cou et sans le vouloir, elle frémit,rompant cette parenthèse dans le temps.
Iris s'écarta, l'air gêné,et s'approcha de son frère pour discuter un peu. Théodora sentait le rouge lui brûler les joues. La foule d'émotions qui la traversaient lui donnait le vertige. Heureusement, Zach n'avait pas perçu la tension électrique qui régnait entre les deux jeunes femmes et tapa gaiement dans ses mains.
-Bon, les filles, maintenant qu'on s'est rafraîchis, ça vous dit une petite balade ?
Ils remballèrent rapidement leurs affaires après être sortis de l'eau. Zach resta en short de bain, ne rajoutant qu'un tee-shirt, et Théodora et Iris revêtirent leurs shorts. Ils prirent le pick-up d'Iris pour se rapprocher de la Pointe-des-Châteaux, puis ils se garèrent sur le bord de la route.
Ils passèrent devant plusieurs petits stands sur lesquels étaient exposés des objets souvenirs et autre, ainsi que devant une roulotte vendant des bokits. Ils marchèrent ensuite sur une petite falaise, en bord de mer, avant d'arriver devant la crique. Les vagues venaient se fracasser avec violence sur le sable, les grains faisant un bruit particulier lorsque l'eau se retirait. Le soleil tapait fort, la chaleur était à la limite du supportable. En fond, Théodora vit la Pointe-des-Châteaux. Grande, majestueuse, au sommet d'une falaise de roche et de végétation. Elle apercevait des touristes et locaux entrain de monter les escaliers ou marcher sur les sentiers broussailleux.
Pour accéder à la crique, il fallait sauter sur le sable, environ un mètre plus bas. La française laissa Iris et Zach passer, les regardant sauter comme s'ils faisaient ça tous les jours. Pieds nus, comme d'habitude, ils l'attendirent.
Théodora grimaça avant de retirer ses tongs de ses pieds. Elle prit un peu d'élan puis sauta. Ses pieds heurtèrent durement le sable chaud et elle serait sans doute tombée si Iris ne l'avait pas rattrapée, avec son éternel sourire aux lèvres.
Ils traversèrent la crique,les vagues montant parfois tellement haut qu'elles léchaient leurs pieds. Posté sur des roches qui étaient au bord de l'eau, un pêcheur lançait des fils de pêche dans l'eau tumultueuse. Dans un creux dans la pierre, dans lequel l'eau de l'écume s'était accumulée, étaient prisonniers plusieurs poissons qu'il avait déjà dû pêcher. Théodora se pencha près de l'eau pour mieux regarder les poissons.Il y en avait deux : un petit blanc à rayures noires avec un peu de jaune, ainsi qu'un autre, plutôt longs et fin, avec un nez en trompette.
-Le petit là, c'est un sergent major, commenta Zach. L'autre, c'est un orphie ou un poisson-trompette, au choix. Tu en trouveras aussi à Port-Louis,près des pierres.
La jeune femme hocha la tête puis suivit ses deux guides qui avaient commencé l'ascension des toutes premières marches. Iris était en tête du trio, ensuite venait son frère et Théodora qui traînaient un peu en discutant.Des enfants passaient parfois en riant, descendant à toute allure les escaliers, certains manquant parfois de justesse de tomber. La française observait attentivement la faune et la flore autour d'elle. Elle croisa le regard d'un lézard, qui se révéla être un anolis, selon Zach, puis elle admira la vue splendide qui s'offrait à elle. La mer, d'un bleu envoûtant, les plantes d'un vert magnifique.
Mais le meilleur fut toutefois quand elle arriva au sommet de la falaise. Il y avait plusieurs touristes, ainsi qu'une grande croix religieuse. A ses pieds étaient disposées des bougies de cimetière, allumées ou éteintes. Quand Théodora se décida à reporter son attention sur le paysage, elle eut l'impression de prendre une véritable gifle : le panorama qui s'étendait sous ses yeux était à couper le souffle. La mer à perte de vue, le vent qui lui chatouillait agréablement le cou, le bruit des vagues qui s'écrasaient sur la falaise en contrebas, elle profita de tout. Elle était presque émue de voir tant de beauté.
Théodora s'aperçut que sans s'en rendre compte, elle s'était rapprochée du bord de la falaise.Elle se pencha légèrement en avant pour regarder les vagues, tout en bas. C'était vertigineux.
Soudain, elle sentit des mains s'emparer de ses bras et la pousser en avant. Elle crut défaillir jusqu'à ce qu'on la tire de nouveau en arrière. Elle déglutit avec difficulté, n'arrivant pas tout à fait à se remettre de sa frayeur. La française sentit le menton d'Iris se poser sur son épaule, la tenant toujours par les bras.
-Je t'ai fait peur ? Lui souffla-t-elle à l'oreille.
-Un peu.
-Désolée, ce n'était pas mon attention. Enfin si, mais pas comme ça.
-Ce n'est pas grave.
Théodora se laissa attirer en arrière par son amie et ses mains douces. Iris l'attirait d'une manière étrange que la française n'arrivait pas comprendre et à cerner. C'était incontrôlable pour elle mais tellement bienfaisant.
Le reste de la journée passa relativement vite. Ils repartirent dans le pick-up d'Iris jusqu'à l'appartement de Marvin et Zach, puis burent quelques verres en attendant le retour de son frère. Théodora était véritablement épuisée par sa journée et se coucha sans faire de siennes.