Alors que je me plante devant lui, Matt me regarde la bouche ouverte. Je viens délicatement la fermer en mettant deux doigts sous son menton.
Moi: Matt ferme la bouche on t'a jamais que tu risquais d'avaler une mouche.
Je lui adresse un clin d'œil taquin, mets mon casque et monte derrière lui.
Matt joint les mains dans un geste dramatique
Matt: Merci bon dieu pour cette divine apparition !
Je ris et lui donne un coup sur l'épaule, alors qu'il met les gaz.
Sur cette moto, les bras autour de la taille de mon collègue, je me sens libre. Grisée par la vitesse, comme si rien d'autre n'existait. Cette sensation de liberté, de légèreté me rend heureuse.
Pour la première fois depuis longtemps je suis sûre d'avoir pris la bonne décision.
Arrivés à la salle, nous mettons pieds à terre.
Elle est fermée à cette heure aussi Matt ouvre le rideau métallique et la porte avant que je la découvre enfin.
Une petite salle de boxe humble, elle n'est pas immense mais très bien organisée.
Je prends une grande inspiration, j'ai toujours trouvé que les gymnases avaient une ambiance particulière. Retrouver cette odeur familière oubliée depuis longtemps me fait frissonner.
Je devine du premier coup d'œil le fameux praticable tout au fond de la salle et me dirige vers lui. Je siffle.
Moi: Un Kassiopé Gymnastique ?
Comment t'as fait pour en avoir un ?
Il est vraiment super.
Matt: Un club de gym du coin voulait le jeter. Comme ici on fait un peu dans la récup, on manquait de tatami, ce n'est pas exactement pareil mais faute de mieux, je les en ai débarrassé, et je l'ai rafistolé.
Il ajoute avec un grand sourire.
Matt: Et je trouve que je m'en suis plutôt bien sorti !
Je me retourne vers lui, folle de joie et lui saute dans les bras.
Je sens les larmes qui montent tellement je suis heureuse.
Moi: C'est juste parfait ! Matt, merci de me laisser m'entraîner ici!
D'ailleurs, il faudra que tu me dises ce que je te dois pour l'abonnement.
Matt: C'est rien Princesse, ça me fait plaisir. Et laisse tomber l'abonnement, considère ça comme un cadeau de bienvenue.
Je ne sais plus quoi dire.
Gênée qu'il refuse ma participation pour l'utilisation de la salle.
Je me détends en me disant que tôt ou tard, une fois que la succession de mon arrière grand mère sera actée, j'aurai une petite rentrée d'argent.
À ce moment là, j'investirai dans son club avec du matériel neuf, pour le remercier.
Je lui témoigne ma gratitude d'un bisou sur la joue.
Moi: Merci Matt, tu es un amour.
Tandis qu'il s'éloigne, et vaque à d'autres occupations, je m'échauffe doucement, et reprend mes habitudes, comme à l'époque, mes écouteurs aux oreilles.
Je me laisse emporter.
Je ne vois plus rien, je n'entends plus rien, je suis dans ma bulle.
Comme avant.
Je me rends compte avec une certaine stupéfaction, que je n'ai pas perdu grand chose. Quasiment rien d'ailleurs.
J'ai conservé les mêmes réflexes, les mêmes automatismes comme si je n'avais jamais arrêté.
Que tout c'était seulement mis en pause...
Comme moi...
Comme ma vie...
Sans gymnastique ma vie avait perdu toute sa couleur. La retrouver soudainement me fait vibrer au plus profond de mon âme.
Après plus d'une heure d'échauffement, mon mp3 toujours vissé aux oreilles une musique me glace le sang.
Cette musique.
La musique qui a rythmé la mort de mes rêves et la fin de ma vie. Celle par qui le malheur est arrivé.
Inconsciemment, comme une automate, je reprends l'enchaînement de la compétition. Mon esprit me hurle de ne pas le faire, de me méfier de ces figures mais mon corps me trahit et essaye de l'exécuter comme avant.
Apathique, coupée du monde j'exécute mes figures, certaines manquent légèrement de rotation et de fluidité mais la musique me transcende.
Mon dieu que c'est bon.
L'enchaînement défile comme dans un rêve, jusqu'à ce moment, où l'ombre envahi mon rêve et qu'arrive cette figure qui m'a coûté ma carrière et ma vie.
L'ombre de ce souvenir m'emplit de colère et je persiste, par défi sans doute, executant mes flips jusqu'à arriver à cette figure. Ce n'est que lorsque je commence ma rotation qu'un violent éclair d'angoisse me saisit et que je tombe lourdement sur l'épaule.
Toujours dans mon brouillard j'entends un cri.
Matt : PUTAIN LOU...
Je le vois qui se précipite vers moi pour vérifier que je vais bien
Je me relève et le rassure aussitôt. Malgré ce goût amer qui emplit ma bouche.
Qu'est que tu croyais Lou ?
Qu'après presque 4 ans d'arrêt, et un accident tout allait être comme avant ?
T'es vraiment trop conne...
Si je m'en veux d'avoir tenté cet enchaînement, je m'en veux aussi de l'avoir raté.
Je n'ai jamais arrêté de prendre soin de mon corps, travaillant la musculation et ma souplesse, comme de vieux rituels qui me rattachaient à mon passé.
Comment tu as pu croire que tu réussirais ?
Je le sais si bien pourtant, "pierre par pierre pour avoir un mur solide" et moi je commence l'un des exercices les plus complexe.
Je suis tellement énervée contre moi-même...
Matt m'observe d'un air concerné et examine mon épaule.
Matt: Tu as mal quelques part?
Montre-moi, on va mettre un peu de glace dessus.
Je sauve la face.
Moi: Matt ça va aller, t'inquiètes pas regarde je vais bien.
J'ai vu et vécu bien pire que ça, tu peux me croire.
???: Pire c'est à dire ?
Je lève la tête vers Colin, qui m'avise d'un air hautain.
Depuis quand est-il là celui là?
Colin: Je serai curieux de savoir ce que tu as vécu de pire.
Ah non ! Toi mon pote t'as mal choisi ton moment pour me chauffer.
Je suis déjà assez énervée et frustrée sans que t'en rajoutes une couche.
Moi: Pire. C'est tout. T'as pas besoin d'en savoir plus.
Matt continue d'insister pour appliquer de la glace sur mon bras, aussi je le suis, résignée, dans le bureau.
Le mobilier est sommaire, que de la recup mais il est accueillant.
Je m'assoie sur son bureau. Il me tend une poche de glace et une bouteille d'eau
Matt: C'était violent... Demain tu risques d'avoir un sacré bleu et de sacrées douleurs...
Il hésite un instant et ajoute.
Matt: Tu sais juste avant ta chute je te regardais et...
Je le coupe dans son élan, espérant le faire changer de sujet.
Moi: Aah donc tu me matte ? Dis-je en riant.
J'applique un index réprobateur contre ses pectoraux.
Moi: J'attendais mieux de ta part mon beau brun... vraiment mieux.
Colin adossé contre le mur face à moi, serre les dents à la vue de mon geste espiègle.
Matt: Non mais enfin tu étais fantastique... c'était fort... très fort.
Tes mouvements, ta souplesse c'était fluide, hallucinant. On aurait dit...
Colin: Un chat.
La voix grave de Colin est tombée sur moi comme une chape de plomb.
Je le dévisage.
Il sait. C'est obligé.
Je ne suis sûre de rien mais... pourquoi cette comparaison là. Ce mot là. Précisément.
Alors que je le regarde, suspicieuse, je sens mon visage changer de couleurs une bonne dizaine de fois.
Matt: J'aurais pas dit ça, mais oui c'était impressionnant.
J'avais l'impression que tu évoluais sur une autre planète... C'était tellement fluide...
Tu en as fait pendant combien de temps ?
Colin: Et à quel niveau surtout ?
Je regarde encore son visage impassible, lorsque sorti de nulle part il m'adresse un clin d'œil.
C'est sûr maintenant j'en suis convaincue.
Il sait.
Je ne sais pas comment. Ni pourquoi il s'est permis de fouiller dans ma vie, mais je ne lui ferais pas le plaisir de lui montrer que ça me dérange.
Je retire le sac de glace de mon épaule, je me lève et le rends à Matt appliquant sur sa joue un baiser reconnaissant.
En passant devant Colin, je ne peux m'empêcher de lui adresser un regard noir, lourd de sens.
M'adressant à eux d'un air détaché, je hausse les épaules.
Moi: J'ai pratiqué quelques années et je n'ai jamais vraiment eu de niveau. Merci pour le break Matt, je me sens mieux.
On y retourne ?
Matt semble surpris de voir que, malgré la chute, je veuille quand même continuer a m'entraîner.
Il acquiesce et nous repartons dans la salle.
Je continue à m'entraîner en faisant beaucoup plus attention cette fois.
Avec prudence et des gestes mesurés, je travaille mes montés en équilibre, mes pivots et certains salto simples, que des figures que je suis sûre de maîtriser.
Un petit retour aux bases et de la musculation. Je finis par des étirements et évalue ma souplesse, ravie de constater que de ce côté là je ne suis pas trop rouillée.
À la fin de cette première séance, je suis exténuée. Depuis que nous sommes sortis du bureau Colin ne m'a pas lâché des yeux.
Ce type m'horripile.
On lui a jamais appris à ne pas fixer les gens à cet abruti ?
Je l'ignore superbement et ramasse mes affaires.
Moi: Merci Matt, merci pour tout. Lui dis-je en posant une main reconnaissante sur son épaule.
On se voit demain au bureau.
Mon uber m'attend.
Matt me retient.
Matt: Je pouvais te ramener tu sais.
Mais ok, pas de soucis princesse à demain!
Il ajoute en riant:
Et pense à mettre un t-shirt sans manche je veux voir l'état de ton bras demain !
Moi: Décidément, tous les prétextes sont bons pour me mater, réponds-je en riant.
Sur la sortie, j'adresse tout de même un laconique au revoir à Colin.
Moi: Bonne soirée Colin.
Colin: À toi aussi Cha-ton.
Je me fige.
Il est derrière moi mais je sens son sourire dans sa voix.
Je ne me retourne même pas et je pars.
Arrivée chez moi je me glisse dans la douche, puis avale un dîner très sommaire avant de m'écrouler sur le canapé avec Créature qui vient se lover sous mon menton, me chatouillant de ses moustaches.
Je sens la fatigue peser plus lourdement que jamais.
C'est avec un sentiment doux amer que je me glisse dans mon lit et sombre dans un sommeil sans rêves.
6h45 le réveil hurle.
Je suis sûre qu'il y a une place en enfer pour l'inventeur de cette machine de malheur.
De mauvaise grâce je me lève, courbaturée comme je m'y attendais et me prépare un thé et un verre de jus d'orange.
Pour faire plaisir à Matt et exposer l'hématome géant qui s'est formé sur mon épaule durant la nuit je met un petit haut blanc avec un bas beige et une veste en laine de la même couleur.
Je laisse ma crinière ondulée détachée.
Les autres collaborateurs vont croire que je me suis battue et Matt va bien rigoler en voyant l' état de mon bras.
En l'examinant devant mon miroir je pousse un long soupir.
À vaincre sans péril on triomphe sans gloire.
Arrivée à Carter Corp je fais un rapide bisou à Lisa, très occupée au téléphone et monte directement au 42e.
Comme prévu Matt se fout ouvertement de la gueule de mon bras. Je l'envoie bouler tout aussi ouvertement en riant de bon cœur. La semaine commence bien.
Celle-ci passe d'ailleurs à une allure folle.
Pour mon plus grand déplaisir j'ai recroisé Colin qui, étrangement, et à mon plus grand soulagement, n'a fait aucune allusion à ma carrière sportive.
Le grand taciturne a d'ailleurs fait preuve d'une surprenante civilité en nous invitant, Lisa et moi-même ce vendredi soir chez lui.
Il organise une petite soirée avec son groupe et nous y a conviées.
Qu'est-ce qu'il mijote le grand ténébreux ?
De ce que j'ai compris il joue dans un groupe de rock depuis le lycée avec deux autres personnes. Un groupe de rock avec un nom à coucher dehors...
Les "Nightmareden" je crois.
Je suis retournée deux fois à la salle cette semaine et je commence doucement a retrouver mes marques.
Et pour être honnête c'est le pied absolu!
Lorsque Vendredi arrive enfin, je découvre qu'une pointe d'appréhension accompagne ce début de soirée.
Je chasse cette idée de mon esprit, lorsque Matt propose de venir nous récupérer chez moi avec Lisa, en voiture cette fois.
Comme toutes bonnes copines qui se respectent nous avons entamé une bouteille de Chardonnay, changé vingt fois de tenues, rectifié nos coiffures respectives tout en riant des potins de Carter Corp.
Un message nous averti que Matt nous attend en bas de mon immeuble lorsque la petite pointe de stress refait surface au creux de mon ventre.
Pourquoi suis-je soudain si anxieuse de me rendre chez Colin ?