L'humeur de Charles ne s'améliora pas. Nous nous installions à table dans une atmosphère très pesante. Paul nous apporta nos plats en prenant grand soin de préciser que j'en étais pour beaucoup dans sa réalisation. Charles me lança un regard de biais et remercia Paul qui s'éclipsa. Nous ne dîmes pas un mot pendant une bonne dizaine de minutes puis je pris la parole. Après tout, il n'y avait aucune raison pour que Monsieur fasse la tronche toute la soirée. J'avais été au top avec lui, il avait pu faire ce qu'il voulait sans aucune ingérence de ma part et j'avais même pris le temps de cuisiner pour lui.
- Ta journée s'est bien passée ? lui demandai-je sincèrement intéressée.
Il posa soudainement sa fourchette et s'essuyant les lèvres avec sa serviette. Mais qu'est-ce qu'il avait à la fin ? Il posa ses grands yeux sur moi et attendit. Quoi, je ne saurais le dire, mais il attendit. Je haussais les sourcils tout en mastiquant ma viande.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Le dîner ne te plaît pas ?
- Arrête ça, tu veux ?
Le voilà qui sortait enfin de sa coquille.
- Que j'arrête quoi ? C'est toi qui ne fais que faire la tête depuis que tu es rentré. Qu'est-ce que tu as ?
- Pourquoi tu ne me demandes pas d'où je viens comme ça ? Ça éviterait que tu poses sur moi ce regard accusateur.
Serait-ce de la honte que je vois sur son visage ?
- Charles, lui répondis-je calmement. Je sais très bien où tu étais, mais il me semble ne t'avoir fait aucun reproche à ce sujet alors pourquoi tu t'énerves après moi ? Faut-il tout le temps qu'on se dispute ?
- On dirait que ça ne te fait ni chaud ni froid !
Ah ! Voilà, il était vexé.
- C'était notre accord non ?
À l'extérieur, je fis effectivement comme si toute cette histoire m'était totalement égale. Je venais de comprendre que mon indifférence ébranlait bien plus monsieur que toutes les jérémiades que j'aurais pu sortir. En lui montrant qu'il m'était bien égal qu'il couche avec une autre fille, il se sentait sans importance à mes yeux et ça l'énervait. Non, pire, ça le mettait hors de lui. Parfait. Rien de mieux pour attirer l'amour d'un homme que de s'y montrer indifférente.
Voyant que je ne voulais pas rentrer dans son jeu et que je n'y étais pas réceptive, il laissa tomber, non sans continuer à montrer que la situation ne le satisfaisait pas. Monsieur Charles Potens allait devoir s'y faire, je n'étais pas son pantin.
- Aller, ne fait pas la tête. Tu as ce que tu voulais et je n'y vois aucun inconvénient ! ajoutai-je.
Comme il ne se déridait toujours pas, je me levais de ma chaise et vins jusqu'à lui. Je m'assis sur ses genoux et il décala légèrement sa chaise pour que nous ayons suffisamment de place pour nous deux. Je passai mes bras autour de son cou et vins poser mon front contre le sien, les yeux fermés pour simplement entendre son souffle et sentir son odeur. Si j'avais fait ça avant qu'il ne prenne sa douche, j'aurais sans doute senti des effluves de parfum ne lui appartenant pas et il aurait été plus compliqué pour moi de lui faire croire que tout ça m'était égal.
Il mit ses mains autour de ma taille et l'une d'elles glissa sous mon pull. Le contact de sa paume contre ma peau m'arracha un frisson abominable, mélange de désir et de peur panique. Tandis qu'elle se frayait un chemin sûr jusqu'à ma poitrine, je ne pus m'empêcher de le stopper net et de l'obliger à sortir de sous mes vêtements, ce qu'il fit. J'en avais envie, aussi sûrement que je l'aimais, mais il était hors de question de passer après je ne savais quelle traînée.
- Tu n'en as pas eu assez pour ce soir ? raillai-je faussement amusée.
En réalité, je bouillonnais, mais lui montrer aurait tout gâché. Mon indifférence faisait naître en lui une lueur très inhabituelle dans ses yeux. Il prenait conscience de ses sentiments pour moi à mesure que je le repoussais. Enfin, c'est ce que j'espérais. Il esquissa enfin un petit sourire, satisfait de ma petite remarque. Je tentais de noyer le poisson en changeant de conversation.
- Au fait, j'ai fait la connaissance de ta décoratrice d'intérieur !
Il fit descendre sa main droite dans le creux de mes reins et posa l'autre sur la table.
- Ah oui ?
Il prit soudainement un air faussement décontracté. Soit il s'en fichait royalement, soit il tentait de noyer le poisson.
- Elle est vraiment très belle !
Pourquoi je faisais ça ? J'étais en train de foutre complètement mon plan en l'air. Quoi qu'il en soit Charles était tout à coup mal à l'aise, à moins que ce soit moi qui le mette dans cet état. Charles attrapa son verre et but aussi longtemps que son contenu le lui permit.
- Je dirais à Paul de lui envoyer son chèque ! C'était vraiment délicieux, clama-t-il en me forçant à quitter ses genoux.
Il se mit debout et ramassa son assiette et ses couverts alors qu'il y avait à peine touché. Il ne se rendait même pas compte que son comportement était suspect.
- Tu ne m'avais pas dit que tu avais fait refaire cette chambre exprès pour moi !
- Quoi ? Elle ne te plaît pas ? s'agaça Charles en reposant le tout sur la table pour pouvoir les mettre sur ses hanches en signe d'agacement.
- Elle est superbe au contraire. Mais il y a un truc qui me chiffonne.
- Ça m'aurait étonné !
- Ta décoratrice me dit que tu as refait cette chambre spécialement pour moi, mais ça fait que depuis ce week-end qu'on sait que je vais rester un peu ici.
Étais-je sûre de vouloir faire ça ? J'avais l'art de bien mal choisir mon moment. Cette soirée était un véritable désastre et j'attisais le feu à mesure que les secondes s'égrainaient.
- Un peu ici ? reprit-il. Bon écoute, j'avais l'intention de refaire cette chambre bien avant de te rencontrer. J'ai fait d'une pierre deux coups c'est tout. C'est pour ça que je voulais que tu viennes chez moi samedi soir... Je comptais te redemander si tu voulais bien venir emménager ici.
- C'était pour ça ? J'ai cru que...
Il posa sur moi des yeux désolés. Il était désolé d'être si peu romantique au point que la moindre invitation ne passe pour une invitation à une partie de jambes en l'air. Il était désolé d'être aussi maladroit dans ses relations avec les autres et que ses paroles et ses actes soient sans cesse mal interprétés. Il était désolé de ne pas pouvoir aimer, de toujours donné l'impression de tout faire par intérêt.
- Je sais très bien ce que tu as cru.
J'étais vraiment honteuse de ma réaction de samedi dernier. Si j'avais su qu'il n'était question que de ça, j'aurais accepté sans hésiter de passer le reste de la soirée avec lui au manoir. J'aurais même trouvé ça hypertouchant. À la place, je l'avais blessé, je l'avais poussé dans les bras de cette femme de l'autre côté de la rue. Si Charles semblait faire des efforts, je devais en faire aussi et lui faire plus confiance.
Paul entra dans la pièce et s'empara des assiettes et des couverts. Notre dispute paraissait complètement stupide et inutile. Je décidais donc d'en venir au fait et de poser la seule vraie question qui me taraudait vraiment.
- Quand comptais-tu me dire que tu avais une sœur ?
Le regard de Charles vrilla instantanément sur Paul qui se figea d'horreur, la vaisselle à la main. Il ouvrit la bouche et secoua la tête négativement en direction de son patron, blême. Je vis la fureur monter dans les yeux de mon homme et son visage se transformer en un masque de haine et de tourments à la seconde où j'avais prononcé cette phrase. Charles se raidit de tout, son long, les muscles bandés comme des arcs. Paul se volatilisa à vitesse grand V, ce qui était pour moi très mauvais signe.
- Qui t'a parlé de ça ? tonna Charles sans oser croiser mon regard.
Il offrit son visage déformé au plafond plutôt qu'à moi, refusant d'admettre que quelque chose n'allait vraisemblablement pas.
- C'est ta décoratrice d'intérieur qui m'a dit que tu avais décidé de refaire la chambre de ta sœur. Pourquoi tu ne me parles jamais de ta famille ? Je te connais à peine.
- Si je ne le fais pas c'est qu'il y a une raison !
- Il y a une raison pour que tu ne me parles pas de ta sœur ? m'étonnai-je. Pourquoi ?
- Il n'y a rien à dire ! articula-t-il les dents serrées en posant finalement sur moi des yeux rouges de fatigue et brillants de larmes.
Charles préféra la fuite et tenta de fuir la conversation en quittant la pièce. Je réussis tant bien que mal à le rattraper malgré ma cheville encore douloureuse. Je lui agrippai le bras et le forçai à s'arrêter. Il se dégagea violemment, hors de contrôle, tous les membres tremblants.
- Qu'est-ce que tu veux savoir ? s'égosilla-t-il.
J'étais pétrifiée par sa réaction. Je n'aurais jamais cru le mettre dans un tel état de colère. Je pensais un instant à m'excuser, mais la curiosité fut plus forte que moi. Je voulais le pousser dans ses retranchements, le forcer à faire ressortir ses émotions et à lâcher prise.
- J'ai dit quelque chose de mal ? soufflai-je pour tenter de le calmer. Je ne voulais pas être si indiscrète, mais maintenant tu me fais peur. C'est quoi l'histoire ?
Charles s'essuya rapidement le nez avec son avant-bras, en prenant bien soin de retenir ses larmes pour qu'aucunes d'elles ne s'échappent de ses yeux. Il tenta de s'exprimer, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Après quatre ou cinq effroyables et longues secondes, il ne parvint toujours pas à se livrer à moi. Il s'excusa et disparut dans les escaliers.
Je l'observai gravir les marches, prêt à tomber, et sa détresse fendit mon cœur en deux. Je n'avais aucune idée de ce qui pouvait se passer dans sa tête à ce moment précis, mais une chose était sûre, je devais lui venir en aide de toutes les manières possibles.