Je traîne les pieds pour rentrer à l'appartement, mon frère m'a annoncé par SMS qu'il avait invité ses amis à boire un thé à la maison et je n'ai aucune envie de rentrer et d'être confrontée à des inconnus. Cette journée a déjà été assez éprouvante, épuisante et étrange pour ne pas en plus devoir faire bonne figure et ne pas pouvoir me poser tranquillement chez moi. Je comprends que mon frère veuille passer du temps avec ses amis aujourd'hui, mais vraiment ça tombe mal pour moi, même si je n'ai aucune autorité pour dire à mon jumeau qu'il n'a pas le droit d'inviter quelqu'un chez nous. Au moins, une chose est sûre, vue comme l'appartement est petit, ils ne risquent pas de passer le dîner avec nous, encore moins la nuit.
Arriver devant le petit immeuble de brique qui abrite notre logement, je n'en reviens pas que dans vingt-quatre heures, je déménagerais enfin. Deux ans que j'attends ce moment. Définitivement, je ne regretterais pas cette ville. Je crois que parmi les neuf villes où j'ai vécu, c'est celle où j'ai le moins d'attaches. C'est peut-être la ville qui m'a vue naître, mais je n'ai aucun souvenir dans ses rues, tout ce que j'en ai vu, c'est le trajet pour aller à la gare, le supermarché et la bibliothèque. Je n'y ai même pas passé l'été, ce qui me force habituellement à passer un peu plus de temps dans la ville, même si les lieux sont restreints. Mais ici, je n'ai aucun souvenir ni aucune attache. Je n'ai que ma famille à qui je rendrais visite de temps à autre, au moins pour m'assurer que tout va bien.
Je franchis la porte et monte la volée de marches avant de sortir mes clefs et d'ouvrir la porte. Quand j'entre, la conversation animée entre mon frère et ses amis se stoppe, rendant l'appartement bien silencieux et triste. Après avoir refermé derrière moi, je salue nos invités qui sont installés sur le canapé. Enfin, installés... c'est un bien grand mot. Le canapé permet officiellement de loger que deux personnes et ils sont trois, alors les deux garçons sont assis normalement, tandis que la fille est assise sur l'accoudoir, coller au jeune roux, avec trop de promiscuité entre eux pour que ce soit simplement de l'amitié. Cameron, en tant que bon hôte, leur a laissé le canapé et s'est simplement installé sur une chaise de la table à manger, n'ayant eu besoin que de la retourner pour être à proximité de ses amis.
En voyant cette petite scène, je me rends que c'est la première fois que je rencontre ses amis de Montrose... Ça fait six mois qu'on habite ici et c'est la première fois que je les vois... Je sais les reconnaître bien sûr vu que mon frère m'a parlé d'eux. Je suis capable de dire que le brun bronzé est sûrement Sydney, tandis que le roux doit être Irving et la fille aux cheveux auburn semble logiquement être Jenny. Mais je ne les ai jamais vus en vrai...
En se rendant sans doute compte en même temps que moi que je ne les ai jamais rencontrés, Cameron explique :
— Je ne vous ai encore jamais présenté ma sœur non ? Donc je vous présente Lindsay, ma jumelle si ça ne se voit pas assez. Et donc Lindsay, voilà Sydney, Irving et Jenny.
Mon frère est tellement fier en me présentant que j'en ai un peu honte... définitivement, je déteste l'admiration que me porte mon jumeau et je n'ose même pas penser à tout ce qu'il a pu dire à ses amis sur moi...
— Enchanté... Ça me fait plaisir de vous rencontrer enfin. Vous m'excuserez de vous abandonner, j'ai encore quelques affaires à préparer, affirmé-je avant de me retirer dans la chambre que je partage avec Cameron, fuyant clairement la pièce principale.
Mon comportement est à la limite de l'impolitesse, mais je n'ai pas envie d'entendre la moindre question. Et au moins, je laisse un peu d'espace à mon frère et ses amis, même si en réalité, je n'ai pas grand-chose à faire dans la chambre, je ne vais pas commencer à envahir le peu d'espace disponible dans la pièce à vivre.
— Enfin bref, où j'en étais ? demande Cameron dont la voix est seulement légèrement étouffée par le mur, mais je l'entends encore plutôt clairement sans avoir à tendre l'oreille.
Je range dans ma valise le petit tas de vêtements qui a été lavé aujourd'hui, tout en écoutant mon frère, me demandant rapidement ce qu'il pouvait raconter pour vouloir poursuivre là où il s'est arrêté
— Tu nous décrivais ton apnée prolongée, déclare l'un des deux garçons à la fois amusé et intrigué avec un fort accent espagnol, donc sûrement Sydney.
Je pouffe, donc c'était ça. Ça ne devrait même pas m'étonner en connaissant mon frère, il est bien sûr question de natation. Qu'est-ce que ça pourrait être d'autre ? Ce qui est plus « surprenant » par contre, c'est l'air profondément intéressé d'un de ses amis. Je ne contesterais pas que c'est bien que mon jumeau ait une passion, c'est juste qu'il n'est pas forcément passionnant quand il en parle...
— Ah oui ! Je vous jure, je suis resté beaucoup plus longtemps que d'habitude. Enfin, vous vous en êtes bien rendu compte. Mais j'y étais tellement bien. Vous savez bien que l'eau est mon élément, mais ça n'a jamais été aussi vrai qu'aujourd'hui. Aujourd'hui, je n'avais pas envie de sortir, mais en plus, je n'en avais pas besoin, j'avais presque l'impression de respirer sous l'eau ! J'y étais tellement bien ! Franchement, je n'en aurais pas vu vos têtes inquiètes, j'y serais encore ! Je rigole bien sûr, ce n'est pas possible, mais j'en avais vraiment l'impression, c'était impressionnant !
Tandis que je fais le tour de la pièce, vérifiant une énième fois que je n'ai rien oublié et que tout ce qui reste dans la pièce doit effectivement attendre demain matin pour rejoindre mes cartons, je me demande à quel moment mon frère s'est mis à raconter autant de conneries.
— Définitivement une journée trop bizarre aujourd'hui, rigole Jenny.
Je me fige, le cœur battant à tout rompre. Ça recommence. Je ne demande rien d'autre que de la tranquillité et de la normalité, et cette journée semble me harceler de regards étranges et d'autres bizarreries. Je ne sais pas si c'est le mot de trop ou le fait que je suis pour la première fois à l'abri des regards, mais de frustration, mes yeux me piquent et mes mains tremblent. Je me sens tellement stupide de me mettre dans un état pareil juste pour ça, cette journée a été dure mentalement. J'ai peut-être fait une fixette sur tout ce qui sortait de la normale, mais ça fait beaucoup. Je ne demande rien d'autre que de la normalité et de la tranquillité et pour la première fois en seize ans, je vais bientôt l'obtenir. Plus de famille défectueuse qui déménage tous les quatre matins, plus d'aller-retour, enfin pouvoir faire mes études normalement et tranquillement, enfin pouvoir vivre avec mes meilleurs amis. Et cette dernière journée avant, d'être normale et tranquille s'acharne à être bizarre et inexpliqué.
— Ce que je ne comprends pas, c'est qu'est-ce qu'il y avait dans notre eau ce midi... Non, mais je suis sérieux ! continue le deuxième garçon, sûrement Irving, un peu agacé. C'est quand même trop bizarre ! Franchement, j'ai presque l'impression qu'on est en train de devenir fou.
Tremblant encore, je m'assois sur le bord du lit et enlève mes lunettes. Il faut que je me calme.
— Pas la moindre idée, mais c'était génial en tout cas, remarque le supposé Sydney.
— Bah moi je trouve ça effrayant, insiste l'autre.
— Tu n'es vraiment pas... audacieux Irving, reproche Jenny, cynique.
— Eh bien moi non plus. Je vous laisse résoudre le mystère de l'eau ensemble, personnellement, je n'en ai pas la moindre idée. En attendant que vous trouviez la réponse, je vais parler un peu à ma sœur si ça ne vous dérange pas, conclut mon jumeau ne laissant que peu de place à la discussion.
Prise de court, j'essuie mes yeux et reprends mes activités, me rendant compte que je me suis arrêtée pour écouter. J'ai honte. Ça ne me ressemble pas d'espionner qui que ce soit et je devrais arrêter de penser à tout ça. Me reprenant en main, je sors et allume mon ordinateur, continuant ma liste d'objectifs de la soirée comme si de rien n'était. Quand Cameron rentre dans notre chambre à peu près au moment où je m'installe à mon ordinateur sur le bureau.
— Alors comme ça tu abandonnes des invités ? remarqué-je en rigolant
— Oh ils me pardonneront.
— Papa et maman ne sont pas là ? demandé-je pour vérifier, même si je devine déjà la réponse.
— Non, papa a eu une panne à Glasgow, il n'est pas encore parti, il prendra peut-être une chambre pour la nuit s'il n'arrive pas à faire réparer son camion avant que les garages ferment. Et maman a décidé de faire des heures sup' au pub du coup. On ne mange que tous les deux ce soir... remarque-t-il embarrassé en passant la main dans ses cheveux rendus raides et sombres par l'eau de la piscine. Mais j'ai été acheter un petit gâteau et maman a dit qu'on pouvait se préparer ce qu'on voulait... ajoute Cameron, comme si ça compensait l'absence de nos parents pour nos seize ans...