La brune fit volte-face, trop tard. Jane s'était déjà retournée, et cherchait au milieu de la foule la personne à qui appartenait la voix. Chris maudit mentalement Aaron pour son horrible timing, et crut mourir lorsqu'elle vit apparaître le brun quelques mètres plus loin, tentant de braver la vague d'océan pour la rejoindre.
Jane, on va être en retard, tenta lamentablement Chris.
Qui est-ce ? Tu connais ce garçon ? demanda Jane, qui venait également de remarquer Aaron.
– Quel garçon ?
– Chris !
Bon sang, ne pouvait-il pas se taire ?
Chris lança un coup d'œil en direction du brun. Celui-ci s'approchait de plus en plus des deux filles, inconscient du danger dans lequel il plongeait involontairement la tête la première. Chris devinait déjà l'air triomphant de Jane et ses yeux pétillants lorsqu'elle découvrirait Aaron. Il était tout à fait son type : jeune, innocent et beau garçon.
Chris était prête à foncer vers Aaron et le faire fuir le plus vite possible, lorsque Jane eut une réaction... pour le moins déconcertante. Alors que le brun se trouvait à deux pas, le visage du fantôme se peignit soudain dans une expression d'horreur pure que Chris ne lui connaissait pas. Jane semblait prise à une panique folle, comme si le Diable en personne avait surgit des Enfers pour la ramener avec elle. Avant qu'Aaron n'ait pu les atteindre, l'esprit fit volte-face et poussa brutalement Chris en avant, laquelle trébucha et faillit tomber tête la première.
– Avance, ordonna sèchement Jane.
– Quoi ? s'étouffa Chris, estomaquée.
– Fais ce que je te dis !
Chris ne répliqua pas, trop sonnée pour contester l'ordre de l'esprit. Jamais elle n'avait vu Jane réagir d'une telle façon face à un humain. Pire encore, face à un garçon. Celle-ci lançait des coups d'œil furtifs en direction d'Aaron, jusqu'à ce qu'elle se soient suffisamment éloignées et que le brun eut disparu de leur champ de vision.
Chris s'engouffra dans les toilettes, suivie de Jane, et vérifia que toutes les cabines étaient bien vides avant de poser les questions qui lui brûlaient les lèvres.
– C'était quoi, ça ? s'écria Chris en faisant volte-face vers sa comparse.
Le regard de Jane était fuyant. À un moment, elle fixait Chris droit dans les yeux, puis elle détournait ensuite le regard pour le poser tantôt sur un point derrière l'adolescente, tantôt sur la porte des toilettes, comme si celle-ci allait s'ouvrir à tout instant.
–Jane ! l'apostropha Chris alors que l'esprit ne répondait pas.
La jeune femme se prit la tête entre les mains, et à la façon dont elle s'attrapa la base des cheveux et qu'elle se mit à tirer dessus, Chris crut un instant qu'elle allait se les arracher. Un terrible gémissement franchit les lèvres de Jane, comme si celle-ci livrait une intense lutte intérieure.
Lorsque son regard se posa de nouveau sur Chris, l'adolescente sursauta. Les yeux de l'esprit étaient d'un orange encore plus vif qu'à l'accoutumé, plus brillant. C'était la première fois que Chris la voyait dans un état pareil.
– Si tu veux que je commence à te faire confiance, souffla prudemment Chris, il va falloir que tu m'explique ce qu'il se passe.
– Rien, grogna Jane.
Ses yeux se mirent à luire un peu plus.
– Tu plaisantes ? répliqua Chris. Tu as fui devant ce type comme s'il était sur le point de te sauter dessus et t'avaler. Tu le connais, n'est-ce pas ?!
– Ecoute, je ne peux pas t'expliquer, s'énerva Jane en prenant une grande inspiration. Et même si je le faisais, tu ne comprendrais probablement pas. Alors sois une gentille fille, et ne t'approche plus jamais de ce garçon.
Chris en resta comme deux ronds de flan. Depuis quand Jane souhaitait rester éloignée de ses proies ?
– Quoi ? Pourquoi ?
– Ce garçon court un danger bien plus important que tu ne pourras jamais le croire. Cela ne fera que s'empirer que si je me trouve dans les parages. Alors, si tu veux le protéger, ne le laisse pas entrer dans ta vie.
– Depuis quand tu te préoccupes de la sécurité des humains ? la coupa Chris en plantant ses poings sur les hanches.
Jane lui lança un regard noir.
– Tu veux qu'il reste en vie, oui ou non ?
Chris laissa retomber les bras le long de son corps, vaincue.
– Evidemment.
Alors, pour une fois, tais-toi et fais ce que l'on te dit.
Jane poussa un long soupir, puis se pinça l'arrête du nez en fermant les yeux.
– Je ne suis pas sensé te l'annoncer, mais je n'ai plus le choix. Tu vas peut-être trouver ça difficile à croire, surtout annoncé avec une telle brusquerie, mais il se trouve que vos destins sont intimement liés. Depuis très longtemps. Et ce n'est pas une bonne chose, Chris. C'est même une très mauvaise chose.
Chris regarda l'esprit pousser un nouveau soupir, incapable de bouger. Son destin et celui d'Aaron... étaient liés ? Effectivement, la brune peinait à y croire. Et d'abord, comment Jane pouvait-elle le savoir ?
Lorsque Jane ouvrit à nouveau les yeux, la vive lueur s'était légèrement atténuée, retrouvant son aspect orange original.
– Fais attention, Chris. Les choses commencent à changer autour de nous.
Jane lui lança un dernier regard appuyé, puis tourna les talons et fila hors des toilettes, traversant le mur comme si ce n'avait été que de l'air.
Une fois qu'elle sentit la présence de Jane s'évaporer, et seulement à cet instant, Chris se permit de respirer à petit coup. Elle n'était pas sûre d'avoir compris la dernière phrase du fantôme. À vrai dire, elle n'était même pas sûre que cela ait quelque chose à voir avec la conversation.
Chris passa une main sur son visage, dépassée. Il y avait trop d'informations à digérer, beaucoup trop. Elle ne savait plus quoi faire, à qui faire confiance. Elle n'arrivait plus à distinguer ce qui était réel de ce qui ne l'était pas.
Elle était complètement larguée.
Avec des gestes d'automates, Chris ouvrit la porte des toilettes. Elle eut à peine posé un pied dans le couloir qu'elle remarqua immédiatement l'énorme masse d'élève attroupé devant des casiers, tout près de la salle où Chris devait passer sa première heure de cours. Tous avaient l'air de regarder fixement quelque chose face à eux. Des murmures intrigués parcouraient la foule de lycéen.
Curieuse, Chris oublia un instant les paroles de Jane, et s'avança vers l'attroupement pour y jeter un coup d'œil. Si au départ elle avait pensé qu'il s'agissait encore des nouveaux élèves, la tension qui régnait au fur et à mesure qu'elle se frayait un chemin entre les élèves lui fit rapidement abandonner l'idée.
Elle réussit à se faufiler jusqu'au premier rang, et sentit sa mâchoire se décrocher lorsqu'elle découvrit ce qui suscitait autant l'attention des lycéens.
« POURQUOI UN CORBEAU RESSEMBLE-T-IL À UN BUREAU ? »
Chris n'eut aucun mal à retenir la devinette, dont les mots avaient tagué maladroitement à la bombe rouge sur la largeur de trois casiers.
En jetant un coup d'œil autour d'elle, la brune repéra les cheveux clairs de Willow et la tignasse noire de Madelyne, à peine quelques pas plus loin. Chris s'empressa de les rejoindre, oubliant presque la rancœur qu'elle leur vouait. Y étaient-elles pour quelque chose ? Lorsque l'adolescente posa la main sur l'épaule de Madelyne, celle-ci eut un sursaut avant de se retourner. L'angoisse et l'incompréhension qui dansaient dans les yeux de l'asiatique ôta à Chris toute ombre de doute.
– Toi ? s'étonna l'asiatique.
Chris se demanda si Madelyne avait même retenu son prénom.
– Ce n'est pas la devinette qu'il y a sur ton carnet ? demanda Chris à voix basse.
Avant que Madelyne ne puisse répondre, un grésillement provenant des haut-parleurs disposés un peu partout dans le couloir se fit entendre :
– « Madelyne Hightopp est attendue de toute urgence dans le bureau du proviseur », articula la voix désincarnée du principal.
D'emblée, un lourd silence tomba sur l'attroupement d'élève, tandis que tous les regards convergeaient vers l'asiatique. Celle-ci fit volte-face vers Willow, complètement paniquée.
– C'est pas moi ! hurla-t-elle. C'est pas moi !
Willow agrippa son amie et la maintint en place, la forçant à se calmer.
– Du calme, gronda la blonde. Je sais que tu n'as rien fait. Mais tu vas quand même aller voir le proviseur. Réponds à ses questions, sans t'affoler. Je te retrouverai après, promis.
Madelyne se mordilla la lèvre inférieure, puis hocha lentement la tête. Lorsqu'elle se retourna pour faire face aux autres lycéens, le regard qu'elle lança à Chris était désespéré. Cela dura une seconde, puis elle redressa la tête et brava la foule d'élève, avant de finalement disparaître.
À côté de Chris, Willow poussa un soupir, l'air manifestement préoccupée. Puis, sans prévenir, elle attrapa le poignet de la brune et commença à la traîner derrière elle, l'entraînant hors de l'attroupement. Lorsqu'elles furent suffisamment éloignées, Willow s'arrêta juste devant la salle de littérature. Chris se souvint à ce moment-là que Willow et elle étaient ensemble dans certains cours, dont celui d'anglais.
Finalement, la blonde la lâcha puis pressa ses doigts contre ses tempes.
– Tu penses que Madelyne y est pour quelque chose ? demanda Chris.
– Non, rétorqua catégoriquement Willow. Elle s'est faite piégée.
Elle cessa de maltraiter ses tempes pour croiser les bras sur sa poitrine.
– Elle s'est faite piégée par quelqu'un qui voulait t'atteindre, poursuivit la blonde en plantant ses yeux limpides dans ceux de Chris.
– Qui voulait m'atteindre ? répéta bêtement Chris.
– En faisant en sorte de nous éloigner. Elle veut que tu te retrouves sans protection.
Chris n'avait aucune raison de croire un traître mot de ce qu'avançait Willow. Cependant, avec ce que lui avait dit Jane quelques minutes plus tôt, elle préférait se tenir sur ses gardes. Et, pour une quelconque raison, Willow et ses amis semblaient bien décidé à la protéger.
– Jane est avec toi ? demanda soudain Willow.
L'espace d'un instant, Chris crut avoir rêvé les précédents mots de la blonde. Mais, lorsqu'elle croisa son regard grave, elle comprit que Willow avait réellement posé cette question. Et que, aussi improbable que cela puisse paraître, la blonde savait de quoi elle parlait.
Mais bon sang, d'où sortait cette fille ? Qui était-elle vraiment ?
– Comment... ? commença Chris.
– Tu sais quoi ? Ce n'est pas grave, la coupa Willow en serra les poings. On va allez en littérature, maintenant. Essaie d'agir naturellement, et surtout, ne parle à personne.
Elle allait se retourner pour entrer dans la salle de cours, ignorant superbement Chris, lorsqu'une silhouette se profila soudain devant les deux jeunes filles.
Oh, non !
Le cœur de Chris s'accéléra lorsqu'elle reconnut les mèches brunes, les yeux d'un brun profond et les fins traits de la personne qui lui faisait face. Celle-ci posa les yeux sur Chris, et un léger sourire étira ses lèvres. Tout chez lui paraissait parfaitement normal. Cependant, une étrange sensation dérangeait les sens de Chris. Le brun qui se trouvait devant elle dégageait une aura d'inconnu.
– Salut, Aaron, marmonna Chris en lançant des regards furtifs autour d'elle.
Pour l'instant, Jane avait disparu, laissant quelques instants de répit à Chris pour s'expliquer avec Aaron. Mais, qui savait comment réagirait le fantôme si elle venait subitement à réapparaître ?
– Hey, répondit le brun d'un ton enthousiaste.
La façon dont il dévisageait Chris la mettait mal à l'aise.
Quelque chose n'allait pas.
Le silence était sur le point de se prolonger, lorsque Willow bougea sans prévenir. La seconde d'après, la blonde était placée devant Chris en une posture protectrice, faisant face à Aaron.
Chris cessa de respirer lorsqu'elle avisa la petite lame que Willow tendait pointée sur la gorge du brun, juste au niveau de sa pomme d'Adam.
Le sourire de l'adolescent sembla s'élargir.
– Chris, gronda Willow, sa voix sonnant étrangement aux oreilles de la jeune fille. Ce type n'est pas Aaron.