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- ÇA SERAIT BIEN DE PREVENIR SI TU NE RENTRES PAS POUR MANGER ! hurle la femme depuis la cuisine. Un jour, tu seras morte et je ne le saurais même pas.
- Tu parles, ça t'arrangerais bien ! murmure la jeune fille en passant la porte d'entrée.
Une fois dans la rue, elle passe la hanse de son sac par-dessus sa tête et le laisse danser sur sa hanche droite tandis qu'elle rejoint l'arrêt de bus le plus proche.
Des jeunes de son lycée sont déjà là, à chahuter entre eux. Ils s'interrompent en la voyant approcher, la dévisagent, puis reprennent leur activité comme si de rien n'était. Lily, comme chaque jour, s'assied sur le muret, éloigné d'une dizaine de pas du groupe de jeunes. Elle n'aime pas leur compagnie, aller en cours, regarder ces idiotes de pompom girls s'extasier devant les soi-disant beaux garçons, plaindre les moins populaires quand ces derniers les enferment dans leurs casiers ou leurs font les pires crasses, écouter ses camarades débattre de leurs potentielles notes de fin d'année. Et eux le lui rendent bien. Elle est comme invisible, personne ne lui parle, ne lui garde une place à la cantine, ne veut faire équipe avec elle en labo. Mais elle s'en fiche. Tout ce qu'elle veut, c'est avoir dix-huit ans, son diplôme et quitter cette ville de ploucs écervelés.
- Le bus arrive ! lance Tracy Summers, qui sort Lily de sa léthargie.
Elle laisse monter le groupe et s'installe juste derrière le chauffeur afin d'en être le plus loin possible, et, après quelques minutes de trajet, en descend la première et se dirige d'un bon pas jusqu'à sa classe.
- Eh Patterson ! l'interpelle Gabe Wallace, un « populaire ». Quand est-ce que tu vas te décider à enlever cette peinture de ton visage ? Je suis sûr qu'un peu mieux sapée, tu serais à mon gout et, toi et moi, on pourrait passer un moment sympa !
Il ajoute à ses parole un geste vulgaire en dandinant ses hanches d'avant en arrière. Quel con ! pense-t-elle en continuant son chemin comme si elle ne l'avait pas vu.
Lily attire souvent ce genre de moqueries : c'est une très belle fille, pas très grande, brune aux yeux bleus clairs toujours maquillés très noir, comme les vêtements qu'elle porte d'ailleurs. Certains se permettent des gestes déplacés (une fois seulement !), d'autres l'appellent « la vampire », à cause de son teint pâle, ou encore « la gotique ». Mais la plupart préfèrent l'ignorer.
- Salut Lily !
Ah non, tous ne l'ignorent pas... Josh est le seul qui lui adresse la parole. L'année dernière, lors de son premier jour, elle l'avait accidentellement aidé à échapper à une brute et depuis ce jour, il semble prêt à tout faire pour la remercier, ou, se faire oublier d'eux en profitant de l'aura d'invisibilité de Lily.
- Salut !
- Tu as dit à la folle pour ce soir ?
- Non, elle a pas besoin de savoir... Et puis de toute façon elle s'en fiche !
C'est ainsi qu'ils surnomment la femme chez qui vit Lily. Elle est orpheline et va d'une famille d'accueil à l'autre depuis son enfance. Elle n'a jamais eu la chance de trouver de bonnes personnes qui voulaient la garder chez eux, la pire étant quand même la dernière en date : Irma a une petite cinquantaine d'années, et devait être une belle femme lorsqu'elle était jeune. Seulement, c'était avant de tomber dans la drogue, l'alcool et la prostitution. Lily savait qu'elle ne devait pas rentrer chez elle avant vingt-trois heures, sans risquer de tomber sur un de ses clients, dont certains étaient trop entreprenants avec elle. Elle avait déjà fui devant l'un d'eux, trop fort pour qu'elle ne puisse se défendre seule, malgré sa « petite » maitrise de certains arts martiaux.
Elle passe donc la plupart de ses soirées chez Josh, qui, par chance, vit dans le garage de la maison familiale par manque de place depuis l'arrivée d'un cinquième petit frère, il y a un peu moins de deux ans de ça.
- Au fait, bon anniversaire, ajoute Lily avec un léger sourire que Josh accueille comme le plus grand bonheur de sa journée.
- Merci !!! J'arrive toujours pas à croire que j'ai enfin dix-huit ans !!!
Lily n'ajoute rien, suivant machinalement son camarade, derrière le professeur qui vient d'entrer dans la classe.
Les cours terminés, Josh attend son amie devant l'entrée du bâtiment. Ils n'ont pas le même emploi du temps, ce qui ne l'empêche pas de s'arranger pour finir chaque jour à la même heure qu'elle.
- Ta petite amie, la zarbi , a encore été retenue par le prof de math, lui lance, d'un ton moqueur, Emmy Darwin, la chef des pompom girls.
Josh ne sait pas trop quoi répondre. Il songe en lui-même que ce doit être la première fois en deux ans qu'elle lui adresse la parole.
En effet, avant que son père ne perde son emploi de cadre supérieurs, Gabe, Emmy et les autres étaient ses amis. Mais à présent, il n'était plus que le fils du vigil du centre commercial. Parfois, il s'étonnait à rêver de retrouver son ancienne vie, faite de soirées, d'argent facile, de petites amies, mais s'il avait toujours fait partie de cette bande, jamais il n'aurait connu Lily. Lily qu'il aime secrètement depuis bientôt un an, qu'il adore recueillir chez lui et à qui il souhaite tout donner afin qu'elle soit heureuse.
Pourtant, elle reste distante, méfiante, solitaire.
Dans les moments où il broie du noir, Josh se surprend même à croire qu'elle ne reste amie avec lui que pour profiter de la quiétude de sa chambre en place de l'horreur qui pourrait lui arriver chez elle.
Il patiente depuis près d'une heure quand elle apparait enfin dans l'encadrement de la grande porte. Elle semble contrariée.
- Tu aurais dû t'en aller, lâche-t-elle, visiblement énervée.
- Et ne pas fêter mon anniversaire avec toi ? Ah ça non ! Qu'est-ce qu'il s'est passé ?
- Je lui ai encore fait remarqué son incompétence, dit-elle seulement en s'asseyant sur le siège passager de la vieille Chrysler.
Lily s'était toujours entendue dire qu'elle avait des facilités. Elle surpassait aisément ses camarades, et parfois même ses professeurs, et ne manquait pas de le leur faire remarquer d'une façon peu aimable, ce qui lui valait régulièrement des retenues pour indiscipline.
Elle aurait voulu passer son baccalauréat l'année dernière déjà, mais comme elle n'a pas de « vraie » famille, l'académie lui avait refusé ce droit, pour éviter d'avoir une diplômée mineure qui erre dans les rues par leur faute. Ils lui avaient dit que c'était pour son bien, toutefois, Lily l'avait interprété à sa façon.
- On passe à l'épicerie ? Plus besoin du vieux Frank pour s'acheter de la vodka maintenant !
- Pourquoi pas ! Ça nous mettra en forme avant le concert !
Après quelques courses, Lily entre directement dans le garage, son ami étant partit saluer sa famille. Ces derniers ne l'aiment pas beaucoup et l'accusent d'avoir une mauvaise influence sur leur fils. S'ils savaient qu'avant de la connaitre, il harcelait les clochards, volait dans les magasins et fumait et buvait chaque week-end avec sa bande d'enfants de bonne famille, ils feraient une attaque cardiaque. Mais elle n'a jamais osé le leur dire. Elle sait trop ce qu'est le manque de parents aimants auprès de soi, et ce que c'est de ne pouvoir compter sur personne. Ce n'est pas ce qu'elle souhaite pour lui. Il est son ami, même si, parfois, elle doute de le mériter.
Machinalement, elle ouvre la boîte de popcorn, dépose le sachet dans le micro-ondes et écoute distraitement les graines éclater sous la pression de la chaleur. Elle contemple sans s'en rendre compte, la petite pièce que certains pourraient qualifier de « délabrée », mais qui est, pour elle, ce qui s'apparente le plus à un véritable foyer. La porte du garage a été cachée derrière un mur de briques rouges, isolé grâce à de la laine de verre jaune qui dépasse par endroits. Josh le camoufle sous des posters de divers groupes, de rock essentiellement ; devant eux se trouve le seul trésor qu'il possède : un écran plat de cent-vingt centimètres avec, à ses côtés, l'indispensable console de jeux. Face à la télévision, le lit, surmonté d'étagères remplies de livres. Au fond, une petite salle de bain et, à l'entrée, un coin cuisine.
L'ampoule a nue qui pend du plafond, scintille quand Josh entre par la petite porte, côté jardin, à cause du fil qui court dans le mur, au-dessus de celle-ci, et qui est comprimé et coupe l'alimentation quand on bouge le panneau de bois.
Lily est assise sur l'une des trois chaises de jardin qui entoure la table verte en plastique, qui doit dater d'avant leur naissance. Elle a servi deux verres de vodka mélangée à un soda goût cerise, et vide le sac contenant les grains de maïs éclatés dans un saladier.
- A table ! dit-elle en souriant pour de vrai cette fois.
- Miam ! Tu es un vrai cordon bleu quand tu veux !
- Comment vont tes parents ?
- Bien. Chase tient enfin sur ses pieds donc Maman est à la fois fière qu'il marche et affolée car il a accès à beaucoup trop de choses dans la maison.
- Lui voilà une raison de plus de s'inquiéter, rit Lily qui sait que la mère de Josh est d'une nature très stressée, contrairement à son fils ainé.
- Ils m'ont demandé ce que je faisais ce soir, reprend-il, l'air grave.
Lily perd aussitôt son sourire. Elle sait que son père lui a fait promettre de ne plus la voir sous peine de sanction, et, à cet instant, elle a un peu peur pour son ami.
- J'ai menti, la rassure-t-il. J'ai dit que ma petite amie venait me voir et qu'ensuite on irait au concert. Comme ça je suis sûr que ma mère ne va pas débarquer à l'improviste. Elle a trop peur de me surprendre dans une position plus qu'inconfortable, rit-il.
- Je ne devrais pas mais je préfère ça.
Après une heure, l'alcool aidant, l'ambiance dans le garage est devenue beaucoup plus conviviale.
- Heureusement que la salle n'est qu'à quelques minutes à pied, rit bêtement Josh. Je ne suis pas en état de conduire.
- Moi j'ai pas le permis, enchaîne Lily. Mais même si je l'avais, je pourrais pas non plus. J'aurais déjà dû le passer mais j'ai trop la flemme !
Ils rient tous deux de bon cœur, puis décident de sortir d'ici, avant de rater le début du show. A pas de velours, ils traversent la cour bras-dessus bras-dessous, ricanant pour un rien. Ils distinguent les parents du jeune homme à travers les rideaux, mais ces derniers ne bougent pas lorsqu'ils passent sous la fenêtre.
- Tu es sûr qu'on pourra entrer ? demande Lily une fois dans la rue, retrouvant momentanément son sérieux.
- Oui ! Certain ! Le patron du bar qui l'organise est un ami de mon oncle. Il m'a dit que j'étais le bienvenu chez lui !
- Si tu le dis...
Et effectivement, une fois devant la porte, Josh interpelle un dénommé Vince, qui le salue, le félicite d'avoir une si jolie copine, et leur donne accès au carré VIP juste devant la scène.
Tous deux voulant fêter dignement la majorité de Josh, boivent plus que de raison, trinquant avec les inconnus à leurs côtés, riant et chantant à tue-tête.
Lily sait que cette attitude n'est pas la sienne, qu'elle se laisse beaucoup trop aller, qu'elle devra bientôt rentrer chez elle à pas de loup et retrouver cette peur qui lui tord le ventre chaque fois qu'elle s'endort dans cette chambre, peur d'être réveillé par un étranger, peur d'être assassinée par accident par un tordu drogué qui l'aurait prise pour Irma, peur de ne pas avoir le temps de vivre.
Le concert terminé, elle raccompagne son ami jusque chez lui, souhaitant le quitter sur le pas de sa porte, mais ce dernier la retient par le poignet.
- Reste, dit-il en titubant légèrement. Je ne supporte pas de te voir partir chaque soir sans être sûr de te revoir au matin. Je ne veux plus que tu sois malheureuse Lily, continue-t-il en déplaçant sa main gauche sur ses reins tandis que l'autre se perd dans sa chevelure.
Lily ressent la chaleur de ses paumes. Elle sait ce qu'il s'apprête à faire. Elle ne veut pas le laisser croire à un amour réciproque, mais ce soir, la peur de rentrer l'emporte sur la raison, et elle le laisse faire quand il l'attire contre lui et dépose un baiser sur ses lèvres.