Ranxor et Venin

By Ranxor

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Ranxor, un jeune paysan de cinq ans, promet à sa mère Lyna de veiller sur l'enfant qu'elle attend si elle ne... More

Ranxor et Venin

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By Ranxor

Quelques enfants jouaient sur la place du hameau, se courant après entre les masures de torchis et de bois qui bordaient la forêt, tandis que leurs mères discutaient autour du four à pain. Ranxor jeta un coup d'œil envieux vers ses camarades, avant de suivre Lyna, sa mère, au bord de la rivière. Il lui portait son panier de linge, mais voulait l'aider davantage :

— Je vais le laver aussi.

— Non, tu es trop petit pour ça.

Elle se pencha et trempa les draps dans l'eau froide, s'échinant à les nettoyer. Les yeux de l'enfant ne quittaient pas son ventre rebondi, qui abritait son petit frère ou sa petite sœur. Par deux fois, ces dernières années, il l'avait vu s'arrondir, mais aucun bébé n'avait survécu : le premier était mort-né et le second, prématuré, n'avait pas résisté plus d'une heure avant de mourir. Au fil des mois, le garçon avait vu sa mère s'affaiblir et peiner à réaliser ses tâches quotidiennes. Widor, son père, ne montrait aucune compassion et reprochait sans cesse à Lyna sa constitution trop fragile. Ranxor, du haut de ses cinq ans, voyait qu'elle n'allait pas bien, mais se faisait rabrouer dès qu'il essayait de prendre sa défense. Il n'aimait pas son père, qui le faisait travailler plus durement que ses camarades, mais était trop petit pour s'opposer à lui.

Soudain, Lyna se redressa péniblement et se tint le front quelques secondes en murmurant :

— Encore ce mal de tête... Je n'en peux plus...

Elle cligna des yeux avant de tendre à son fils sa main bleuie par l'eau glacée :

— Viens ici, mon garçon.

Ranxor la rejoignit et passa avec tendresse son bras dans son dos :

— Oui, maman ?

— Il faut qu'on parle, tous les deux.

— De quoi ?

— De ce bébé qui va naître.

Le garçon la scruta de ses grands yeux noirs, intrigué. Lyna poussa un long soupir, comme si elle avait du mal à respirer, puis reprit en posant sa paume sur son ventre :

— Tu sais, mon enfant, je suis très fatiguée et tu devras peut-être veiller sur lui si je ne peux pas le faire.

— Mais pourquoi tu pourrais pas, maman ?

— On ne décide pas toujours, hélas, et je suis tellement épuisée... Tu seras son grand frère, tu devras le protéger contre tout ce qui pourrait lui arriver.

Lyna se tut, la gorge nouée. Ranxor, au bord des larmes, la fixait. Pourquoi lui parlait-elle ainsi, avec cet air si triste ? Elle ébouriffa ses cheveux et déposa un baiser sur son front :

— Je t'aime, mon fils, n'oublie jamais ça.

Il allait répondre qu'il l'aimait aussi quand une voix derrière eux les fit sursauter :

— Ranxor, tu fais quoi, là ? Je t'ai dit d'aller ramasser du bois dans la forêt !

— Mais maman avait besoin d'aide, son panier était trop lourd...

— Elle peut se débrouiller seule. Discute pas !

Widor les rejoignit en quelques enjambées et saisit l'enfant par son col pour le relever avant de lui donner une tape sans douceur. Lyna, résignée, baissa les yeux et murmura :

— Vas-y, Ranxor, obéis à ton père.

À contrecœur, le garçon se dirigea vers la lisière de la forêt. Alors qu'il s'éloignait, il entendit Widor crier :

— Et toi, t'as pas encore fini ? Mais qu'est-ce qu'a pris à ma famille de me marier à une bonne à rien pareille ?

Ranxor serra les poings, enrageant de voir sa mère traitée ainsi, mais il était trop faible encore face à son père, un rude paysan que les travaux de la terre avaient façonné en colosse. Un jour, toutefois, il se promit que ça changerait.

Les cris en provenance de la masure glaçaient le sang de Ranxor ; dès que la sage-femme du village voisin était arrivée, elle l'avait mis dehors. Le garçon s'était assis dans un coin et tremblait en entendant sa mère hurler à intervalles de plus en plus rapprochés. Les autres habitants travaillaient encore aux champs et Ranxor restait seul, paniqué. Il essayait de réciter des prières aux dieux :

— Déesse Lune, protégez maman... Dieu Soleil, protégez mon petit frère...

L'attente durait, ponctuée par les cris, tandis que le jour commençait à décliner. Bientôt, Ranxor aperçut la silhouette de son père qui rentrait avec ses voisins. Widor fronça les sourcils en le découvrant dehors et accéléra pour le rejoindre :

— Ça y est ?

— Oui, je suis allé chercher la Mahaut quand maman me l'a dit.

Widor cracha par terre avec mépris :

— J'espère que cette fois, elle me donnera un fils assez costaud pour survivre !

Un hurlement déchira le silence qui était brièvement revenu. Ranxor, affolé, se précipita vers la porte en poussant une exclamation :

— Maman !

Avant qu'il n'ait le temps de l'atteindre, son père le tira en arrière et le jeta au sol. Des vagissements résonnèrent et Widor pénétra à l'intérieur. Ranxor se releva et frotta ses mains écorchées par les cailloux. Il se dépêcha de le suivre et l'entendit crier avec colère :

— Comment ça, c'est une femelle ? Même pas capable de me donner un autre fils !

Le garçon découvrit un bébé braillant dans les bras de Mahaut ; elle le présentait à Widor, qui s'en détourna. Ranxor frémit d'effroi en voyant les draps complètement souillés, tandis qu'une odeur âcre de sueur, d'humeurs et de sang mêlés le prenait à la gorge. Il contourna son père pour rejoindre sa mère ; celle-ci, blême, les yeux exorbités, le fixa en murmurant d'une voix faible :

— Ranxor... souviens-toi de ta promesse...

L'enfant allait saisir sa main quand Widor l'écarta sans ménagement :

— Pousse-toi de là !

Le paysan apostropha sa femme, méprisant :

— Elle a survécu, celle-là, on s'demande pourquoi ! T'es vraiment bonne à rien !

En tremblant, Ranxor s'éloigna pour découvrir sa petite sœur, qu'il allait devoir protéger, vu la réaction de son père. Alors qu'il observait son visage entouré de cheveux d'un noir corbeau, il perçut un râle et sa mère hoqueta, avant de cracher du sang. La sage-femme lui tendit le bébé :

— Prends-la, je dois m'occuper de Lyna !

Portant comme il le pouvait le nourrisson qui s'agitait dans ses bras, Ranxor fixa avec de grands yeux Mahaut qui saisissait sa mère par les épaules :

— Lyna... Lyna, tiens bon, écoute-moi...

La quinte de toux s'amplifia, s'accompagnant à chaque seconde d'un nouveau flot de sang. La sage-femme tenta de soigner sa patiente, en vain : la vie quittait son corps trop affaibli et, bientôt, son dernier souffle s'échappa. Elle secoua la tête :

— C'est fini.

Ranxor se mit à crier, désespéré :

— Non, maman, non, c'est pas possible !

Il sanglota, serrant plus fort sa petite sœur contre lui. Son père, qui avait assisté sans un geste à son agonie, se retourna vers eux et les foudroya du regard :

— Deux bras en moins et une bouche inutile à nourrir... Tout ça, c'est la faute à cette maudite gamine qu'a tué sa mère, un vrai poison...

Mahaut soupira et s'approcha des enfants, essuyant ses mains pleines de sang sur son tablier. Elle reprit le bébé à Ranxor et l'examina attentivement :

— Elle est en bonne santé, elle va vivre.

— Quel gâchis, il aurait mieux valu qu'elle crève comme les autres !

— Mais elle est vivante, et il faut lui donner un nom.

Widor lança un regard plein de haine au nourrisson :

— Venin, comme celui des serpents, c'est l'seul qu'elle mérite pour c'qu'elle a fait !

L'homme tourna les talons et sortit. Le garçon entendit la sage-femme murmurer :

— Pauvres enfants...

Ranxor s'approcha en tremblant du corps sans vie de sa mère. Il s'empara de sa la main et chuchota, les joues pleines de larmes :

— Je tiendrai ma promesse, maman, je te le jure.

*

Ranxor quitta la masure en courant et partit se réfugier dans les bois, malgré la tombée de la nuit. Il essuya d'un geste rageur le sang qui coulait de sa lèvre éclatée avant de se blottir au creux d'un buisson épais et de sangloter de colère. Sa mère était morte six mois plus tôt, cette mère si douce qui lui manquait tellement. Venin ne pouvant survivre sans lait maternel, Widor, malgré sa répulsion, avait engagé une nourrice, une veuve d'un village voisin qui venait de perdre son bébé, et dont le lait ne s'était pas tari. La mégère avait emménagé chez eux avec ses fils aînés, Kroll et Odon, deux garnements plus grands que lui, à l'air chafouin, que Ranxor avait tout de suite pris en grippe. Malheureusement, Begga, une femme de solide constitution, avait séduit Widor qui, estimant leur délai de veuvage suffisant, venait de décider de l'épouser. Lorsque Ranxor s'était insurgé, évoquant le souvenir de sa mère, son père l'avait fait taire d'une gifle. Begga allait remplacer Lyna et diriger leur foyer. Le garçon se désespérait, car il voyait bien que cette femme ne les aimait pas, Venin et lui. Elle nourrissait sa sœur sans un geste tendre, au contraire de ses fils qu'elle cajolait ostensiblement devant lui. L'injustice de leur sort révoltait Ranxor, mais qu'y pouvait-il, à son âge ? Au fond de son cœur, la rage bouillonnait et il se jura qu'un jour, son père payerait tout cela.

*

Venin, maintenant âgée de cinq ans, pleurait contre le torse de son frère, les joues maculées de terre et ses bras nus couverts de bleus. Une fois de plus, Kroll et Odon s'en étaient pris à elle, en la traitant de sorcière. Le nom frappé d'infamie dont l'avait baptisée Widor constituait une source de moqueries, surtout de la part de sa belle-famille. Ranxor enrageait des humiliations qu'ils subissaient tous les deux, cautionnées par son père qui avait balayé le souvenir de Lyna. Begga imposait ses décisions et donnait la première place à ses fils. Kroll et Odon, plus costauds que Ranxor, savaient se faire apprécier de Widor en l'aidant. Alors qu'ils grandissaient, le lit familial devenait trop petit pour tous. Les enfants de Lyna se retrouvèrent relégués dans la partie des bêtes ; ils dormaient dans la paille, avec elles. Begga s'arrangeait pour leur réserver les tâches les plus ingrates, quand ses fils récoltaient celles qui les mettaient en valeur. Ranxor et Venin ne recevaient que les plus mauvais morceaux de nourriture, du pain rassis ou de la soupe insipide. Leuba, une de leurs voisines, qui les avait pris en pitié mais n'osait s'opposer à Widor, leur offrait parfois un peu de nourriture en cachette.

Ranxor se promettait de fuir avec sa sœur dès qu'il serait assez grand. Il trouverait un endroit où proposer ses bras pour travailler et pourrait mettre Venin à l'abri. Toutefois, ce moment n'arriverait pas avant plusieurs années et ils devraient supporter encore les brimades et les injustices d'ici là. Pour l'instant, le garçon s'ingéniait à trouver des moyens de se venger sans se faire prendre. Il était parvenu à ajouter une poignée de plantes laxatives dans la soupe qui leur était interdite. Il avait élimé les semelles des chaussures de Kroll et d'Odon pour qu'elles se trouent plus vite. L'exploit dont il était le plus fier avait constitué, une nuit, à parsemer le champ de son père de nombreux cailloux. Widor avait sué toute la journée pour le labourer et en avait même brisé son soc.

Ranxor serra Venin contre lui et lui murmura :

— Courage, petite sœur, tu verras, un jour, ils regretteront le mal qu'ils nous ont fait. Et d'ici là, on ne se laissera pas faire.

La fillette hoqueta et leva vers lui ses yeux pleins de larmes. Elle lui chuchota en tremblant :

— Tu resteras toujours avec moi pour me protéger ?

— Oui, toujours.

Elle fourra son visage dans son cou et se blottit plus étroitement contre lui, rassurée par cette promesse.

Ranxor et Venin rentraient de la forêt où ils avaient ramassé des noix quand des cris attirèrent leur attention. Devant leur chaumière, Widor discutait de façon animée avec un homme bien habillé, escorté de trois soldats. Le garçon reconnut le collecteur d'impôts de leur seigneur. Derrière lui, un chariot conduit par deux serviteurs transportait le montant des taxes déjà récoltées. À côté de son époux, Begga protestait :

— Mais on a plus d'argent, ces derniers mois ont été rudes, avec la mauvaise moisson de cet été, on peut pas payer !

— La taxe est la taxe, personne ne peut y échapper. Puisque vous n'avez plus d'argent, vous payerez en nature. Je vois un bœuf dans votre étable, ça conviendra.

— Non !

Widor ne pouvait se résoudre à perdre sa seule maigre richesse. Ses yeux se posèrent sur Ranxor et Venin qui assistaient à la scène. Son regard se fit calculateur et il les désigna au collecteur :

— Cette gamine en paiement, ça devrait aller, non ?

Son interlocuteur se retourna et jaugea la fillette. Ranxor n'osait croire ce qu'il venait d'entendre. Une moue dubitative s'afficha sur le visage de l'homme qui lâcha avec mépris :

— Elle ne suffira pas, il faudrait les deux pour atteindre la somme, et encore, ils ont l'air chétifs...

— Vous y fiez pas, ils sont durs à la tâche, et la petite peut se faufiler partout, c'est pratique pour certaines corvées. Prenez-les les deux !

Begga renchérit, une lueur mauvaise au fond des yeux :

— Oui, en les vendant comme esclaves, vous récupérerez l'argent de nos taxes.

Ranxor tremblait de rage, incrédule : non, son père ne pouvait pas sérieusement envisager de les donner, Venin et elle, à la place d'un animal... Les derniers mots de Widor lui confirmèrent qu'il avait tort :

— Deux esclaves, ça vaut bien un bœuf, n'est-ce pas ?

L'homme soupira et fit signe à ses gardes :

— Ça ira pour cette fois, mais si la prochaine fois, vous n'avez pas l'argent, je prendrai l'animal.

Avant que les enfants n'aient le temps de fuir, les soldats s'emparèrent d'eux et les jetèrent dans la charrette. Ranxor essaya de supplier son père :

— Papa, tu ne peux pas faire ça, je t'en prie !

Widor le regarda avec froideur et répondit d'un ton méprisant :

— J'vais me gêner !

À ses côtés, Begga jubilait : deux bouches de moins à nourrir et plus de risques que ces deux morveux, dans l'avenir, se retournent contre ses fils et elle. Ranxor les foudroya des yeux en comprenant que les implorer ne servait à rien :

— Vous le regretterez un jour, je vous le jure !

— C'est ça, on verra !

Son père cracha au sol, puis tourna les talons et rentra avec Begga. Le collecteur remonta en selle et donna le signal du départ.

Tremblante de peur, Venin se blottit contre son frère :

— Qu'est-ce qui va nous arriver ?

— Je ne sais pas.

— Je veux rester avec toi, je veux pas qu'on nous sépare.

— Je ferai tout ce que je peux pour ça.

L'angoisse lui broyait les entrailles, mais, plus que tout, il sentait la haine l'envahir face à ce géniteur qui ne leur avait jamais prodigué la moindre tendresse.

Devant le chariot, le collecteur lançait ses ordres au soldat de tête :

— Avant de rentrer, nous nous arrêterons à Xandar, il y a un marchand d'esclaves là-bas qui les prendra, ça nous évitera de ramener ces deux pouilleux au château.

Deux heures plus tard, Ranxor et Venin se trouvaient dans une maison qui ressemblait plus à une prison qu'à une échoppe. Le propriétaire les avait examinés comme du bétail, avant de discuter à voix basse avec le collecteur et de lui remettre une petite bourse. Ranxor écumait de rage face à ce nouveau coup du sort. Il regarda autour de lui, dans l'espoir de s'évader, mais constata vite qu'avec les hauts murs de la cour et les gardes armés à la porte, ils n'avaient aucune chance.

Le négociant appela une servante et lui désigna les deux enfants :

— Redonne-leur un aspect présentable, je ne peux pas vendre une marchandise comme ça.

La femme leur fit signe de la suivre. Résigné, Ranxor prit Venin par l'épaule et l'entraîna avec lui. La fillette se serrait contre lui, au bord des larmes. Ils pénétrèrent dans une salle basse où se trouvaient un baquet et quelques brocs. La servante leur ordonna sèchement :

— Déshabillez-vous !

Le garçon la fixa, surpris ; elle insista d'un ton rude, en le dévisageant sans aménité :

— Allez, dépêchez-vous, retirez-moi ces hardes !

À contrecœur, ils s'exécutèrent. La femme fit monter Venin dans le bassin et déversa sur elle le contenu d'une jarre. La fillette poussa un cri et ramena ses bras autour d'elle :

— C'est froid !

— Fais pas ta mijaurée, ça va retirer ta crasse !

Sans douceur, la servante saisit une éponge et frotta pour la débarrasser de la saleté et de la poussière, sans tenir compte de ses protestations. Elle démêla ses cheveux trempés et l'enroula d'une serviette rêche avant de se tourner vers Ranxor :

— À toi.

Sans un mot, le visage fermé, le garçon subit la même humiliation que sa sœur. Une fois séchés, les enfants revêtirent des habits propres, tandis que leurs vieux haillons finissaient dans la cheminée. La sensation du tissu neuf sur leur peau, presque oubliée, adoucissait un peu le traitement. La servante les conduisit aux cuisines où ils reçurent une bouillie qui leur remplit l'estomac. Quand ils furent rassasiés, ils rejoignirent un dortoir où des paillasses sommaires accueillaient une vingtaine d'enfants de cinq à dix ans. Alors que Ranxor allait interroger son voisin, un garçon de son âge, une voix résonna dans la salle :

— Au lit, maintenant, et pas un mot, sinon je vous donne dix coups de bâton !

Ranxor se retourna et aperçut un garde à la porte de la pièce. Sans rien dire, les gamins baissèrent la tête et se couchèrent. Lorsque l'homme fut parti, Venin se glissa près de son frère et se blottit dans ses bras, chuchotant d'une voix à peine audible, au bord des larmes :

— Ranxor, j'ai peur...

— Chut, je suis là.

Le garçon la serra contre lui. Au fond de lui, une sourde angoisse le nouait : il se rendait compte de leur situation et redoutait plus que tout une séparation. Cependant, il ne voulait pas le lui avouer, la sentant terrorisée. Sa promesse à sa mère lui revint à l'esprit : veiller sur sa petite sœur, mais en aurait-il vraiment le pouvoir ? Le cœur lourd, il ferma les paupières pour empêcher les larmes de couler le long de ses joues et plongea finalement dans le sommeil.

L'homme, long et sec, défilait devant les garçons alignés dans la cour, s'arrêtant brièvement près de chacun d'eux. Dans un coin, Venin, cantonnée avec les fillettes, regardait son frère subir l'inspection comme les autres. Le marchand les avait convoqués là car l'intendant d'un seigneur cherchait de la main-d'œuvre, mais seulement des mâles. Avec terreur, Venin priait la Déesse Lune pour que Ranxor ne soit pas choisi, parce qu'elle avait déjà compris que dans ce cas, elle ne le reverrait plus.

Le client se tourna finalement vers le marchand et lui tendit une bourse en désignant trois enfants. Ce dernier fit signe à ses gardes de les conduire aux serviteurs de l'homme. Venin poussa un cri lorsqu'ils entraînèrent son frère :

— Ranxor, non !

Glissant entre les jambes de la sentinelle qui tentait de la retenir, la fillette se précipita et se jeta contre lui avant que quiconque ait pu l'arrêter. Elle éclata en sanglots :

— Ranxor, non, je veux pas...

Le garçon referma ses bras sur elle avant qu'on ne les sépare et lui chuchota :

— Je ne peux rien faire aujourd'hui, mais un jour, je te le promets, je te retrouverai.

Sans ménagement, un garde attrapa Venin et la tira en arrière, tandis qu'un autre entraînait Ranxor. Il monta dans le chariot et, alors qu'ils quittaient la cour, fixa sa sœur, retenue par le soldat. Une sourde angoisse lui serra le cœur : qu'allait-il leur arriver ? La reverrait-il un jour ?

*

— N'oublie pas ta promesse...

La voix résonna dans l'esprit de Ranxor tandis que le visage de sa mère flottait devant lui. L'image laissa la place à une autre, Venin hurlant son nom alors qu'on les séparait...

Ranxor se réveilla en sueur, le cœur battant : encore ce rêve qui ne cessait de le hanter. Il fixa le plafond dans l'obscurité : dix ans... dix ans qu'il n'avait plus revu sa petite sœur et qu'il subissait le joug de l'esclavage dans ce château. Il avait découvert la réalité de sa nouvelle condition et la cruauté des hommes. Au début, il avait tenté de se rebeller, mais les coups et les brimades avaient plu sur lui. Ranxor faisait profil bas, attendant son heure, et, pour résister, se raccrochait à deux espoirs : retrouver Venin et se venger de son père. L'enfant chétif était devenu un jeune homme de grande taille et les durs travaux avaient développé sa musculature. Face à Widor, désormais, il ferait le poids.

Une nouvelle journée s'était écoulée avec lenteur. Un esclave, Lodos, était arrivé au château pour grossir leur cohorte. Comme à chaque fois, Ranxor éprouvait un mince espoir et, sur les charbons ardents, attendait leur retour dans le dortoir le soir. Dès qu'il le put, il rejoignit l'homme et se présenta avant d'engager la conversation. Il lui posa finalement la question qu'inlassablement, il répétait à tous ceux qu'il rencontrait :

— Dans les endroits où tu as servi, as-tu croisé une esclave du nom de Venin ?

Le prénom de sa sœur était si rare qu'on ne pouvait que s'en souvenir. Pour la énième fois, le jeune homme s'attendait à recevoir la même réponse négative. Pourtant, ce jour-là, elle changea :

— Venin ? Une fille d'une quinzaine d'années aux cheveux noirs ?

Le cœur de Ranxor s'accéléra et il acquiesça aussitôt :

— Oui, c'est elle ! Tu la connais ? Tu sais où elle se trouve ?

Lodos le fixa dans les yeux et répondit par une autre question, méfiant :

— Pourquoi ?

— C'est ma petite sœur. On a été séparés quand on nous a vendus comme esclaves.

Ces mots parurent convaincre son interlocuteur :

— Elle est dans la dernière maison où j'étais esclave, un gros manoir à dix lieues d'ici, au sud.

— Comment va-t-elle ? Est-ce qu'elle est bien traitée ?

L'homme ricana sinistrement avant de lâcher d'un ton sans équivoque :

— Bien traitée ? Les gens là-bas nous considéraient comme du bétail... De ce que j'ai vu ici aujourd'hui, c'est pas mieux.

Un mélange de colère et d'inquiétude serra le cœur de Ranxor : il avait tellement espéré que le sort de sa sœur soit meilleur que le sien... Il savait à présent qu'il n'en était rien. Toutefois, il avait retrouvé sa trace. Plus que jamais, il se promit de tout faire pour quitter cet enfer et aller la chercher. Ce serait désormais son unique obsession, bien avant sa vengeance.

*

Ranxor chevauchait, la rage au cœur, tandis que les derniers événements lui revenaient en mémoire...

Après quinze ans passés à endurer le joug de la servitude, il avait fini par briser ses chaînes et convaincre ses compagnons d'infortune que cela devait cesser. Ensemble, ils avaient attaqué les soldats, puis massacré leur seigneur et tous ses proches. La haine trop longtemps refoulée avait jailli et les esclaves, transformés en bêtes fauves, s'étaient vengés de ceux qui les avaient asservis. La troupe avait pillé le château et l'avait incendié avant de fuir, emportant les chevaux et les chariots, conscients qu'ils devaient s'éloigner au plus vite pour ne pas subir la vindicte des nobles voisins.

Toutefois, Ranxor, que tous reconnaissaient comme leur chef naturel, n'entendait pas renoncer à son obsession : délivrer Venin. Guidés par Lodos, ils atteignirent les environs du manoir où sa sœur était retenue. Le jeune homme cherchait le moyen d'entrer dans ses murailles quand, au matin, les portes s'ouvrirent pour inviter la population locale à assister à l'exécution d'une esclave rebelle. Ranxor et ses compagnons dissimulèrent leurs armes sous leurs capes et se mêlèrent à la foule. Sa première idée était de rejoindre sa sœur et de profiter du supplice pour lui faire quitter discrètement l'endroit. Les esclaves étaient regroupés dans un coin de la cour ; à voir leur état misérable, il comprit que Lodos n'avait pas menti sur leur sort. Il fouilla la troupe des yeux, cherchant une chevelure noir corbeau, mais ne la trouva pas. Une rumeur parcourut la foule quand les soldats firent monter sur l'échafaud la condamnée. Ranxor tourna la tête et une violente émotion l'envahit. La jeune femme de vingt ans, offerte nue à la vue de tous, avait le corps couvert d'hématomes et de traces qui ne laissaient guère de doutes sur les violences subies, tout comme le rictus concupiscent des gardes qui l'entouraient. Venin releva la tête et parcourut la foule du regard. Ses yeux croisèrent ceux de son frère, sans le reconnaître ; ils brûlaient de haine et le jeune homme sut que, malgré tout ce qu'elle avait enduré, elle n'était pas brisée. Une rage meurtrière s'empara de lui : il ne pourrait pas la soustraire seul des mains de ses bourreaux, il n'avait donc plus le choix. Il tira son épée et lança à ses compagnons :

— À l'attaque !

La surprise envahit la foule, tandis que Ranxor se précipitait vers l'estrade et que ses complices se jetaient sur les gardes. Aux premières effusions de sang, les paysans, affolés, s'enfuirent à toutes jambes en entraînant femmes et enfants. Profitant de la confusion, les esclaves du manoir se lancèrent dans la bataille.

Le bourreau tenta de s'interposer à l'arrivée de Ranxor, mais celui-ci, d'un geste plein de rage, lui enfonça son épée dans le cœur. Il le repoussa d'un coup de pied dans le ventre avant d'affronter les autres soldats. Venin était tombée à genoux et le fixait, les yeux écarquillés ; elle murmura :

— Ranxor...

Malgré le brouhaha, il perçut sa voix et lui répondit :

— Tiens bon, petite sœur, je vais te délivrer.

Alors que le jeune homme combattait un des gardes, un autre leva son arme pour en frapper Venin :

— Sale garce, tu vas recevoir ce que tu mérites !

Une flèche atteignit le soldat à la gorge avant qu'il n'ait le temps de terminer son geste ; Ranxor aperçut la femme blonde qui venait de tirer, une esclave du manoir. Le jeune homme tua son adversaire et ramassa sa dague sur son cadavre pour couper les liens de sa sœur. Il la couvrit de sa cape et la serra contre lui :

— Tu es libre, je vais veiller sur toi.

Elle tremblait, mais répétait, les yeux brûlants de haine :

— Je vais les tuer, je vais les tuer.

Autour d'eux, le massacre touchait à sa fin : les soldats étaient morts, submergés par le nombre, et la famille du seigneur, capturée, fut amenée devant Ranxor et Venin. Cette dernière s'empara de l'arme de son frère et, animée par la rage, les frappa aveuglément. Le jeune homme la laissa faire, comprenant ce qu'elle ressentait. Lorsqu'enfin tous furent morts, il la vit vaciller ; il eut juste le temps de se précipiter avant qu'elle ne perde conscience dans ses bras, vaincue par le choc. Il la souleva et l'emporta vers leur convoi qui venait de s'avancer aux portes du manoir. Celui-ci doubla de taille quand les esclaves du lieu, libérés, se joignirent à eux. Ranxor confia sa sœur à deux de ses compagnes, puis ordonna de reprendre la route. Tous le supplièrent de ne pas traîner là et de fuir vers des terres plus hospitalières. Il n'y était pas opposé, mais la découverte des supplices endurés par sa sœur avait ravivé sa haine pour leur géniteur et il ne pouvait pas partir en le sachant encore vivant. Ordonnant à la troupe de continuer la route, il entraîna une dizaine d'hommes fidèles et le véhicule qui transportait Venin vers leur village natal. Même si celle-ci, trop faible, ne pourrait participer à leur vengeance, il la voulait à ces côtés en cet instant.

La journée tirait à sa fin quand le petit groupe parvint au hameau. À leur arrivée, les habitants s'éparpillèrent et se réfugièrent dans leurs masures, effrayés par ces étrangers armés couverts de sang. Ranxor aperçut deux paysannes faire rentrer précipitamment des enfants dans celle de Widor. Il s'arrêta à proximité de la maison et rejoignit le chariot. Venin venait d'ouvrir les yeux et s'asseyait avec difficulté, soutenue par la femme blonde qui les avait aidés lors de l'attaque. Elle le fixa, avant de murmurer d'une voix rauque :

— Où sommes-nous ?

— Dans notre village natal. Ils vont enfin payer pour ce qu'ils nous ont fait.

— Tue-les... pour moi... je veux les voir crever...

— Je te le promets.

Confiant le chariot à deux de ses compagnons, Ranxor s'avança avec ses hommes vers la masure de son père : elle n'avait guère changé, toujours ses murs en torchis et son toit de chaume, un peu plus abîmés que dans son souvenir. Alors que les pas de leurs chevaux résonnaient dans le silence, la porte s'ouvrit et une silhouette familière s'encadra sur le seuil, avant de sortir, suivi par deux autres hommes. Ranxor reconnut Widor, ainsi que Kroll et Odon. Son géniteur avait vieilli, il boitait et affichait une maigreur qu'il partageait avec ses beaux-fils. Le paysan essaya de se redresser et lança à son visiteur d'un air bravache :

— Qui es-tu ? Que me veux-tu ?

Le jeune homme émit un ricanement moqueur :

— Tu ne me reconnais pas ? Tu croyais t'être débarrassé de moi, il y a quinze ans, mais je t'avais promis que je reviendrais.

Widor pâlit et vacilla, avant d'essayer de se reprendre. Toutefois, Ranxor avait vu la peur passer dans ses yeux et savait qu'à présent, il était le plus fort, surtout avec ses compagnons d'armes à ses côtés. Il mit pied à terre et dégaina son épée. Aussitôt, Kroll tenta de s'interposer pour protéger les siens, un gourdin à la main. Sans lui laisser le temps de frapper, Ranxor lui enfonça sa lame dans la poitrine. Son frère adoptif hoqueta, surpris, et lâcha son arme avant de s'effondrer à terre. Un hurlement déchira le silence :

— NON !

Une silhouette fluette arriva en courant : Begga avait vieilli elle aussi. Elle n'avait plus que la peau sur les os, bien loin de la femme autoritaire qui menait le foyer d'une main de fer. Alors qu'elle tendait la main vers Kroll, Ranxor la frappa au visage et elle s'effondra au sol. Widor se jeta sur son fils ; ce dernier, plus rapide, lui décocha un coup de poing dans l'estomac, qui le plia en deux. Il tomba à genoux, mais releva un regard plein de haine vers celui qui le dominait désormais :

— T'es qu'une sale engeance, j'aurais dû te tuer à ta naissance, et ta sœur aussi.

— Mais tu ne l'as pas fait, et aujourd'hui, vous allez mourir !

Sur un signe de Ranxor, ses compagnons étaient descendus de leurs montures et rentraient dans la maison pour en extirper ses occupants. Terrorisée, Begga se mit à trembler et à supplier :

— Pas les enfants, y sont innocents, y vous ont rien fait !

Devant lui se trouva bientôt le reste de la famille, Odon, deux femmes et trois gamins âgés de trois à huit ans. Il les toisa les uns après les autres, implacable, tandis que Begga sanglotait et répétait :

— Pitié, pitié...

Cette attitude servile pleine de peur ne fit qu'accentuer la colère de Ranxor :

— Crois-tu que je vais tout oublier parce que tu demandes pitié ? Vous nous avez opprimés, Venin et moi, et condamnés à une vie de souffrance en tant qu'esclaves. Vous n'avez même pas idée de tout ce qu'on a dû supporter ! Votre mort ne sera pas assez douce pour payer tout ça.

Odon, désarmé, tenta tout de même de se jeter sur lui. Ranxor l'empala aussitôt sur son épée, provoquant les cris d'une des femmes, sans doute son épouse. Il la fixa et la reconnut : c'était une des filles de Leuba, la paysanne qui les avait parfois aidés, Venin et elle, pendant leur enfance. Sa voisine était sa sœur. Le jeune homme reporta son attention sur son géniteur qui, toujours à genoux, l'apostropha avec mépris :

— Vous allez p't-être nous tuer, mais vous survivrez pas longtemps... Ça s'voit que vous vous êtes révoltés, les nobles vont pas tarder à vous envoyer leurs soldats pour vous donner une bonne correction.

— Ils n'y arriveront pas, et tu ne seras plus là pour le voir... aucun d'entre vous d'ailleurs !

Ranxor attrapa Begga par les cheveux pour lui relever la tête et, d'un geste rapide, lui trancha la gorge avant de la jeter au sol :

— Saignée comme un porc, c'est tout ce que tu mérites, et toi aussi...

Avant que son père n'ait le temps de réagir, il lui fit subir le même sort et les regarda se vider de leur sang, leurs corps tressautant dans leur agonie. Ranxor releva la tête vers les deux femmes terrifiées et les enfants qui observaient la scène, les yeux écarquillés par la peur : l'aîné, un garçon, protégeait les deux fillettes en les retenant contre lui. Une phrase résonna dans son esprit :

— Protège ta sœur...

Ranxor serra la main sur la poignée de son épée en reconnaissant la voix douce et familière de Lyna. Il hésita quelques secondes, puis rengaina son arme et tourna les talons en ordonnant à ses hommes :

— Justice est faite, inutile de traîner ici.

Il remonta à cheval et retourna vers le chariot d'où, assise près de l'ouverture, Venin avait assisté à toute la scène. Elle lança un regard accusateur à son frère :

— Pourquoi tu ne les as pas tous tués ?

— Parce que ce n'est pas ce que maman aurait voulu. Elle est vengée maintenant, et nous aussi.

Ils se fixèrent longuement dans les yeux, puis la jeune femme, encore affaiblie, baissa les paupières. Ranxor se pencha pour poser sa main sur la sienne et lui murmura :

— Nous sommes ensemble et rien ni personne ne nous séparera plus jamais.

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