Ahelys sentait encore ses muscles courbaturés quand elle s'assit dans un des sièges de la salle de réunion, sur la table des Capitaines en bordure de celle des Généraux. Ils étaient tous déjà installés, à la fixer comme une étrangère, ou alors une revenante, elle n'en savait trop rien. Tous les Généraux et leurs Capitaines. Carnoyus, chargé de la sécurité, Nerelfort de la stratégie, Lyori des missions, Silyal de l'espionnage et Elyoda de la vie quotidienne. Trois femmes occupaient le poste de Général, mais elle ne connaissait pas leur secteur. Sealvey, installé à côté d'elle aurait pu la renseigner mais elle ne s'en formalisa pas, elle préférait les deviner. Quand elle observait le profil sensuel de la jeune femme située à sa droite, son corps finement musclé, elle présumait son identité. Des cheveux blonds bouclés tombaient en cascade dans son dos et rehaussait la beauté sournoise de la Générale. Des yeux noirs ensorcelants au dessus de lèvres pulpeuses. Ahelys ne doutait pas qu'elle extorquait des informations à ses victimes avec la fourberie d'un serpent.
Devant cette Générale se trouvait une femme d'un âge mûr, l'air charismatique et sûre d'elle. Des cheveux noirs relevés en chignon, des yeux gris ardoise déterminés, l'allure formelle. L'adolescente songeait qu'elle devait être Elyoda. A ses côtés se trouvait une grande femme à la corpulence d'une ancienne guerrière, le regard dur mais vif. Ses cheveux bruns coupés courts allaient à merveille avec ses traits acérés. Sûrement la Générale Carnoyus.
Ahelys termina son inspection sur un visage connu, le Général Nerelfort. Durant ces quatre années, rien n'avait vraiment changé chez lui, à part peut-être des cernes plus prononcées. Il leva ses yeux marron cachés à moitié par ses cheveux noirs mi-longs vers elle et esquissa un mince sourire, pour la saluer. La résistante lui répondit de la même manière.
Ils n'avaient jamais été proches mais tous deux connaissaient les exploits de l'autre, ou du moins ce qu'il se racontait. La jeune femme se souvenait d'une mission dont il était le chef à l'époque. Coincés dans un canyon, sous les feux de l'armée, Nerelfort avait réussi à sauver ses hommes et à tuer les centaines de soldats. Depuis, il avait enchaîné des victoires tactiques jusqu'à se hisser dans le secteur de la Stratégie, très fermé et élitiste.
La jeune femme ne s'étonnait pas de le revoir encore une fois en tant que Capitaine. Stratège hors pair, il possédait une logique implacable et s'était sorti de toutes les situations désespérées.
A une époque, elle aurait rêvé d'être dans cette pièce, d'être devenue si puissante. Mais aujourd'hui, l'ambiance était bien plus grave, plus lourde et elle aurait plutôt préféré être dans un combat que dans cette salle étouffante, dans l'attente et l'incertitude. Elle n'était pas une intellectuelle, et tous ces esprits autour de cette table lui semblaient bien plus retors qu'elle. L'absence d'Adrien et de Nicolas lui pesait aussi, elle aurait aimé sentir leur présence, l'esprit curieux de son ami et celui malin de son frère.
Comme elle le faisait toujours quand elle se sentait en position de faiblesse, la jeune femme leva le menton en signe de défi. Elle balaya du regard l'assemblée, constituée de bien trop d'inconnus à son goût. La résistante n'arrivait pas à réaliser que la plupart de ses compagnons et des dirigeants étaient mort durant la Bataille. Il fallait se faire à l'idée que la Libération avait changée. Dans quel tournant, elle allait le voir.
Ahelys eut un mouvement d'impatience face au silence pensif de ses supérieurs. La tension monta dans son corps et soudain, elle eut envie de fracasser son poing sur la table de bois noir. L'adolescente se retint et s'aperçut alors qu'il manquait un siège au bout de table des Généraux. Elle fronça un sourcil, pourquoi avoir enlevé une chaise ? Pourtant, il y'avait bien le bon nombre de personnes.
Elle se pencha vers Sealvey à ses côtés et lui murmura son interrogation.
— Qui attendons-nous ? Il y'a tout le monde non ?
Son ami secoua doucement la tête et lui répondit :
— Hermais ne t'a pas parlé du Commandant Phylios ? Il assiste à toutes les réunions via un hologramme. On n'a jamais vu son visage, il porte un masque.
La résistante se renfonça dans son siège. Si, maintenant, elle se souvenait de ce que leur avait dit Hermais. Sur le coup, elle n'avait pas accordé plus d'importance à ce détail. Détail, Ahelys n'en était plus si sûre.
Alors qu'elle se questionnait sur l'identité de ce Commandant, une lumière bleue apparut en bout de table et l'hologramme d'une silhouette coiffée d'un masque et d'un élégant costume noir apparut. L'image grésilla un instant avant de se stabiliser. A son apparition, tous les représentants se levèrent pour se rasseoir aussitôt. Ahelys ne les imita pas, ses yeux fixés sur l'apparition.
Le chef croisa les jambes et posa son menton sur sa main accoudée à la table. Il commença son discours d'une voix trop grave pour être humaine.
— Si je vous ai tous réunis aussi vite, c'est...
— Nous connaissons tous la raison, Phylios, lâcha Nerelfort.
Le chef reprit la parole sans se soucier de l'interruption :
— Nous avons pu sauver Ahelys des griffes de l'Empereur. Cet exploit est déjà une petite victoire mais nous devons accélérer la cadence. Hier, nous étions seulement une épine dans son pied. Demain, nous serons l'épée qui tranchera son sort. Il nous faut viser plus haut pour qu'enfin le peuple nous reconnaisse pleinement. Maintenant, nous attaquerons les hautes sphères, les nobles. La présence d'Ahelys est capitale pour ces missions et donnera plus d'impact à nos actions. Si les deux Terriens se joignent à la Libération, il faudra aussi les mettre en avant, leur choix pourrait pousser beaucoup à nous rejoindre.
Puis il se leva et s'adressa à la résistante :
— C'est un immense honneur de te compter dans mes rangs. J'espère qu'à l'avenir, tu participeras grandement aux missions. Tu peux disposer.
La jeune femme repoussa son siège et s'inclina. C'était tout pour elle ? Apparemment oui. Un bref sentiment de frustration mais la résistante se contint. Elle lança un regard à Sealvey puis quitta la salle de réunion où les Généraux et leurs capitaines discutaient déjà de différents projets.
L'adolescente salua à peine les deux soldats qui gardaient la salle et s'enfonça dans les couloirs. Les fenêtres barrées de planches lui sapaient déjà le moral, pourquoi était-elle encore ici ? Elle mourrait d'envie de se retrouver dehors, dans les villes à œuvrer pour le bien. Mais elle le savait, elle devait prendre son mal en patience et continuer à retrouver ses forces.
Ahelys marchait en direction de la salle d'entraînement où ses amis suivaient le stage des nouvelles recrues, ses pensées toujours sur le discours. Elle réalisait que Nicolas et Adrien allaient la suivre dans des missions, que leurs noms deviendraient peut-être connus par leur statut de terriens. Mais aujourd'hui, elle entendait des rumeurs sur elle, tout comme sur eux.
La jeune femme savait Adrien très peu sportif, allait-il s'adapter ? Si ce n'était, elle allait devoir le protéger, les protéger.
La résistante secoua la tête, elle n'avait pas à s'occuper de cela maintenant. Elle espérait juste qu'ils soient vite transférés dans le secteur adapté. Comme beaucoup, la vue du sang qu'ils auront versé les rendra vite fous.
Bien vite, ses pieds la menèrent à l'endroit souhaité. Depuis l'entrée de la salle, la main sur l'embrasure de la porte, elle observa un instant les combats au sabre de bois. A l'abri des regards, elle se concentra sur les joutes de son frère et de son ami. A peine une minute plus tard, l'instructeur siffla la fin des luttes. La jeune femme s'apprêtait à rentrer et à encourager Adrien qui avait essuyé une cuisante défaite mais elle le remarqua en train de discuter avec d'autres nouvelles recrues en compagnie de Nicolas. Un éclat de rire fusa du groupe tandis que son frère se faisait pourchasser par une adolescente. Une humeur bonne enfant régnait dans la pièce, Ahelys ne voulut pas gâcher ce moment et s'éclipsa.
La jeune femme erra dans les couloirs, déroutée par l'intégration si facile des Terriens. Bien vite, ils deviendront des vrais résistants, auront des amis, une vie ici, songea l'adolescente.
Et moi ? Elle imagina quelques instants son futur, pourtant rien ne lui vint. Ahelys possédait un but, elle s'en trouverait un autre après le premier accompli. Mais elle ne pensait pas un jour avoir une vie normale, elle mourrait sans doute au combat. C'était la seule fin qu'elle imaginait pour elle.
La jeune femme renversa la tête avec un rire et se détacha de ses pensées sombres. Autant se concentrer sur le présent et ne pas penser à la présence angoissante de la mort.
Ahelys, sans destination précise en tête, se retrouva dans la salle commune du secteur de mission où se trouvaient d'autres résistants installés dans des fauteuils et des canapés autour d'une table basse. Au fond de la pièce, une cheminée en pierres sculptée abritait un faux feu et faisait face à un tapis rouge brodé de fleurs stylisés. Les plafonds et les murs arboraient le même type de motifs dans des teintes chaudes. Une petite bibliothèque en bois se trouvait à l'autre bout, en compagnie d'une table de jeu, qui ressemblait à un échiquier. Certains rebelles en pleine conversation remarquèrent sa présence et lui lancèrent un regard hostile. Manifestement, elle n'était pas la bienvenue. Elle s'apprêtait à tourner les talons mais quelqu'un l'appela. La jeune femme se retourna, depuis la table de jeu, Hermais lui souriait, la main levée pour qu'elle le reconnaisse. Alors, sans un regard pour les autres rebelles, elle le rejoignit et s'assit sur la chaise inconfortable.
— Tu sais jouer au Mistic ? Moi je me débrouille mais tu as sûrement oublié...proposa-t-il.
— Non ça me va très bien, le jeu ressemble beaucoup à un autre sur Terre, précisa Ahelys.
— Alors c'est parti ! s'exclama le résistant.
La partie débuta, la jeune femme essuya quelques défaites au début puis se réhabitua. Tout de suite en confiance avec le jeune homme qui ressemblait à son frère, ils se racontèrent des anecdotes et bientôt Ahelys se mit à sourire puis à rire de manière franche. Durant ces derniers jours, elle avait presque oublié quelle sensation merveilleuse c'était ! Pendant qu'ils jouaient, elle avait oublié les regards sur eux, oublié même la notion du temps. Ils enchaînèrent partie sur partie et quand l'adolescente jeta un œil à la pendule au dessus de la cheminée, elle se rendit compte des heures passées.
Hermais avait lui aussi remarqué l'heure tardive et ils s'étaient tous deux levés en même temps.
— On va manger un bout ? proposa Ahelys
Le jeune homme acquiesça et ils marchèrent en silence vers le réfectoire. Quand ils furent installés, la résistante posa quelques questions idiotes sur lui où il répondit en riant.
— Sinon, parle moi un peu de toi, de ton passé, demanda-elle la bouche à moitié pleine.
Soudain, le visage d'Hermais se transforma et il baissa la tête. La jeune femme s'excusa de son interrogation indiscrète mais il secoua la tête et répondit :
— J'avais un père Naefilien et une mère Terrienne. J'ai vécu dix ans avec mes parents mais leur relation a été découverte et ils ont été exécutés. Je suis passé de maison en maison, boutiques en boutiques. Tu ne peux pas imaginer le nombre de boulots que j'ai fait ! Heureusement qu'on m'a pas envoyé dans les mines... Je mentais sur ma lignée, ou je disais que j'étais orphelin. Je brûlais de retrouver ceux qui avaient tués mes parents, de les faire payer ! Alors j'ai monté un petit groupe avec des gens comme moi, et on faisait des attaques, on tuait des policiers. Un jour, on s'est fait attrapés par des amis aux gars qu'on avait tués. Ils nous on traîné dans des cellules où ils nous ont torturés, ils nous tuaient à petit feu. Des résistants de la Libération sont venus nous sauver, mais...j'étais le seul encore vivant. J'ai rejoint l'organisation, mon désir de rendre la justice encore plus fort qu'auparavant. Je suis un peu monté en grade et puis je suis devenu vice-capitaine. Dans mes missions, je ne rate pas une occasion de tuer un Naefilien. En attendant d'avoir tous ces chiens à mes pieds, se confia-t-il.
Hermais releva la tête et Ahelys put y lire une farouche détermination, une haine insondable. La jeune femme avait enfin trouvé quelqu'un qui la comprenait, une personne à son image. Malgré leurs histoires différentes, ils avaient vécu les mêmes épreuves. Aujourd'hui, ils ne désiraient tous les deux qu'une seule chose : une revanche.