Erin sentait l'herbe crisser sous ses pieds nus. C'était si agréable de déambuler ainsi après avoir passé tous ces jours dans cette... pièce sombre ? Était-ce une pièce d'ailleurs ? Ou plusieurs ?
Par les Quatre ! Elle n'arrivait toujours pas à se rappeler quoi que ce soit sur son enlèvement qui aurait pu s'avérer utile pour retrouver ses agresseurs. Mais elle ne se faisait pas trop de souci. Elle savait qu'elle y parviendrait bientôt.
C'est normal, tu te protèges encore un peu... lui souffla sa conscience. Même inconsciemment.
Elle avait effectivement dû vivre des choses pas très roses, en compagnie de ces extrémistes...
Elle secoua la tête, faisant voleter ses longues boucles blondes. Deux papillons aux ailes multicolores s'égaillèrent devant elle, avant de s'éloigner en tourbillonnant dans les airs, en direction de jolies fleurs bleues aux reflets violets.
Un peu comme la couleur d'yeux de Liha... songea-t-elle en souriant. Et tout comme sa sœur, elle adorait ces fleurs. C'était des campanules. Des plantes sauvages – ou non – qui fleurissaient à la fin du printemps ou en été...
Un détail dans ce qu'elle venait de « penser » la fit tiquer. Mais elle l'oublia aussitôt.
Un peu désorientée, elle ferma les yeux et inspira un bon coup.
Elle allait les rouvrir quand, sous le coup d'une impulsion, elle tenta une nouvelle fois de discerner au moins un visage ennemi dans les brumes de son subconscient.
Mais ses souvenirs se dérobèrent une nouvelle fois au dernier moment et sa voix de la raison lui souffla à nouveau de ne pas trop insister pour le moment. Tout cela lui reviendrait en temps voulu. C'était certain.
Erin rouvrit enfin les yeux et se remit en marche.
La prairie dans laquelle elle évoluait était d'un vert lumineux et le soleil dardait ses chauds rayons sur ses bras dénudés, faisant briller quelques perles de rosée qui s'attardaient encore sur des pétales multicolores. Le spectacle qui s'offrait à elle était vraiment parfait et enchanteur.
Pourtant, quelque chose cloche... songea-t-elle subitement en fronçant les sourcils, ne sachant pas vraiment d'où lui venait cette impression. Mais l'herbe sous ses pieds lui semblait un peu trop froide et pas assez moelleuse.
Les sensations de son corps contredisaient complètement ce que ses yeux lui montraient. Ses pieds nus étaient glacés et la brise qui soufflait était un peu trop fraîche pour la tenue légère qu'elle portait. D'ailleurs, pourquoi avait-elle choisi cette petite robe estivale ? N'était-elle pas censée...
Un doux rayon de soleil assorti d'un petit vent chaud lui caressa le bras. Elle sourit en apercevant à l'orée des bois les yeux ronds et brillants d'un daim.
Elle reconnaissait ce petit paradis. Il se trouvait chez elle, à Eliëval, la principauté Faë. Il fallait traverser les bois qui s'étendaient derrière le château pour pouvoir y accéder. Si on continuait tout droit, la jolie clairière nous emmenait au bord d'un lac où l'eau cristalline se parait de reflets changeants – tantôt argentés, tantôt bleu-vert – mais chaque fois, époustouflants.
En arrière-plan, les collines verdoyantes, parsemées d'arbustes et de bruyères, laissaient parfois apparaître une saillie rocheuse ou des amas de pierres de couleur blanche, qui donnaient au lieu un aspect de sanctuaire, préservé du monde extérieur.
Erin, Liha et Iain s'y étaient souvent baignés – en compagnie des Ruadhan – lors de belles journées printanières ou automnales. À part cette année, elle n'y était jamais allée en plein cœur de l'été – passant habituellement les trois mois qui séparaient le solstice d'été et l'équinoxe d'automne sur Terre. Mais le climat plutôt doux de sa principauté permettait de profiter largement d'un printemps et d'un automne cléments.
Les pas d'Erin la menèrent donc tout naturellement aux abords du lac Elië – c'était son nom – où elle distingua plusieurs paires de bottes, ainsi que deux ou trois chemises et pantalons noirs abandonnés sur une langue de sable.
Des habits noirs... ceux de la Garde... Mais alors, pourquoi portait-elle cette petite robe blanche ? N'était-elle...
Un gros plouf la tira de sa contemplation du tas de vêtements et un large sourire s'épanouit sur ses lèvres.
Sa famille et ses amis étaient arrivés avant elle et ils profitaient déjà des joies de la baignade.
Eiline – vêtue d'une longue chemise – et Iain – avec son pantalon – se trouvaient debout sur une barque. Ils s'amusaient à la faire tanguer dangereusement. Ils riaient aux éclats et à voir la longue chevelure noire de son amie dégouliner dans son dos, ils avaient déjà dû tomber à l'eau plusieurs fois.
Elle se détourna d'eux le cœur léger, pour se concentrer sur d'autres éclats de voix. Liha et Liam tentaient de faire la course, mais en se chamaillant et en trichant. Ils n'étaient pas très éloignés du bord, mais ils essayaient tout de même de se couler. Un moment, Liam se tourna vers Lihanna. Puis il s'empara d'elle – en essayant d'éviter ses coups de pieds rageurs – et la jeta en arrière. Erin vit sa sœur remonter à la surface, tel un ressort. Là où Liam l'avait renvoyée, elle avait désormais pied. Elle cracha de l'eau, tenta de dégager de son visage ses longs cheveux dégoulinants, les bras empêtrés dans sa chemise noire qui semblait beaucoup trop grande. Elle tapa sur l'eau en vitupérant. Puis elle pointa Liam du doigt en l'abreuvant de petits surnoms plus... charmants les uns que les autres et en le menaçant de représailles sanglantes pour lui faire payer sa fourberie. Liam lui répondit en haussant nonchalamment les épaules avec son sempiternel sourire narquois, puis se remit à nager en direction d'un promontoire rocheux qui se trouvait au milieu du lac.
C'était sans doute le point d'arrivée de leur course, mais c'était aussi de ce rocher que s'élançaient trois jeunes hommes torses nus, pour faire des bombes.
L'un d'entre eux était Kenneth et les battements de son cœur s'accélérèrent immédiatement. Comme s'il sentait sa présence, il tourna ses magnifiques yeux gris dans sa direction et un immense sourire éclaira son visage.
Le cœur d'Erin se gonfla de joie sous l'intensité de l'amour qu'ils ressentaient l'un pour l'autre et qui transparaissait dans chacun de leurs regards échangés. Cet amour qu'ils s'étaient mutuellement cachés pendant des années et qui les réunissait à présent aussi sûrement que s'ils s'étaient...
S'ils s'étaient quoi au juste ? Elle avait ce mot sur le bout de la langue, mais il ne cessait de se dérober.
Mais cette fois-ci, sa petite voix intérieure ne lui dit pas que cette lacune dans sa mémoire était normale. Au contraire, on aurait presque dit qu'elle retenait son souffle, cherchant même – en appuyant fortement sur ses barrières mentales – à l'aider à puiser dans ses souvenirs.
Or, Erin n'en avait pas envie. Car cela ne concernait pas ses souvenirs disparus, mais plutôt ses secrets, elle en aurait mis sa main à couper. Et quand – comme pour confirmer son intuition – une paire d'yeux dorés dansa furtivement en bordure de sa conscience, elle trouva l'insistance de sa petite voix tellement dérangeante, qu'elle la repoussa.
— Erin ! l'appela soudain une voix enjouée. Tu es enfin là !
La jeune fille sourit en reconnaissant les boucles rousses, les yeux noisette rieurs et le visage mutin du lieutenant Niven.
— Viens me rejoindre ! ajouta Morgane qui semblait trépigner d'impatience.
Son amie se trouvait sur le petit ponton en bois, aménagé au bord du lac, pour y accrocher des barques ou servir de plongeoir. Elle tendait la main vers elle, avec son immense sourire accroché au visage, synonyme d'une personnalité farouchement optimiste.
Erin hocha vigoureusement la tête. Elle rêvait d'aller se baigner. Le temps était magnifique ! Et puis surtout, elle mourait d'envie de rejoindre Kenneth !
Elle avança jusqu'au ponton. Morgane l'y attendait toujours.
Bien qu'elle ne se souvienne plus de ce détail – et qu'elle le trouve des plus incongrus – il y avait juste un petit muret en bois à enjamber avant de pouvoir rejoindre son amie.
Elle posa donc ses mains sur le mur pour y prendre appui et se hisser par dessus.
Quand ses paumes entrèrent en contact avec la structure, le froid qu'elle avait ressenti un peu plus tôt, la saisit une nouvelle fois. Puis un vent glacial la fit frissonner.
Et elle eut l'impression de sombrer...
Erin revint brusquement à elle et retint difficilement un hurlement d'effroi. Au loin, un léger grondement de tonnerre retentit.
Par les Quatre ! Mais que faisait-elle, en pleine nuit, en plein cœur de l'hiver et vêtue seulement de la légère tunique qui lui servait de pyjama, sur la terrasse extérieure de sa chambre ?
Et puis surtout, pourquoi était-elle en train de prendre appui sur le parapet de cette même terrasse, qui était – et c'était ça le plus inquiétant – le seul rempart entre elle... et le vide ?
Elle se frotta les bras en frissonnant.
Un léger crachin, très désagréable – mais normal en plein hiver – accentuait sa sensation de froid.
Qu'est-ce que je fais là ? se demanda-t-elle à nouveau.
Elle se souvenait s'être endormie, sa mère lui caressant les cheveux.
Elles se trouvaient dans la chambre qu'Erin occupait au palais. Elle ne réintègrerait la Garde que dans une semaine et sa mère voulait passer le plus de temps possible avec elle.
Elle avait donc plongé dans les bras de Morphée, dans son lit, en toute sécurité.
Puis elle avait rêvé.
Un très joli songe, où Kenneth, Liha et Iain étaient présents.
Oui ! se dit-elle alors que la prairie et le lac Elië reprenaient vie dans sa mémoire. Un rêve où elle devait enjamber un muret pour pouvoir les retrouver !
Erin sursauta de terreur en se rendant compte de ce qui venait de se passer.
Oh mince alors ! Elle l'avait échappé belle !
Elle se pencha par dessus la balustrade pour regarder les jardins du palais royal d'Hériali, qu'elle distinguait à peine, plusieurs mètres en contrebas...
Elle s'était réveillée juste à temps.
Frissonnante de froid et de peur, elle regagna le plus rapidement possible la sécurité de ses appartements.
Sa mère dormait paisiblement dans le lit que Lihanna occupait d'habitude. Son visage était serein.
Erin verrouilla la porte-fenêtre et se glissa prestement sous ses couvertures en veillant à ne pas la réveiller.
Après tout, sa petite crise de somnambulisme s'était bien terminée, cela ne servait à rien de la lui raconter. Cela l'inquièterait pour rien. De même que Iain, Liha ou Kenneth.
Si ce trouble se reproduisait, elle leur en parlerait. Mais pour le moment, elle garderait cette petite escapade nocturne pour elle.
Elle se retourna dans son lit et chercha à retrouver l'amour de sa vie dans un songe un peu moins réel que le précédent.
****
À quelques centaines de mètres de là, dans la chambre qu'elle occupait au sein de la Garde, la femme en bleu tomba à genoux, le souffle coupé.
Épuisée par la manipulation mentale qu'elle venait de tenter, elle était à deux doigts de tomber dans les pommes.
Mais ce petit désagrément ne l'empêchait pas d'arborer un sourire triomphant.
Car, même si le plan qu'elle avait imaginé pendant la captivité de la princesse nécessitait encore beaucoup d'entraînement, il prenait forme.
Et puis, même si Erin lui résistait encore sous certains aspects, il n'en demeurait pas moins que la princesse au cœur pur était facilement manipulable. Elle ne doutait pas une seule seconde qu'elle réussirait.
Elle finirait aussi par découvrir l'identité des sauveurs de la Sang-Mêlée...
C'était l'un des derniers points qui rendait la Métaïr nerveuse. Elle ne savait toujours pas qui étaient les trois hommes qui avaient libéré la princesse. Ces trois colosses aux pouvoirs impressionnants, qui pourraient peut-être devenir un obstacle à son avènement.
Son chef s'était effectivement montré plutôt contrarié en apprenant l'existence de ces fauteurs de troubles. Surtout en constatant que ses sbires ignoraient tout d'eux. À part que – au moins – l'un d'entre eux maîtrisait le Feu.
Mais ce n'était qu'un détail.
L'important, c'était que bientôt, elle pourrait manipuler Erin à sa guise.
Rassérénée par cette ultime pensée, la Métaïr tenta de se relever.
Mais elle était trop faible. Elle avait utilisé trop d'énergie.
Elle s'effondra à même le sol et sombra dans l'inconscience.
Fin de la première partie.