VAGABONDAGES DANS LE CAUCASE...

Por NurDolay

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J'arrive trop tard ! Avec un petit retard de tout juste... cent cinquante ans ! J'aurais dû accompagner Dumas... Mais

Chez les "Terroristes" de Pankisi
A la recherche des Amazones
Chevauchée Folle en Pays Kabarde

Comment Je suis Devenue Célèbre au Daghestan

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Por NurDolay

          J'avais rendez-vous avec Shamil à Sotchi. Je partirais de Paris, lui d'Istanbul, pour nous rencontrer là-bas et poursuivre notre chemin ensemble vers le Daghestan.

            Shamil est danseur à Istanbul. Comme tous les Turcs d'origine caucasienne, il a grandi dans la culture de la danse. Depuis son enfance, il exécute ces danses frénétiques débordantes d'une énergie extrêmement virile, tout en étant pourvues d'une grâce étonnante.

           Nous avions donc décidé d'aller voir sur place, dans leur berceau, ces danses explosives comme si elles étaient exécutées sur un champ de bataille. En outre Shamil avait des projets pour établir des passerelles culturelles avec cette petite république caucasienne d'où étaient originaires ses aïeuls. Quant à moi, loin de la danse sauf en tant que spectatrice, je m'intéressais surtout, en tant que journaliste, à la situation politique actuelle dans ce pays où personne ne se rendait, pour la raison toute simple que le Daghestan était devenu, au cours des dernières années, un trou noir où les gens disparaissaient. La séquestration y était devenue presque un sport national. Pas seulement pour des raisons politiques, mais aussi pour des raisons tout bassement pécuniaires. On enlevait les gens pour obtenir une rançon plus ou moins proportionnelle à leur importance ou aux moyens dont disposaient leurs familles. Même en l'absence de moyens réellement existants, on prenait en considération le potentiel des proches des intéressés à mobiliser telle ou telle somme financière pour récupérer un être cher, un businessman ou un dirigeant politique dont la présence serait indispensable pour l'organisation dont il avait la charge. Mais parfois, malgré le paiement d'une rançon, on ne récupérait que la tête tranchée du corps de la victime.

           Les prix oscillaient entre dix mille et cinq cent mille dollars, allant même jusqu'à un million dans le cas de journalistes étrangers ou d'employés occidentaux des organisations humanitaires (qui s'étaient d'ailleurs pour la plupart retirées du pays à la suite de quelques cas dramatiques).

           Shamil ne savait pas tout cela. Il avait encore de la famille là-bas et il comptait sur leur aide pour toute recherche artistique et tout contact avec les gens du pays. Moi, je comptais sur ma bonne étoile, sur la prudence et une extrême discrétion dans mes démarches. Personne ne devrait remarquer la présence d'une étrangère dans le pays, et encore moins d'une étrangère journaliste.

         Juste une semaine avant la date convenue de notre rendez-vous à Sotchi, un Tupolev russe qui reliait Moscou à cette station balnéaire de la Mer Noire explose en plein vol. Un deuxième avion de ligne, décollant pratiquement au même moment de la capitale russe encore vers le Sud, s'écrase dans des conditions presque identiques. Avaries ou attentats terroristes, on ne sait pas encore. Selon certains, c'est un miracle que ces vieux appareils qui datent de l'époque soviétique puissent encore voler, surtout quand on sait le peu d'efforts consacrés à leur entretien. Selon d'autres, tout fait penser à des bombes qui auraient été placées à bord. Quelle qu'en soit la cause, le bilan humain est très lourd : 90 morts.

        Shamil m'envoie un mail pour s'excuser. Vue la situation tendue en Russie, il a annulé son voyage. Il est déjà trop stressé dans son travail et il n'a pas besoin de se payer encore quinze jours de tension et d'angoisse supplémentaires dans un pays en proie à la violence.

         Je le comprends. Les deux catastrophes dont l'une concerne plus précisément Sotchi, me donne, à moi aussi, un inexplicable frisson dans le dos comme si j'avais pu être dans l'un de ces avions, comme si je l'avais échappé de justesse. J'ai l'impression d'avoir bénéficié d'un sursis. Mais finalement ma curiosité est plus grande encore que ma consternation. D'ailleurs, s'il fallait restreindre ses mouvements à cause de ce qui se passe dans le monde, il faudrait carrément rester chez soi. La vie elle-même est trop dangereuse à vivre, selon cette logique. Je conseille à Shamil de se détendre en sirotant du raki au bord du Bosphore et je pars seule à Moscou.

          Les deux « attentats » ou « catastrophes » aériennes me font tout de même hésiter à prendre l'avion pour Makhatchkala, la capitale du Daghestan. Je ferais peut-être mieux de partir en train. Mes amis russes me le déconseillent. Un long voyage en train vers le Daghestan serait bien plus dangereux selon eux. C'est encore les lois du Far West ici. Les convois subissent régulièrement des attaques en cours de trajet et les passagers sont dépouillés de tous leurs biens, et même violentés. Ils réussissent à me convaincre d'autant plus que j'avais déjà goûté à ces dangers au cours d'un long voyage de la Yakoutie vers le Kazakhstan. On me l'avait même annoncé le jour J : «restez bien sur vos gardes, ce soir nous allons passer par l'Attaque du train ». Et l'attaque avait bien eu lieu à l'endroit presque baptisé « l'attaque du train » au milieu de la steppe kazakh.

             Je cherche donc des billets d'avion pas trop chers dans les pubs des journaux. Ces derniers temps, les prix se sont envolés en Russie, surtout pour les étrangers, qui sont soumis à une tarification différente, bien plus élevée que pour les locaux. Heureusement qu'il y a la compagnie Sbir qui affiche des réductions importantes sur ses tarifs.

           « Normal » disent mes amis russes, « depuis la catastrophe récente, les gens ne veulent plus tellement prendre l'avion. Surtout pas les vols de cette compagnie.»

             Ah bon. Qu'a-t-elle au juste cette compagnie ?

              « Le Tupolev qui allait à Sotchi lui appartenait. »

              Encore une fois « ah bon ! » Quelle autre compagnie je peux choisir alors ?

               « Volga-Avia » me répond-on. C'est la compagnie de l'autre appareil qui s'est écrasé en même temps.

                Le choix est décidemment limité. Je ne sais pas ce qui me prend d'aller tout de même frapper à leur porte, ou plutôt à leur fenêtre, car la compagnie d'aviation en question n'a même pas de bureau. Ils ont juste un guichet adossé au consulat géorgien et le même homme qui sert dans le consulat passe ensuite derrière la vitre du guichet pour vendre des billets d'avion. Je suis venue en fait pour le visa puisque j'ai l'intention d'aller aussi en Géorgie, mais la facilité de régler les deux choses ensemble m'arrange tout autant. Je n'aurai pas à courir d'une adresse à l'autre à Moscou, car j'ai hâte de quitter cette ville austère où j'ai l'impression en plus d'abuser de l'hospitalité des gens qui m'hébergent. La famille ingouche dont j'avais hébergé, pendant plusieurs mois, un membre réfugié à Paris, tient à me rendre l'hospitalité ici, mais le problème est qu'elle habite dans un tout petit appartement de deux pièces au rez-de-chaussée. On m'a donné l'unique chambre à coucher avec le grand lit double pour moi toute seule, alors que les autres s'entassent dans le salon. D'ailleurs, je découvre le matin, avec une grande honte, que le chef de famille a dormi dans sa voiture dehors, faute de place à l'intérieur. Si je les quitte pour aller à l'hôtel, ce sera perçu comme un affront, comme si je considérais qu'ils n'ont pas été à la hauteur pour accueillir une hôte qui leur fait l'honneur de rester dans leur modeste foyer.

              Devant le guichet de la compagnie Sbir, je découvre avec plaisir qu'il y a une réduction de presque 60 % sur les billets. Ca va me revenir dans les 20 dollars un aller simple. Au moment de sortir l'argent, j'hésite soudainement. Est-ce que ma vie n'a pas plus de valeur que 20 dollars ? Comment est-ce que je peux me réjouir de la possibilité de garder quelques dollars en poche en confiant mon existence à cette compagnie de cercueils volants ? Est-ce si indispensable d'ailleurs d'aller au Daghestan, en ce moment précis ? Qui m'y oblige ? Qui m'attend là-bas ?

             L'homme derrière le guichet remarque mon hésitation:

             « Ne vous inquiétez pas » dit-il, «nous avons désormais des Boeings. Vous n'allez pas voler en Tupolev».

               Soulagement d'un instant, car une question m'effleure l'esprit tout de même: quel âge pourraient-ils avoir ces Boeings ? En général, les compagnies occidentales se débarrassent de leurs vieux appareils en les revendant à la multitude de compagnies d'aviation privées qui ont surgi des décombres de l'URSS et de l'éclatement de son Aéroflot. Ces compagnies sont peu regardantes sur les conditions de sécurité, en sachant que personne ne leur demandera des comptes en cas de pépins. Que ce soit un Boieng ou un Tupolev, un vieil appareil mal entretenu est un vieil appareil usé.

             Comme si ce serait malpoli de faire demi-tour, je tends l'argent à l'homme au guichet et place le billet dans mon sac presque comme si je manipulais une bombe à retardement.

              Maintenant, il me reste une dernière chose à faire avant de quitter cette ville demain matin. Un dernier rendez-vous. Je file à la station de métro Rijskaia où je dois rencontrer un homme d'affaire passionné de chevaux. Il a des contacts avec d'autres passionnés au Daghestan et pourrait me donner quelques adresses utiles.

              Nous nous retrouvons dans une pâtisserie juste à côté de la sortie du métro. On bavarde pendant une heure, en prenant le thé accompagné de quelques gâteaux délicieux. On passe en revue toutes nos connaissances communes, et en voyant mes références dans le domaine des chevaux, il décide de me mettre en contact direct avec une personne importante du Daghestan. Il s'agit d'un bon ami à lui, professeur à l'Université, directeur d'une faculté prestigieuse et propriétaire d'une quarantaine de chevaux Akhal-Téké. Il l'appelle aussitôt pour lui annoncer mon arrivée le lendemain. Le professeur est heureusement disponible et il promet de venir en personne me chercher à l'aéroport. Je serais d'ailleurs son hôte pendant mon séjour au Daghestan.

             C'est un grand soulagement de savoir que j'aurai un point de chute de confiance dans ce pays dangereux. Mon interlocuteur me propose encore une tasse de thé et quelques gâteaux, mais je refuse car mon vol partira aux aurores et je ne veux pas rentrer trop tard.

             Je quitte l'homme d'affaire et reprends le métro. Au bout de 20 minutes j'arrive à ma destination, mais il y a une agitation pas tout à fait habituelle dans cette station plutôt banale et calme de ce quartier périphérique. Les gens s'attroupent avec inquiétude autour de quelques agents de service. Il y a des policiers et des militaires qui courent dans les couloirs. Je demande à l'un des passagers ce qui se passe. Il me répond qu'une bombe vient d'exploser dans une sortie de métro, en faisant près de 40 morts.

               « Dans quelle station ?»

                « A Rijskaya » répond l'homme, « il y a tout juste un quart d'heure ».

                Rijskaia, c'est là où je suis entrée dans le métro il y a 20 minutes. Si j'avais accepté de prendre encore une tasse de thé, j'aurais sans doute été parmi les victimes. Encore une fois j'ai un frisson dans le dos, un drôle de sentiment d'avoir échappé de justesse à la mort, d'avoir eu encore un sursis. Je ne sais plus quoi penser. Le destin semble guider mes pas sans que je puisse réfléchir ni prendre une décision par moi-même.

                 Quand l'avion de la compagnie Sbir atterrit à Makhatchkala, je suis presque étonnée d'être arrivée intacte et sans incident. Le professeur m'attend sur le tarmac et me conduit directement chez lui, avec une escorte de deux voitures, une devant, l'autre derrière! Je ne me connaissais pas si importante. J'ai presque honte que mon hôte se soit cru obligé de mobiliser de tels moyens pour m'accueillir.

               J'apprendrai assez vite pourtant que ce n'est ni un signe d'hospitalité exagérée ni une trop grande importance attribuée à ma modeste personne, mais une situation tout à fait banale faisant partie du quotidien de la famille. La villa est entourée de hauts murs, de caméras de surveillance et deux hommes armés montent la garde près d'énormes portails en fer, relayés par d'autres qui campent à l'intérieur, dans le petit jardin.

              Le professeur explique que la plupart des gens aisés sont obligés de s'offrir de tels moyens pour ne pas être victimes d'enlèvements crapuleux. Son fils de sept ans est conduit à l'école accompagné de la même escorte, et en dehors de ce petit trajet scolaire obligatoire, il n'a pas le droit de sortir de la maison. Son monde de jeu est dans le sous-sol où on lui a construit un Disneyland en miniature et une salle de sport. Pareil pour sa femme. Elle fait ses courses sous la protection de ces mêmes gardes qui sont en fait des anciens officiers de l'armée. Jeunes et sportifs, ils ont échangé leurs galons de capitaine ou de lieutenant pour un salaire plus intéressant. On me fait comprendre tout de suite que le même régime carcéral s'appliquera aussi à moi ! Je peux rester chez eux, comme leur hôte, le temps que je voudrai, me reposer, manger, boire, mais en dehors de la sortie que nous allons faire tous ensemble pour aller voir les chevaux du professeur à la campagne, je ne dois absolument pas m'aventurer dans les rues de Makhatchkala. Mais j'ai des gens à voir, comment faire pour cela ? « Eh bien, ces gens viendront ici, à la maison» m'explique-t-on. D'ailleurs de quels gens s'agit-il ? Il ne serait pas prudent de s'entretenir avec n'importe qui. Il faut d'abord se renseigner sur eux avant de leur donner rendez-vous.

                Je me sens comme une souris qui se trouve enfermée dans le piège où elle s'est introduite de son plein gré, en ne sentant que le morceau de fromage qui est dedans. Dans mon cas, le fromage, ce sont les chevaux. Que vais-je faire à l'intérieur de ces quatre murs en attendant qu'on m'organise les choses. Il n'y a même pas une jolie vue à regarder par la fenêtre puisque la maison est entourée de hauts murs qui empêchent qu'on voie la rue. J'ai envie de rappeler au professeur que je ne suis pas une petite jeune fille de dix-huit ans, et que même à dix-huit ans, j'étais partie d'Istanbul en auto-stop pour faire un tour de toute l'Europe sans que mes propres parents aient pu m'en dissuader. Le pire, c'est que, le professeur ne sera pas là pendant les deux prochains jours, donc il faudra attendre son retour pour organiser mon emploi du temps. Sans sortir de la maison bien-entendu !

              Partir en défiant les règles de protection et d'hospitalité, surtout en son absence, serait le plus grand affront pour lui. Il serait ridiculisé non seulement auprès de ses connaissances, mais même vis-à-vis de ses gardes qui ne le respecteraient plus.

              La conversation avec sa femme reste d'un intérêt limité. Elle m'interroge sur la vie des femmes mariée en Turquie et en France, sujet qui ne me passionne guère, bien qu'étant mariée moi-même. Je n'ai pas trop l'habitude de lire les magazines qui trainent dans les salles d'attente des cabinets médicaux, et étant plutôt spécialiste des questions de géopolitique, je ne saurai pas trop l'informer sur la misère ou la fortune des Turques ou des Françaises mariées. J'apprends en revanche qu'elle souffre d'un problème qui a l'air d'être assez répandu ici: la polygamie.

            « Oui », dit-elle, «le Daghestan fait bien partie de la Fédération de Russie et on est régi par les lois fédérales, mais dans la pratique, il y a beaucoup d'hommes maintenant qui ont deux femmes, deux familles, deux maisons. Du moins, ceux qui ont les moyens de se les payer''.

            Et elle m'avoue, avec un peu de gêne, que son mari fait partie de ce lot de « gens heureux ». D'où son absence actuelle. Notre éminent professeur ne serait donc pas parti pour des raisons professionnelles, mais pour aller passer ses deux jours hebdomadaires avec son autre famille.

             Pendant que mon hôte prépare des plats succulents pour me gaver pendant ces deux jours, j'essaie de me rendre utile en lui proposant de l'aider, mais les coutumes locales interdisent qu'on fasse travailler l'invité, ne serait-ce que pour éplucher une carotte. Je reste donc dans la cuisine à la regarder travailler et à répondre à ses questions. Elle me demande si mon mari aussi a une deuxième famille. Une question que je ne m'étais jamais posée jusqu'alors, moi qui suis souvent absente de la maison.

            « Est-ce considéré normal en France, ou en Turquie? » me demande-t-elle pudiquement. « Ici, on ferme les yeux, on accepte. La société aussi l'accepte, pas seulement l'épouse légitime.»

             Je réfléchis quelques secondes sur les comparaisons:

              « En Turquie, ce genre de pratique n'est acceptée que dans les villages reculés, sinon la femme demande tout de suite le divorce avec une pension alimentaire. La société désapprouve fermement la polygamie. En France, c'est un peu différent. Il y a bien sûr des lois contre la polygamie, mais on a même eu un Président de la République polygame, et ses deux familles ont été tolérées sans façon par la société.»

              Elle semble soulagée en voyant que son sort n'était pas très différent de la plupart de ses semblables.

               Enfin arrive le grand jour où le maître de la maison revient délivrer ses captives. Je vais finalement pouvoir sortir pour aller jusqu'à Derbent, pendant qu'il s'occupe des préparatifs pour notre visite au village où se trouve sa ferme et ses chevaux. Derbent, cette ville historique au sud du pays, est l'une des étapes mythiques de la route de la soie, un carrefour important où se croisent même aujourd'hui des marchands venus des quatre coins du Caucase, pour troquer des produits de consommation courante achetés dans les bazars d'Istanbul ou ramenés de Chine contre toute une gamme de produits locaux et colorés: des tapis, de l'artisanat en argenterie, du caviar caspien, des amandes et des raisins ouzbeks.

                Mes deux gardes du corps, de l'ethnie des Avars comme le professeur, s'avèrent être de grands mélomanes. Tout le long du voyage ils me feront découvrir les rythmes les plus frénétiques de leur musique, en lâchant même le volant de la petite Jigouli pour danser aux moments les plus irrésistibles de ces notes entrainantes. A un poste de contrôle, j'espère secrètement que la police nous arrête pour rappeler à notre chauffeur les règles simples de la conduite, mais ce n'est pas un sifflet de policier qui pourrait arrêter un Avar, ni même une épée comme ils l'ont démontré dans l'histoire. Le joyeux gaillard continue sa danse tout en faisant des grimaces au flic et lance la voiture droit sur lui en feignant de l'écraser, avant de filer en trombe devant le regard impuissant du pauvre homme. Et on réussit néanmoins à arriver à Derbent intacts, sans avoir d'accident !

                Mais trop tard ! Avec un petit retard de tout juste cent cinquante ans !... Cette ville qu'on découvre enfin dans l'enceinte de ce qui reste des anciens remparts, ne ressemble en rien à la description éblouie de mon prédécesseur qui contemplait, de ce même endroit, les mille couleurs scintillant sous son regard. J'aurais dû accompagner Dumas dans son périple du Caucase d'avant la « civilisation ».

              Il reste heureusement un centre historique qui rappelle vaguement la gloire ancienne de ce qui a été transformé aujourd'hui en une cité soviétique quelconque, avec ses barres d'immeubles et ses larges avenues.

            Je veux voir tout d'abord le marché, ce lieu splendide où tout se croisait il n'y a pas si longtemps. Un lieu dangereux aussi, car à part les marchandises, toutes sortes d'intentions s'y croisent aussi. J'essaie de ne pas trop m'éloigner de mes gardes du corps en arpentant les petites allées entourées d'échoppes colorées. Ce n'est certes plus le lieu dont j'avais vu les photos, mais j'aimerais quand-même en capter quelques images. Seulement, comment faire sans attirer l'attention sur moi, sans montrer à tout le monde qu'il y a une étrangère qui s'y promène, une belle proie qui peut rapporter gros. Je me cache un peu derrière un poteau à l'angle d'un auvent et je sors mon appareil photo discrètement, l'objectif dépassant à peine du parapet devant moi, et pendant que j'essaie de viser comme un soldat retranché derrière sa barricade, j'entends, avec stupéfaction, l'un de mes gardes du corps lancer un cri de guerre vers le public : «Hé ho ! Souriez, souriez !. Vous êtes photographiés par une journaliste. Vous passerez à la télé française demain».

              Je n'en reviens pas d'une telle idiotie. Avant même que je puisse l'arrêter, il court entre les gens en criant à tue-tête : « souriez, souriez ». La vendeuse derrière son étal de têtes de mouton grillées que je voulais photographier n'est pas très contente et se lève pour partir, en laissant sa place à mon idiot de garde du corps. Celui-ci s'asseoit aussitôt sur le cageot libéré et pause avec un sourire dont les dents rivalisent avec celles de la rangée des têtes de mouton grillées! Les gens commencent à s'attrouper autour de nous. Je comprends qu'il est grand temps de quitter ce lieu dont je suis devenue la vedette malgré moi.

             Notre prochaine étape est la mosquée historique de Djouma, construite au 7ème siècle. Je rappelle à mes gardes du corps d'éviter de faire des choses qui attirent l'attention des gens sur nous. Avoir des ennuis doit certes faire partie de leur métier, mais moi, je préfère exercer le mien intelligemment, sans être otage dans un cachot pendant des années ! Donc, discrétion maximum, s'il vous plait !

            L'enceinte centrale de la mosquée est entourée de larges verrières que les fidèles peuvent occuper en cas de grande affluence. Elles sont couvertes aussi de petits tapis aux couleurs chatoyantes, sur lesquelles je découvre, avec un grand étonnement, des effigies d'hommes et de femmes dans des paysages bucoliques, enlacés sur une balançoire ! Pourtant, je croyais que le Daghestan était un pays très strict sur les règles islamiques. Quand on pense qu'aucune figure humaine n'est autorisée par cette religion, on reste bouche-bée devant ces tapis presque érotiques sur lesquels les fidèles posent leurs fronts... Ou peut-être leurs lèvres aussi, tant qu'à faire.

            En partant, un homme m'interpelle et m'ordonne de me couvrir la tête et les bras. Lui-même porte une chemise à manches courtes.

             « Et vous alors ? » je lui rétorque. « Pourquoi vous ne couvrez pas les vôtres? »

             L'homme stupéfait me dévisage un instant, avant de reprendre sûr de lui:

             « Je suis un homme. Mais les femmes doivent se couvrir ».

              Sa réponse m'agace tellement que je ne peux pas m'empêcher d'entrer dans une altercation verbale avec lui :

             « Vous pensez qu'Allah ne pourrait pas voir mes cheveux à travers le foulard ? Je croyais qu'il voyait tout. Et qui êtes-vous d'ailleurs pour me donner de telles consignes ? »

            « Je suis l'imam de cette mosquée » répond l'homme sur un ton très irrité maintenant.

           « Oui, mais la mosquée ne vous appartient pas. C'est la maison de Dieu. Et même si je commettais un pêché en entrant sans foulard, vous devriez savoir, en tant qu'imam, que chaque individu est seul responsable de ses actes et que personne ne peut s'interposer entre lui et Dieu. C'est ça la beauté de l'Islam ! »

           L'imam n'est pas convaincu et il s'accroche à sa parcelle d'autorité, autant que moi à mes arguments.

           « D'où vous sortez ces choses ? Qu'est-ce que vous connaissez à l'Islam » me demande-t-il.

           « Et vous, à quoi pensez-vous lorsque vous embrassez cinq fois par jour ces jolies filles dessinées sur les tapis de votre mosquée? A Allah ou aux bras nus sur les balançoires ? »

          Je regrette aussitôt ce que je viens de dire, car personnellement j'avais trouvé très esthétique le sol de la mosquée couvert avec ces tapis naïfs. Ce serait vraiment dommage s'ils décidaient de les changer à cause de mes remarques idiotes. L'imam est tout rouge de colère. Il dit des choses en lezgui aux gens qui commencent à s'attrouper autour de nous. Mes gardes du corps ne comprennent pas cette langue, majoritaire dans le sud du pays, mais ils comprennent très bien que l'atmosphère commence à s'échauffer, qu'il est grand temps de partir, et même de rentrer à Makhatchkala. D'autant plus que c'est vendredi et que des foules commencent à affluer de tous les coins de la ville pour la grande prière.

           Sur la route, nous faisons halte dans un petit village de pêcheurs. Je suis surprise par le va-et-vient intense des motos à side-car soulevant la poussière sur de petits chemins en terre battue.

          « Le caviar » m'explique l'un des garde du corps.

           Les side-cars des contrebandiers ne sont pas remplis de caviar bien sûr, mais de son « résidu », les énormes esturgeons aux ventres béants, vidés de leur précieuse laitance. Bien que le commerce du caviar soit interdit aux particuliers, la plupart des maisons ont des terrasses surplombant l'eau et elles tournent comme de véritables fabriques de préparation de ces précieuses graines.

           Connaissant les très grandes méfiances qui règnent dans ce métier, je veux aborder les habitants sans afficher une trop grande curiosité envers leur occupation. Je préviens mes gardes du corps aussi pour qu'ils respectent mes consignes de discrétion. Dans cette ambiance semi-maffiosi, pas question de crier à la « journaliste française qui voudrait préparer un documentaire sur leur trafic », même si c'est ce que je souhaiterais faire en effet.

          L'un de mes gardes du corps s'éloigne un peu et revient quelques minutes plus tard avec deux hommes qui me tendent chacun un bocal:

          « Goûtez-le » disent-ils en prélevant quelques grains de caviar de leurs bocaux avec la pointe d'un couteau. Petit à petit, d'autres hommes les rejoignent et un attroupement commence à se former autour de nous. Chacun veut faire gouter son produit, mais les prix sont déjà trop chers et je n'ai pas envie de me trimbaler avec cette marchandise ultra-fragile pendant tout mon voyage dans la région.

          Finis les jours où mes amis azéris m'avaient préparé des sandwichs au caviar pour la route quand je quittais Bakou. Je les avais ingurgités comme des vulgaires casse-croutes, arrosés de bière, pendant les deux jours d'attente sur le quai du port, affalée à côté d'autres passagers d'infortune qui allaient à Turkmenbasi, ancien Krasnovodsk, sur l'autre rive. Avec la chaleur, l'odeur d'oignons et de melons se mêlaient aux effluves du pétrole remontant de la Caspienne.

          Au moment où le ferry s'est finalement pointé dans l'horizon, j'avais fini mes « wraps », ce pain plat dans lequel était enroulé le caviar, mais il me restait encore tout un bocal de près d'un kilo non entamé. Bocal que j'ai dû abandonner dans le frigo de la cabine du capitaine pour ne pas m'encombrer. Sa petite amie m'avait loué cet espace privilégié contre un « supplément » de 20 dollars, au moment où je m'apprêtais à m'installer sur le pont, au milieu de la foule bigarrée couchée à même le sol, sur de petits tapis de voyage turkmènes. La belle blonde n'avait pas eu de difficulté à me convaincre à disposer d'une cabine pour moi toute seule, « sinon », menaçait-elle, en indiquant avec sa main le niveau de ses genoux, « vous aurez les toilettes communes qui sont remplies jusque-là... Tout le monde se mettra à vomir quand le bateau commencera à tanguer ».

         Je ne doutais pas des capacités de la Caspienne, parmi les plus agitées des mers du monde, à mettre les passagers sens dessus-dessous. Bien que ne craignant pas le bercement des vagues, j'avais payé le « supplément » sans hésitation pour profiter d'une bonne nuit de sommeil dans un vrai lit, après les deux jours d'attente sur le quai. D'autant plus que ce petit « supplément » incluait la réparation, par la petite-amie du capitaine, de ma chemise un peu déchirée, et une bouilloire entière de thé accompagnée de fromage et de saucissons pour me changer du caviar.

           L'un des gardes du corps m'arrache aux souvenirs évoqués par les petites grains:

            « Combien de bocaux vous en voulez ? »

            « Je ne veux pas de caviar » dis-je, « c'est trop cher, mais je vais acheter un bel esturgeon »

            Comme ça, je ne rentrerai pas les mains vides chez mes hôtes. Toutefois, les gardes ne me laissent pas payer. Ils ont reçu des ordres du professeur pour régler tous mes achats.

             J'aimerais bien entrer dans l'une de ces baraques pour voir un peu ce qui se passe, mais les hommes qui nous entourent ne nous lâchent pas et discutent entre eux de plus en plus bruyamment. Et chacun commence à me tirer par le bras vers sa baraque. Finalement nous nous séparons d'eux difficilement et nous engouffrons dans la voiture pour partir à la hâte.

             Sur la route, l'un des gardes explique fièrement :

              « Je ne leur ai pas dit que vous étiez journaliste. Je leur ai fait croire que vous vouliez écouler leur marchandise directement vers Paris, alors ils sont tous entrés en compétition entre eux ».

              Génial d'être promue à la profession très respectable de trafiquant de caviar ! Je ne comprends pas si l'homme est sérieux ou s'il blague. En tout cas, mon nouveau métier ne sera pas couronné de succès de sitôt: dès l'entrée de Mahatchkala, un barrage de policiers nous cueille et au bout d'une petite fouille, les hommes en uniforme tombent sur notre précieux butin.

              Ils demandent à qui appartient la marchandise. Je leur explique que je l'ai achetée aux pêcheurs pour l'amener à mes hôtes, mais cette réponse ne les satisfait pas. Ils demandent mes papiers tout en m'expliquant que c'est un crime très grave de faire le trafic d'esturgeons. Heureusement que ce n'est pas du caviar, je me dis lorsque l'homme s'éloigne vers sa voiture avec mon passeport. L'un de mes gardes de corps, celui qui a l'air plus gradé et plus intelligent, le suit, pour discuter sans doute de la rançon à payer. Au bout d'un quart-d'heure de négociations, nous reprenons la route, délestés de notre beau poisson et de quelques centaines de roubles. Je rentrerai les mains vides, mais l'honneur intact. Ca aurait été très dommageable d'être fichée par la justice daghestanaise comme trafiquante d'esturgeon. D'ailleurs, je suis sûre que nous pourrions retrouver notre poisson sur un étal du marché local le lendemain si nous voulions le racheter! Selon la pratique habituelle, il est tout à fait probable que ce soit les maffiosi du village qui auraient signalé notre arrivée à leurs « coéquipiers » dans la police. Comme ça, le poisson sera vendu deux fois, outre l'amende extorquée. Le tout à partager entre compères...

             Le lendemain, c'est le moment tant attendu du départ à la campagne, tout en famille, pour voir les beaux chevaux du professeur. La perspective d'une journée qui se promet tranquille. Mais je change vite d'avis quand je vois les hommes charger les coffres des voitures qui doivent accompagner notre puissant 4X4: pas de bottes de cuir ou de culottes de cheval, mais des grenades et des Kalachnikovs au milieu des paniers de nourriture! On dirait que nous partons à la guerre avec cette escorte prête au combat. Une voiture devant, une voiture derrière, trois costauds dans chacune d'elles, et les coffres remplis de munitions. Quant aux pistolets que les gardes du corps ont l'habitude de porter à la ceinture, glissés négligemment entre le pantalon et la chemise, je suis déjà habituée au spectacle de ces accessoires vestimentaires, aussi banals qu'un mouchoir glissé dans la poche de la veste.

           En cas d'accrochage avec des malfaiteurs, ces hommes seraient-ils vraiment disposés à donner leur vie pour des gens à qui ils sont juste liés par le biais de quelques billets ? Ils riposteraient, certes, car c'est dans leur nature de combattre. Surtout quand on appartient au peuple des fiers guerriers avars. Je me souviens du récit de Pouchkine dans son « Voyage à Erzurum » que mon père m'avait lu quand nous habitions cette ville de la Sibérie turque où on l'avait relégué. Sur la « route militaire » qui reliait la Géorgie à Erzurum, annexée à l'époque par la Russie, le grand poète russe avait rencontré un montagnard caucasien qui venait de tirer sur deux voyageurs, juste pour l'histoire de débarrasser son fusil de la rouille qui commencerait à s'y installer! Nous pouvons donc être sûr que nos hommes se feront une joie de dérouiller leurs Kalachnikovs si l'occasion s'en présente, mais il vaudrait mieux pour nous autres, leur précieuse cargaison, ne pas se trouver au milieu de leur tirs croisés.

             La beauté des paysages éloigne toute appréhension de telles rencontres malheureuses sur la route. Pourtant, on roule dans des endroits très propices à des guet-apens. Plus on pénètre dans les gorges sauvages, plus je suis captivée par la majesté des montagnes vertigineusement encaissées, qui descendent à pic sur la route. Elles défilent des deux côtés, en étalant leurs pentes abruptes aux couleurs changeantes entre le mauve, le bleu, le vert ou l'ocre.

              Au bout de quelques 180 kilomètres, nous faisons halte dans l'aoul de Gounib, un village à couper le souffle à 1500 mètres d'altitude. Des maisons aux toits plats, épousant la couleur de la terre, s'étalent en terrasses sur un plateau, avant de s'arrêter brusquement au bord d'une falaise, comme si elles s'y étaient accrochées à la dernière minute, juste avant de dégringoler dans le profond précipice. Une vue époustouflante sur le cirque des montagnes en contrebas, digne de la vision d'un aigle. Voilà enfin le Caucase, le vrai, tel que je le connaissais à travers les gravures anciennes illustrant les récits des voyageurs dans ces terres.

               Gounib a une importance particulière pour les Daghestanais. C'est là que Chamil, le grand héros du Caucase, se serait rendu aux armées du Tsar après une résistance farouche de près de quarante ans, à la tête de Tchétchènes majoritairement, rejoints par les Avars et autres montagnards.

               Un monument érigé aux abords du village rappelle, de façon humiliante pour les Caucasiens, la victoire russe scellée à cet endroit même. On m'explique que le monument a été brisé plusieurs fois par les habitants, mais reconstruit à chaque fois par l'administration. Je vois, en effet, que les villageois qui passent par là tournent la tête de l'autre côté, en attendant sans doute la prochaine destruction de ce symbole de la honte qu'ils ne veulent pas voir. Pour eux, en fait, il ne s'agit pas d'une reddition, mais d'une sage décision de Chamil d'arrêter les combats afin de mettre fin à cette guerre qui allait conduire à l'extermination totale de son peuple.

              Le Dahgestan est le pays du Caucase qui s'est soumis le moins à l'occupant russe au fil de l'histoire. Surtout dans ces montagnes aux villages imprenables, tels des nids d'aigle accrochés aux falaises, les habitants irréductibles repliés sur eux-mêmes ont transmis de génération en génération les histoires des combats et la haine contre l'envahisseur russe.

              Une fois dans le village du professeur, près de la frontière tchétchène, on m'autorise à me promener seule. Mais au milieu des chevaux seulement, tous plus splendides les uns que les autres, bien bichonnés, dans des boxes proprets ou dans de vastes enclos près de la ferme. Posséder 40 Akhal-Tékés est déjà quelque chose, mais assurer leur entretien quotidien en est une autre, qui ne doit pas être à la portée de tout le monde. L'explication viendra plus tard, d'une amie qui connaît bien le système. Dans les universités, les étudiants doivent payer des pots de vin importants à leurs professeurs pour avoir simplement le droit de se présenter aux examens ! D'où la richesse qu'on peut accumuler si on exerce l'honorable métier d'enseignant.

              En me promenant dans le village, guidée par la jeune nièce de mon hôte, je tombe sur une autre richesse, qui n'a rien à voir avec l'argent. Chez un paysan qu'elle me présente, nous découvrons une pièce entièrement remplie de livres anciens, de manuscrits remontant jusqu'au 12ème siècle. Au Moyen Age, il y avait beaucoup d'échanges entre les érudits daghestanais et les écoles ou bibliothèques de Baghdâd, de Damas, ou d'Istanbul. Les voyageurs revenaient avec tous ces livres qui ont traversé les époques sans problèmes, jusqu'à la période soviétique. Le propriétaire explique les difficultés que sa famille a dû affronter alors pour préserver ces manuscrits. Ils étaient cachés, enfouis sous la terre, dans le jardin, et n'ont été ressortis que récemment. Maintenant, chaque été, des universitaires organisent des campagnes à travers le pays pour dénicher ces trésors et les restaurer, ou simplement pour les lire, car ils sont écrits en majorité dans l'alphabet arabe.

             Cet alphabet semble pourtant faire son retour au Daghestan car j'avais déjà remarqué, sur les panneaux routiers pendant le voyage et à l'entrée du village, des caractères arabes sur fond vert. Pendant le repas on m'explique que ce sont des versets du Coran, des prières pour protéger les voyageurs.

              « Beaucoup de villageois ont déjà fréquenté des cours coraniques pour pouvoir lire le livre sacré" raconte l'un des convives à notre table. "D'ailleurs nous espérons que l'alphabet de la langue sacrée dans laquelle a été écrit le Coran remplacera un jour l'alphabet cyrillique".

             Un autre qui remplit nos verres de bon vin daghestanais ajoute:

              ''D'ailleurs, l'alphabet arabe exprime mieux les sons de la langue Avar".

               Pourtant il n'y a rien à voir entre les langues du Caucase et la "langue sacrée", ne serait-ce que sur le plan sonore. De plus, le Daghestan fait toujours partie de la Fédération de Russie et le russe, à part le fait d'être la langue officielle, est utilisé comme la lingua franca dans cette montagne de langues, remplaçant le Koumyk d'autrefois, un dialecte du Turc, dont beaucoup de mots sont néanmoins restés dans les langues locales et dans la désignation des lieux. L'Arabe n'a donc rien à voir avec les usages actuels ou passés, à part le fait d'être la "langue sacrée" du Coran.

               Qu'importe, nous passons vite aux toasts portés par chacun des convives présents, après un petit discours bien senti, comme c'est de coutume dans le Caucase. Nos verres remplis de bon vin daghestanais s'entrechoquent non plus pour célébrer "l'amitié entre les peuples" de l'époque soviétique mais pour louer Allah. Rien de trop surprenant pour moi qui en ai l'habitude à cause de mon père. Je me souviens de ces soirs d'été sur la terasse de mes parents, au moment où le soleil plongeait dans la mer Egée, redessinant les contours de l'île grecque de Samos en face. Après l'inévitable discours sur la grandeur d'Atatürk qui avait réussi à instaurer un régime laïque dans un pays musulman, mon père terminait la soirée en trinquant son dernier verre de raki contre le mien, pour remercier Allah, sûr que notre alcool à 45 degrés, distillé au lieu d'être fermenté comme le vin, avait la bénédiction du Créateur.

               "Ce sont les Daghestanais qui ont introduit l'Islam dans le Caucase" commente l'un des convives en remplissant de nouveau nos verres. "Mais ce n'est pas l'Islam de ces wahabites d'Arabie saoudite qui trainent aux côtés de Shamil Basaev. C'est plutôt comme en Turquie, un Islam adapté à nos traditions à nous".

                 Je lui demande si les gens ici soupçonnent Basaev d'être vraiment un agent du FSB, l'ancien KGB, comme l'affirment les journalistes français, répétant les bribes d'information rapportées par quelques uns de leurs collègues qui parviennent à s'engouffrer dans des équipes humanitaires, pour des excursions-éclair en Tchétchénie, ou dans une délégation diplomatique en une tournée rapide du Caucase.

                  "C'est le FSB même qui répand ces rumeurs" rétorque l'un des convives. "C'est la façon la plus courante pour discréditer un opposant" .

                   Nos amis qui ont bien vécu la fameuse incursion de Basayev au Daghestan, poursuivent leur récit de cet été 1999:

                    ''Il y avait, parmi les combattants, pas mal de gens de chez nous" explique l'un des paysans du coin. "Quelques villages ici s'étaient révoltés contre leurs dirigeants. Basaev est venu avec ses hommes pour les aider. Il avait plus de Daghestanais à ses côtés que de Tchétchènes. Et la plupart des insurgés qui attendaient ici étaient prêts à se battre avec eux contre la Russie.''

                    Shamil l'Avar, le premier héros du Caucase, avait rallié à lui surtout les Tchétchènes, tandis que Shamil le Tchéthène, qui a repris le flambeau deux siècles plus tard, comptait surtout sur les Avars du Daghestan. Mais il ne parvînt pas à rallumer les braises. Car l'Islam prôné par certains arabes combattant à ses côtés diffère considérablement de celui pratiqué traditionellement dans le Caucase. Même les montagnards effervescents en semi-révolte, vivant dans un pays où la religion pèse beaucoup, refusent de se rejoindre à ce groupe qui combat au nom de l'Islam.

                  ''S'ils n'avaient pas employé le mot wahabisme, s'ils avaient dit que c'était un combat de libération contre les Russes, beaucoup de gens de chez nous seraient prêts à s'aligner à leurs côtés" renforce un autre paysan. ''Certains détails nous ont franchement déplu: par exemple, ils disaient qu'il ne fallait pas se rendre au cimetière pour prier pour nos aïeuls, que c'était un acte erroné de vénérer nos leaders soufis. Ils ont voulu interdire tout cela. Nous sommes le peuple qui a véhiculé l'Islam dans tout le Caucase, mais nous avons nos propres traditions caucasiennes et on ne veut pas abandonner tout cela. On a une tradition islamique vieille de 1000 ans ici et nous ne voulons pas la changer.''

                Nous reprenons la route de retour le soir, tous bien imbibés d'alcool, y compris les chauffeurs et nos gardes du corps. Là, on aura peut-être bien besoin de ces panneaux de prière pour que le voyage ne se termine pas dans l'un des nombreux ravins qui longent la route. Heureusement qu'il fait nuit et on ne remarque pas trop leur profondeur.

               Le lendemain j'essaie en vain de convaincre mes hôtes de me laisser aller voir une personne dont on m'avait donné les coordonnées à Paris. Il s'agît d'une musicologue qui pourrait m'organiser des rencontres avec des artistes locaux, notamment des danseurs et des musiciens. On me répond que les gardes du corps doivent accompagner le professeur lors de ses nombreux déplacements dans la journée, et donc qu'ils ne seront pas disponibles pour moi, mais que je peux inviter la musicologue en question à la maison. Quant aux danses, m'explique-t-on, je pourrai les voir ce soir même en vrai, car nous sommes invités à un mariage important où une célèbre chanteuse viendra égayer la soirée .

           L'après-midi, la musicologue arrive et heureusement on nous laisse bavarder en tête à tête. Nous devenons vite complices par le fait de notre amie commune à Paris et par la possibilité de nous exprimer dans une langue autre que le russe. Malika est de l'ethnie koumyk, on peut donc aussi parler en turc entre nous. Quand je lui explique mon problème d'enfermement, elle me comprend tout de suite et cherche une solution pour que je puisse quitter cette maison sans vexer mes hôtes qui ont été si gentils avec moi jusque là. Je veux bien-sûr rester encore quelques jours à Mahatchkala dont je n'ai pratiquement rien vu, mais pas dans ces conditions où je suis entravée dans le moindre de mes gestes. Si je quittais la ville définitivement, il n'y aurait pas de problèmes, mais changer de maison tout en restant en ville signifierait que mes hôtes n'ont pas été à la hauteur et que je n'ai pas été satisfaite de leur accueil. Ce qui les couvriraient définitivement d'une grande honte vis-à-vis des autres.

          Malika met au point un stratagème qui évitera d'offenser le professeur et sa femme: elle va leur dire que nous devons effectuer un travail intense de quelques jours ensemble, elle va donc me prendre en charge chez elle pendant ce temps-là, mais je n'emporterai pas toutes mes affaires et reviendrai dans leur maison pour y passer une dernière nuit et quitter la ville en partant de chez eux. Ainsi l'honneur sera sauf, Malika aura seulement "emprunté" leur invitée pour un petit intervalle.

          Dans ces pays où les gens sont parfois prêts à mourir ou à tuer pour l'honneur, j'ai du mal à comprendre que les pots de vin échappent à la règle, et que ça n'affecte en rien ni celui qui le reçoit ni celui qui le donne. La corruption semble faire partie du système soviétique sans entrer en ligne de compte dans les valeurs et traditions locales, sans affecter le code d'honneur ancien. Comme une pratique allogène, avec une existence parallèle. Une exception aux règles, tout en faisant partie du quotidien.

           Le soir, je pars au mariage avec la famille, le coeur léger, en sachant que le lendemain matin je retrouverai ma liberté de mouvement. La salle des mariages se trouve au milieu d'un grand parc central où les habitants et les jeunes viennent retrouver un peu de fraîcheur, à côté de ceux qui s'y retrouvent pour conclure des affaires, pas toujours très nettes d'ailleurs. La musique du mariage est diffusée vers l'extérieur par de grands haut-parleurs qui annoncent entre deux chansons, les voeux de bonheur de tel ou tel convive aux jeunes mariés.

             Une fois à l'intérieur, on nous dirige vers le fond de la salle où nous attend une longue table réservée au professeur et à ses collègues, dans un coin discret adossé au mur. On me place entre deux hommes d'âge respectable qui me couvrent de compliments tout en me dissimulant de la vue des autres lorsqu'ils se penchent en permanence pour remplir mon assiette et mon verre. Nos gardes du corps sont déjà déchaînés au milieu de la piste où une foule en transe danse frénétiquement aux ryhtmes entrainants de la célèbre chanteuse. Ils s'arrêtent seulement pour changer de chemise car au bout d'une demi-heure le tissu est complètement trempé de sueur. En bon connaisseurs de la situation, ils sont venus avec plusieurs chemises de rechange. Je regarde, émerveillée, ce spectacle, la musique pénètre dans ma peau et rêveille mon lointain sang caucasien, j'ai envie de courir sur la piste pour partager ce moment d'ivresse avec les autres. Mais la discrétion doit s'imposer surtout dans un lieu pareil où il y a des gens de tous bords. Ce n'est ni l'endroit ni le moment pour m'exposer au regard des autres et me faire repérer comme l'étrangère, comme une proie de grande valeur pécuniaire.

            La musique s'arrête un moment et le père du marié prend le micro pour faire une annonce. Je n'écoute presque pas ses remerciements aux invités pour diverses choses, jusqu'à ce que j'entende, avec une grande stupéfaction... mon propre nom!. Oui, l'homme au micro est en train d'expliquer combien il est honoré de la présence d'une journaliste française dans l'assistance!.. En prononçant clairement mon nom et prénom, il m'invite près de lui, au milieu de la piste de danse, pour que j'adresse quelques mots à la salle! Je n'arrive pas à en croire mes oreilles. J'ai l'impression que mon visage est devenu aussi rouge que la robe que je porte. Je jette un coup d'oeil au professeur, en cherchant un consentement ou une désapprobation, mais il est impassible, n'intervient absolument pas. Tout le monde nous regarde et attend. J'avance au milieu de la salle, je salue le public brièvement, prétextant que je ne parle pas bien le russe. En fait, je crains plutôt les échos de mes paroles qui seront portés par les haut-parleurs à toutes les oreilles malveillantes dans le parc. L'homme attrape le micro pour compléter mes propos:

            "Qu'à cela ne tienne! On n'a pas besoin de bien parler le russe pour danser. Je vous invite, madame à danser avec nous".

            La musique reprend de plus belle et je suis projetée au milieu de la piste pour devenir instantanément la vedette de la soirée dans ma robe rouge écarlate. Pourquoi n'ai-je pas choisi une tenue plutôt beige ou grise? Et, je n'ai pas de vêtements de rechange pour...quand ma robe sera trempée de sueur!

            Le lendemain, je me promène avec Malika dans les rues principales du centre ville, habillée tout autrement: une jupe longue jusqu'aux chevilles que j'avais achetée pour un voyage antérieur en Iran, une tunique sombre à manches longues et un foulard noué sur la nuque... Puisque je n'ai plus de garde du corps, je dois être extrêmement prudente, c'est à dire la plus discrète possible, sans attirer la moindre attention sur moi, sans faire voir que je suis une étrangère, bref sans provoquer de désirs de séquestration. Et malgré mon déguisement, je ne peux pas m'empêcher de me sentir comme une bombe ambulante pour moi-même.

            Malika était fonctionnaire au ministère de la culture à l'époque communiste, maintenant elle est sans travail, mais avec beaucoup de temps libre, elle peut donc se promener toute la journée avec moi. L'après-midi nous avons rendez-vous avec Oumar, son ancien collègue, aujourd'hui directeur artistique de plusieurs ensembles de danse qu'il a lui-même créés. İl possède un local spacieux pour ces activités et a convoqué d'autres personnes du monde de la culture pour me présenter. Je leur exlique longuement que je voudrais inviter des danseurs, des musiciens, et des artistes de tous genres en France pour créer des passerelles entre le Caucase et l'Europe. On doit pouvoir organiser cela tous ensemble.

           A un moment donné, je remarque avec étonnement que l'une des personnes dans la salle est en train de nous filmer. On m'explique que c'est le caméraman de l'équipe de télévision. Mais de quelle équipe et de quelle télévision s'agit-il? Eh bien, les invités d'Oumar à qui j'expliquais mes projets depuis tout à l'heure, sont des journalistes de la télé et pas des gens de culture locaux comme je le croyais. Oumar a pensé bien faire en les convoquant, car si mes idées sont diffusées sur la chaîne nationale, je serai connue à travers tout le pays comme une étrangère importante venue de loin, ce qui pourrait interpeller l'attention même du Président de la République et mobiliser d'éventuels entrepreneurs pour un soutien financier à mes projets. Mais c'est exactement ce que je ne voulais pas: je ne voudrais pas être repérée par des décideurs du pays ni mobiliser d'éventuels entrepreneurs car l'entreprise qui marche le mieux ici c'est la séquestration! Et les "décideurs" de ce business lucratif ne sont pas particulièrment assoiffés de culture, mais plutôt par les marchandises sur deux pieds qui peuvent rapporter gros. Les ministres, les politiciens, les maires ne sont que des marchandises potentielles monnayables comme moi.

             La caméra est mainteant braquée complètement sur ma tête et l'un des journalistes commence à me poser des questions directes auxquelles je dois répondre face à l'objectif. On décortique mes idées sur différentes sujets, on dresse un portrait de ma propre personne. Bien que surprise et gênée par cette initiative inattendue d'Oumar, je suis dans l'impossibilité de m'y opposer. Moi-même étant journaliste, comment puis-je refuser de répondre à un collègue et torpiller son travail? Combien de fois j'ai été amenée, moi-même, à utiliser tout mon art de persuasion pour convaincre les gens à se laisser filmer quand je préparais des documentaires?

             Pour me tirer d'affaire, il me reste une solution: demander à cette équipe de télévision de ne passer le reportage qu'une fois que j'aurai quitté le pays. Oumar sera là de toute façon si des gens intéressés se manifestent pour se joindre à nos projets, d'ailleurs plutôt vagues pour l'instant. Ils sont d'accord et comprennent que ce sera mieux pour ma sécurité.

              Le soir, j'ai envie de retourner au parc de la veille pour prendre l'air. En fait, j'ai envie d'être au bord de l'eau. La mer est comme une mère pour moi, une matrice familière et accueillante, peu importe si elle s'apelle Blanche comme la Méditerranée en Turquie, ou Noire au bord de la quelle j'ai vu le jour ou bien Caspienne comme ici, ce lac ou cette mer intérieure dont j'ai traversé les flots capricieux plusieurs fois sur des vieux rafiots soviétiques reliant Bakou à Krasnovodsk au Turkménistan ou Aktau sur la rive kazakh.

              Le parc est situé sur une falaise qui domine la mer. En bas, c'est sombre, pas le moindre éclairage, pas la moindre âme qui s'y promène. Perdue pour perdue, soyons un peu folles et relâchons nous. On descend par un petit sentier sur la berge. Nous marchons le long du chemin de fer qui longe l'eau. Si quelqu'un nous attaquait ici, personne n'entendrait nos cris. Nous rions en pensant au professeur, à l'expression horrifiée qu'il aurait s'il savait où nous nous promenons. J'ai comme le sentiment de prendre ma revanche sur mes jours de captivité. Et pour ceux à venir, je remplis bien mes poumons de cet air marin comme si on pouvait le stocker. D'autant plus qu'il n'est pas chargé d'odeurs de pétrole ici comme à Bakou.

            L'appartement de Malika est petit mais arrangé avec beaucoup de goût. Je n'ose pas lui demander de quoi elle vit, à part sa maigre retraite, comment elle subvient aux besoins de son fils qui n'a visiblement aucun travail. Ca doit être bien difficile pour un jeune homme de dix-neuf ans d'être complètement désoeuvré et sans aucune perspective d'avenir. Malika en est consciente aussi et s'inquète pour lui. Elle se demande avec qui il traîne toute la journée. Du moins pendant que je suis là, Aslan passe son temps à m'accompagner dans mes allées et venues à l'Internet-café du coin, et attend patiemment jusqu'à ce que je finisse mon travail. Une petite précaution pensée par Malika qui se sent responsable pour ma sécurité et qui ne veut pas me laisser sortir toute seule pendant qu'elle est occupée à autre chose. Précaution plutôt symbolique car je ne vois pas ce que ce garçon frêle pourrait faire pour me protéger en cas de tentative d'enlèvement.

              "Il a beaucoup d'amis wahabites" me rassure sa mère!. "Pour l'instant, ils ne servent pas à grand chose, sauf à le protéger de l'alcool. Mais ils pourraient peut être intervenir si tu tombes sur des gens malhonnêtes"...

             Je reste bouche-bée. Est-ce que je pourrais rencontrer quelques uns de ces redoutables "amis" wahabites.

               "Vous les voyez tous les jours" répond le jeune homme, "ils sont souvent dans l'internet-café".

                Et puis, avec sa timidité habituelle, il prend son courage à deux mains et me pose une question:

               "Vous vous habillez comme ça d'habitude? "

                "Je m'habille comment?"

               "Je veux dire, c'est votre façon normale? A Paris aussi? On me l'a d'ailleurs demandé à l'internet café ..."

              Sa mère éclate de rire:

               "Bien-sûr que non. A Paris les femmes sont élégantes".

              Et elle se retourne vers moi:

            "En effet, moi non plus je ne comprends pas. Toutes les étrangères qui viennent ici s'habillent de cette façon bizarre, avec ces jupes longues, ces gros foulards sur la tête. Pourquoi vous déguisez-vous ainsi? "

             "Mais c'est pour passer inaperçue, voyons" je lui explique.

             Malika éclate de rire:

              "Nous, on reconnait les étrangères à ces tenues 'discrètes'!"

              Le lendemain, je sortirai avec mes vêtements normaux. Peut-être pas aussi coquette que les Daghestanaises, mais au moins un peu plus passe-partout que mon déguisement "discret". Et je remarquerai, pour la première fois, les talons aiguilles et les robes à la mode des jeunes-filles bien maquillées. Parmi les hommes, pas tellement de barbus non plus. C'est ça le pays des Wahabistes farouches, des Islamistes purs et durs qui font trembler la Russie? Je me souviens de cette phrase que j'avais lue quelque part: il n'y a de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir. En effet, mes yeux voilés par mes préjugés ne voyaient que ce que j'avais à l'intérieur de ma tête et pas ce qu'il y avait en face de moi.

             Au bout de quelques jours de travail passés entre les bureaux des politiciens, des universitaires ou autres acteurs de la vie sociale, nous décidons de quitter la capitale pour un petit tour à la campagne. Malika veut me faire visiter quelques villages où elle avait travaillé quand elle était au ministère de la culture. Elle les parcourait à l'époque pour recueillir des musiques locales, répertorier les chansons populaires et enregistrer des voix.

             "Tout ceci est bel et bien fini" soupire-t-elle dans le minibus où nous nous sommes engoufrées avec d'autres passagers. "Maintenant, il n'y a plus d'argent pour la culture. Il y a beaucoup de riches mais ils consacrent leur fortune à se faire construire des maisons somptueuses avec au moins vingt pièces".

            Le voyage sans les gardes du corps et sans la panoplie d'armes me paraît bizarrement plus rassurant. On s'arrête dans un premier village où on visite l'école primaire.

            "A l'époque communiste, il y avait un centre culturel dans chaque village" poursuit Malika. "On y donnait des représentations diverses. Du théâtre, des concerts, de la danse.. Maintenant une poignée de gens à l'âme d'artiste essaient de sauver ce qu'ils peuvent de la culture locale."

           L'école a son ensemble de danse comme partout ailleurs. La maîtresse est ravie de la possibilité de faire un petit spectacle devant la journaliste étrangère venue les voir. Ce sont les filles d'abord qui danseront. Elles enfilent vite leurs costumes traditionnels et lancent la musique. Je suis surprise de les voir commencer par une danse d'hommes, avec des mouvements très virils. C'est amusant de voir les petites filles en tresses taper avec force leurs bottes contre le bois du plancher, sauter et tourner avec des mouvements brusques, jouant presque aux guerriers. Il leur manque juste les kindjals à la main, ces poignards caucasiens dont le pays est le fier producteur historique.

          "C'est très bien qu'on ne fasse pas de distinction entre la partition des garçons et celle des filles pour les écolières, qu'elles puissent danser les deux indifféremment" dis-je à l'institutrice. Je n'ai jamais aimé le rôle attribué à la femme dans les danses caucasiennes même si c'est beau à regarder. Leurs mouvements sont limités à de petis pas glissants devant leur partenaire et les bras ondulant gentiment dans l'air. Pourquoi obliger la femme à des petits pas et à une grande retenue alors même que l'homme y trouve l'occasion de se déchaîner et de se débarasser de tout son stress? Ici au moins, on laisse les filles danser librement, en exécutant les mêmes gestes que les hommes.

           "Mais les petites sont en train d'exécuter les mouvements des filles" rectifie l'institutrice.

            Quand c'est le tour des garçons, je me crois carrément sur un champ de bataille. Les images qui remplissaient ma tête lorsque j'écoutais Borodine ou Moussorgski prennent vie et s'entrechoquent, les Polovtsiens dansent une Lezguinka déchaînée sur le Mont Chauve en croisant leurs sabres bien aiguisés.

           Les enfants sont tous d'ethnies différentes et connaissent soit le Lezgui, soit l'Avar, soit le Dargui, le Koumyk ou encore je ne sais quelle autre langue, mais ça n'affecte en aucun cas la cohésion de l'ensemble, m'assure-t-on. Un beau tableau à imiter partout.

            Le village suivant est célèbre avec son artisanat de bijoux en argent. En voyant les beaux murs en pierres sèches qui courent le long des potagers, je comprends que le talent des villageois ne se limite pas à l'argenterie. Et au bout de quelques minutes, l'éventail de leur sens artistique s'élargit davantage devant mes yeux, avec l'arrivée d'un groupe de musiciens. Une dame assez agée joue d'un petit accordéon typique des musiques caucasiennes pendant que le choeur égrenne des chansons traditionnnelles. Les gens sont pauvres en général, mais ils possèdent une richesse inestimable qu'ils sont toujours prêts à partager, sans se faire prier, sans attendre de contrepartie, juste comme ça, juste pour le plaisir de partager et pour exprimer leur fierté d'être les heureux détenteurs de si belles choses qu'on ne saurait quantifier.

          Une fois de retour à Makhatchkala, nous essayons de mettre au point un plan pour mon voyage de sortie du Daghestan. Je veux me rendre à Nalchik, la capitale de la Kabardino-Balkarie mais la route la plus directe passe à travers la Tchétchénie en guerre, fermée aux étrangers, d'autant plus s'ils sont journalistes. La ville frontalière de Khasaviourte est pleine de réfugiés tchétchènes et Malika se souvient d'avoir récemment vendu sa voiture à l'un d'entre eux. Elle le contacte aussitôt par téléphone pour voir s'il ne pourrait pas me conduire jusqu'à Nalchik, pour un prix raisonnable.

         L'homme arrive avec un copain à lui. Il nous explique que ce serait une mission impossible dans sa voiture, mais que je pourrais partir déguisée en malade dans une ambulance qui emmène des médicaments à Grozny et qui revient avec d'autres malades pour les faire soigner dans les hopitaux du Daghestan. Une fois à Grozny, ils m'aideraient à rejoindre un groupe de réfugiés pour passer en Ingouchie, voisine de la Kabardino-Balkarie. On se met d'accord sur le prix du voyage. L'ambulance partira tôt le matin dans deux jours.

           Je suis quand-même un peu hésitante. D'un côté je veux tenter l'expérience, car cela pourrait me permettre de voir la situation dans une partie peu fréquentée de la Tchétchénie. En tant que journaliste, on cherche toujours des opportunités pour voir plus de choses, faire plus de contacts, observer de plus près, et chercher à mieux comprendre. Toutefois, peut-on faire confiance à ces gens qu'on connait à peine? Qui peut garantir qu'ils ne me livreront pas aux hommes du mauvais bord? Aux militaires russes, aux agents du FSB, aux bandits de Kadirov, ou aux bandits tout-court. Dans cette région, difficile de dire qui est qui. On soupçonne tout le monde d'être à la solde de telle ou telle partie en jeu. Je me souviens du cas de ces quatre hommes qu'une organisation islamique en Turquie avait envoyés en Tchétchénie afin de porter aux combattants l'aide collectée auprès des Turcs pieux. Les pauvres convoyeurs, guidés soit-disant par une personne de très grande confiance, ont terminé leur voyage ligotés pendant quatre mois dans la fosse d'un garage automobile près de Grozny, et n'ont pu être libérés qu'après le paiment d'une grosse rançon.

        "Faites très attention à mon amie" lance Malika aux deux Tchétchènes qui sont sur le point de partir, "prenez bien soin d'elle, car c'est une personne très importante: elle est journaliste!".

        Les deux hommes s'arrêtent brusquement sur le seuil pour m'examiner avec étonnement. Je cherche en vain à rectifier la phrase de trop de Malika:

         "Oh non, je tiens juste mon journal intime, et ce serait ridicule de me considérer comme journaliste avec ces bêtises. Je prends tout simplement quelques notes sur mon voyage ici".

            Le lendemain nous demandons à Oumar ce qu'il pense de nos plans. Il est furieux.

           "Vous avez perdu la tête, toutes les deux?" explose-t-il. "Vous ne connaissez rien sur ces hommes. Vous ne savez même pas de quel bord ils sont. Même s'ils sont honnêtes, la route passe à travers la forêt, et des deux côtés ça grouille de monde, et pas tous des gentils, pas tous du même bord, ils ont des disputes même entre eux, sans parler des Russes."

         "Mais je pourrais m'allonger derrière l'ambulance, comme une malade dans l'impossibilité de parler. Ils ne verraient pas que je suis une étrangère".

        "Et qu'est-ce que tu verrais allongée derrière? A quoi servirait-il ce voyage périlleux? Tu vas être prise par les militaires russes au premier barrage à l'entrée de Grozny, parce qu'on n'amène pas les malades d'ici vers là bas pour les faire soigner dans des hôpitaux en ruine, c'est plutôt le contraire qu'on fait."

          Il me suggère de reprendre l'avion pour Moscou d'où je pourrais prendre un autre vol directement pour Nalchik. Oui, je pourrais rentrer aussi bien à Paris si je veux éviter tout ce qui est un peu risqué. Entre la peur d'une aventure dans l'inconnu et l'appel de la curiosité pour connaître, je ne peux pas choisir. Personne ne m'a demandé de venir ici. L'hebdomadaire auquel je collabore me reproche même de trop bouger, au lieu de rester à Paris comme tout le monde et traiter l'information à partir de ce qu'on trouve sur internet. Etre une "journaliste en pyjama" comme je les ai baptisés. Même les plus grands quotidiens peuvent rarement s'offrir le luxe d'envoyer des correspondants à l'étranger et font appel plutôt à des journalistes locaux quand il se passe quelque chose dans un pays "exotique", ou à des pigistes qui partent à leurs risques et périls, aussi bien sur le plan financier que sur le plan de la sécurité. S'il leur arrive quelque chose de grave, on ne va pas s'embêter avec eux. Je suis donc venue de ma propre initiative, pendant le mois d'août, pour passer mes vacances ici. Et je suis entièrement libre de mes choix et de mes actions. Je prendrai l'ambulance!

        Le soir, nous sommes tous invités chez un écrivain qui était interdit à l'époque communiste. Aujourd'hui aussi il a des difficultés pour se faire éditer, parce qu'il est très critique du régime actuel. Il me donne son manuscrit pour que je cherche un moyen de le faire publier à l'étranger. Et puis s'enchaîne un débat entre plusieurs intellectuels du pays autour de sujets passionnants.

        A un moment donné, ils m'interrogent sur ce que je pense de la question du foulard islamique, sur les interdictions en France, car ils sont, eux aussi, face aux pressions islamistes, et même à des revendications de charia. Je me lance alors dans une diatribe contre le foulard, faux prétexte, à mes yeux, de liberté vestimentaire avec lequel on essaie de limiter encore une fois, la liberté des femmes. J'explique, en partant de ma propre expérience en Iran, comment la femme est entravée dans ses mouvements avec ces tenues humiliantes, comment les hommes instrumentalisent son corps pour faire passer leurs idées répressives dans un combat politique contre l'idéal de la démocratie elle-même.

        Quelqu'un dans la pièce me demande s'il peut prendre une photo de moi.

       "Je crois qu'ils vont vouloir la mettre en première page d'ailleurs" ajoute-il.

      "Quelle première page? Première page de quoi?"

         "Du journal bien-entendu. L'interview aussi peut commencer à la première page, et continuer dans les pages intérieures".

       "Mais quelle interview?"

         "Eh bien, celle qu'on vient de faire. Sur le problème du foulard islamique".

          Décidemment, je grimpe, à grandes enjambées, le chemin de la célébrité au Daghestan.

           "Mais... je ne voudrais pas signer mon arrêt de mort.." dis-je en balbutiant.

           "T'inquiète pas" me rassure Oumar, "c'est déjà trop tard pour que ça sorte demain, et ensuite tu seras déjà partie.".

           Le lendemain, je retourne chez le professeur, comme convenu, pour passer ma dernière nuit avec mes hôtes officiels et reprendre mes affaires. Lui n'est pas là, c'est sa journée "off", avec son autre famille. J'explique à sa femme que je pars tranquillement à Moscou par avion et puis à Paris. Si je parle de l'histoire de l'ambulance, elle va s'affoler et appeler son mari immédiatement pour qu'il intervienne.

             A peine l'ai-je rassurée sur mes plans de voyage que Malika m'appelle pour m'annoncer l'annulation de l'ambulance! Je ne suis pas sûre qu'elle dise la vérité ou si elle se sent responsable pour ma sécurité, mais je ne peux plus rester ici. Que faire? Je vais dans le jardin pour demander discrètement à l'un des gardes du corps s'il ne pourait pas me conduire jusqu'à Nalchik moyennant paiement. Ca tombe très bien car il aura justement deux jours de congés et pourrait partir avec moi. Il n'est pas le plus intelligent de tous, c'est celui-là même qui posait derrière les têtes de mouton à Derbent, mais je n'ai pas trop le choix. Je ne vais tout de même pas les soumettre à un test d'intelligence pour identifier le plus malin.

            Le matin, nous repassons chez Malika pour les derniers adieux. Je voudrais lui laisser un peu d'argent car pendant mon séjour elle refusait chaque fois que je voulais régler les achats. Je cherche une explication pour qu'elle accepte sans se vexer. Rien à faire. C'est au contraire elle qui veut me faire un cadeau et va vite chercher quelque chose dans sa chambre. Elle revient avec un beau collier de perles naturelles qu'elle avait reçu à son mariage. Malgré mon refus, elle insiste pour que je le prenne, sinon elle va se vexer. Il y a aussi un panier de nourriture pour la route!

            Je quitte le petit appartement avec de chaudes larmes, en y laissant une partie de mon coeur. Cette fille un brin naïve, tout en étant très cultivée, a gardé la simplicité et la pureté d'un enfant. Et avec la sincérité de son accueil, la générosité chaleureuse propre à tous ces gens qui ne possèdent pas beaucoup de biens matériels, elle est devenue presque une soeur pour moi.

        Au bout de quelques heures de route, nous sommes dans la steppe nogaï au nord, sur des terres arides et vides près de la Kalmoukie. Mon chauffeur a décidé de contourner la Tchétchénie en passant par cette région, même si ça rallonge la route.

        "En fait, je n'aime pas du tout les Kalmouks", dit-il. "Ils pillent tous les véhicules qui passent par ici. Mais c'est quand-même plus tranquille que la Tchétchénie."

         Au bout de quelques heures, il reçoit un coup de fil qui le stoppe net. Il discute un peu sur un ton inquiet en langue avar. Et puis se retourne vers moi:

         "Désolé" dit-il, "nous allons faire demi tour. Il y a eu une grosse prise d'otages à Beslan, en Ingouchie. Plusieurs centaines d'enfants dans une école primaire sont retenus par les terroristes. Et on me rappelle vite à Makhatchkala..."

            Il me promet de trouver quelqu'un d'autre pour effectuer à sa place le voyage interrompu.

             En me voyant revenir si tôt, les yeux bleus de Malika brillent de joie:

             "Heureusement que vous avez fait demi tour" dit-elle avec soulagement. "L'Ingoushétie par où vous deviez passer est devenue très dangereuse maintenant. Tu aurais pu être dans les parages au moment de la prise d'otages."

             Mais il faut que j'y sois maintenant, dans les parages de l'évenement! J'appelle un ami journaliste de Nalchik pour me renseigner sur la situation. Il m'explique qu'ils sont plusieurs journalistes locaux à attendre près de la frontière entre l'Ingoushétie et le Kabardino-Balkarie, mais on ne laisse passer personne. Tout est bouclé.

              "Même si tu avais une accréditation pour travailler en Russie, tu ne pourrais pas" dit-il. "Comment tu es venue? Officiellement en journaliste ou en touriste?"

              "En touriste plutôt. Je suis venue passer des vacances au Daghestan".

                "Dans ce cas, continue tes vacances" dit Vitali.

                 Le soir Malika a une réunion prévue d'avance avec un petit groupe que je ne connais pas. Elle propose de m'y emmener aussi. Au moment où nous franchissons le pas de la porte, je reste clouée dans l'entrée. Les gens dans la salle me regardent tous avec étonnement.

               "Eh oui, c'est moi là, pas besoin donc de me présenter" je leur lance en pointant mon image sur l'écran de la télé qu'ils étaient en train de regarder. L'interview qui devait passer après mon départ est en train d'être diffusée. Je les laisse me suivre sur l'écran. A la fin quelqu'un me tend un journal:

                "Vous êtes une personne importante, on vous voit partout."

                Je suis à la première page, sous un gros titre: "la journaliste française contre le voile islamique"! Il ne me reste plus qu'à donner des autographes.

                 Heureusement que la soirée se termine par une bonne nouvelle: le garde du corps avec qui j'étais partie le matin a trouvé quelqu'un d'autre qui pourra me conduire à Nalchik. Malika est inquiète.

              "Tu dois peut-être attendre quelques jours" dit-elle, "le temps que ces histoires de prise d'otages se terminent".

               "Oui, en attendant je pourrais savourer ma célébrité ici, n'est-ce pas?"

              Mon nouveau chauffeur est un ami du garde du corps. Je suis quand-même surprise de le voir sans aucune arme.

             "Il y aura beaucoup de contrôles sur la route" s'excuse-t-il presque. "'D'ailleurs, nous allons éviter les grandes artères pour ne pas tomber sur des barrages militaires. La situation est très tendue à cause de Beslan. Et ce n'est pas tout à fait normal de se trouver ici en ce moment comme une touriste. On va vous prendre pour une espionne ".

              Malgré ces précautions, nous tombons sur un premier barrage à Khasaviourt, tout près de la frontière tchétchène alors qu'on vient de faire deux tours complets dans un rond point, éveillant ainsi la curiosité des militaires russes postés à côté. L'un d'entre eux s'approche pour demander les "documenty". Je suis furieuse contre l'idiotie du chauffeur qui avait pourtant vu la présence des militaires et qui aurait dû éviter de faire son numéro.

              Pendant qu'il tend ses papiers, je continue à manger avec énervement l'une des pommes que Malika m'avait données pour la route. En fait, cela me donne un air complètement détaché, relax comme si je me trouvais dans une situation des plus banales. Le militaire s'approche de mon côté et demande où nous allons. Je suis en train de croquer encore un gros morceau dans la pomme, avec le jus que je laisse couler des deux côtés de ma bouche. Incapable de parler avec la bouche bien pleine, je fais un geste de main vague en prenant un air bête, tout en essuyant le jus avec l'autre main. Le chaufeur intervient pour dire le nom du village prochain, à une vingtaine de kilomètres de là. Cela m'épargne la parole qui pourrait dénoncer mon accent étranger. Le militaire lui rend ses papiers et nous fait signe de partir sans demander les miens. Tout ceci n'était pas réfléchi de ma part, mais c'est tombé bien, car ça m'a donné un air tellement naturel et détaché, comme si j'étais une habituée déjà blazée de ce trajet.

             Pendant deux heures, nous avançons sans rencontrer grand chose. Le chauffeur trouve toujours des petites routes de campagne peu fréquentées, écartés des grands axes, même si ça nous oblige à faire des zig-zags. Le trajet est considérablement rallongé puisque nous contournons la Tchétchénie par le nord, mais les paysages ne ressemblent pas trop à ceux de la steppe kalmouke de la veille. A un moment donné; j'ai l'impression que nous sommes un peu perdus. Le chauffeur n'a plus tellement l'air sûr d'aller où il veut ou de savoir où il faut aller. C'est tellement dommage que je n'ai pas de carte sur moi. Lui non plus, il n'a rien.

            Petit à petit le paysage se transforme en une campagne verdoyante. Des champs cultivés s'étendent des deux côtés de la route. On traverse un petit village à l'air paisible, avec une très large rue centrale en terre battue. Mais il n'y a personne dehors. Comme si le village avait été abandonné. Le silence règne partout. Un silence bizarre qui ressemble au calme avant la tempête. Je me demande où nous sommes. Le chauffeur n'est pas bavard et ne me répond même pas. Je regrette une fois de plus l'absence de la moindre carte routière dans la voiture.

           La rue centrale s'arrête devant un mur où nous sommes obligés de tourner à angle droit sur une route toujours aussi large. Et là on voit brusquement s'ériger devant nous, une forteresse militaire de chars d'assaut, de camions, de blindés de toutes sortes... Toute une garnison mobile campée sur la route et qui en verrouille le passage.

          Impossible de faire demi-tour. Cela nous rendrait tout de suite suspect aux yeux des militaires. Nous avançons donc lentement vers ce barrage impressionnant. Heureusement qu'ils sont tous occupés avec une grosse prise dans le sens inverse, ce qui laisse libre notre côté de la route. En général, les camions constituent un butin important pour les militaires russes, même pour les plus petits gradés. On commence à harceler le chauffeur par une fouille de sa marchandise, en l'obligeant à défaire les scellés s'il en porte, en cherchant des problèmes dans ses papiers, dans l'état de son véhicule, et mille autres choses inimaginables jusqu'à ce qu'ils arrivent à un consentement mutuel dans le marchandage. Le pauvre chauffeur doit leur laisser soit une bonne partie de ses modestes gains soit de ses marchandises si elles sont intéressantes pour les pilleurs. Le marchandage qui peut durer longtemps est presque obligatoire, car si le chauffeur accepte de payer immédiatement, cela le rend encore plus suspect et peut déclencher une vraie fouille de fond en comble de sa cargaison.

           Nous avons de la chance, je pense. Occupés comme ils le sont, ils ne vont pas s'embêter avec la Jigouli d'un pauvre hère. En effet, personne ne s'occupe de nous. Mais le chauffeur ne semble pas partager mon opinion. On dirait qu'il est vexé par le peu d'importance accordé à son véhicule. Il crie de sa fenêtre vers les militaires:

         "Hé, komandir!"

Le commandant ne regarde même pas. Le chauffeur crie encore:

        "Hé komandir!"

         Le militaire fait un geste de main enervé, comme s'il voulait dire qu'il n'en a rien à foutre de nous, qu'on disparaisse de là pour le laisser tranquille avec sa belle prise.

          "Mais continue à rouler, ils nous laissent passer" j'exhorte le chauffeur presque arrêté. Rien à faire. Notre homme insiste pour avoir un accueil au moins aussi enthousiaste que celui dont bénéficie le camionneur.

         "Hé là, komandir, kak nam papast v Mozdok? Comment nous pouvons nous rendre à Mozdok?"

         Cette fois-ci c'en est trop, c'est la goutte qui fait déborder le vase, qui fait sortir le "komandir" de ses gonds. Il se retourne vers nous, furieux comme une grosse bête qui vient d'être piquée par un insecte. D'un bond il traverse la route, la main sur le pistolet accroché à sa cuisse, et tonne avec une voix qui fait trembler le sol:

         "Que vas-tu faire à Mozdok, abruti?"

         Oui, pour une fois je suis complètement d'accord avec un militaire russe. C'est un abruti total ce chauffeur. Non content de s'arrêter là où on le laisse passer, non content de harceler un homme qui essaie de faire correctement son boulot, il pousse la provocation à l'extrême en prononçant le mot banni: Mozdok! C'est la garnison où sont concentrées toutes les armées envoyées de Moscou pour écraser les Tchétchènes!

         "Dokumenty!"

         Le chauffeur a déjà ses papiers prêts dans la main, tellement il était désireux de se faire remarquer. Je sors lentement mon passeport avec le coeur battant la chamade. Je le tends au "komandir" sans pouvoir prononcer un seul mot, tellement j'ai la bouche sèche. Dès qu'il voit la couverture, le colosse change d'attitude pour prendre une voix plus douce:

         "Tiens tiens, République Française! Alors Madame, vous aussi vous allez à Mozdok?"demande-il sur un ton moqueur.

        Ses yeux brillent avec malice lorsqu'il tourne les pages du passeport et me regarde pour comparer mon visage avec la photo. Il a toute la satisfaction de celui qui pense que le dérangement en a valu la peine au moins.

        "Prenez votre sac et suivez-moi!"

        Le chauffeur ouvre sa portière avant moi pour descendre lui aussi mais le militaire lui fait comprendre aussitôt, dans le même ton foudroyant de tout à l'heure, que la consigne ne le concernait pas:

         "Pas toi abruti! Tu restes dans la voiture!"

          Je n'ai qu'un petit sac à dos sur la banquette arrière, mais une grosse bombe dans la poche de ma veste: une disquette d'ordinateur qui contient plusieurs de mes articles sur le problème tchétchène, les reportages avec les paysans daghestanais du village où Basayev avait fait son incursion, le rôle pernicieux des militaires russes dans le Caucase, leurs pillages, etc. Des choses bien compromettantes et pas du tout gentilles envers les "komandirs" de l'espèce de celui qui nous arrête. Lui, il est déjà en train de traverser la route. J'ai donc quelques secondes pour trouver une solution pour faire disparaître cette maudite disquette qui me brûle les mains.

        La première chose qui me vient en tête est de la glisser discrètement sous mon siège. Je tends la main vers le bas mais pas d'ouverture entre le siège et le plancher. C'est plein, d'un seul bloc soudé à la base! Dépitée, je la laisse par terre, le plus près possible du bas de mon siège, en espérant qu'avec sa couleur noire elle va se confondre avec le tapis de sol de la même couleur et échappera à l'attention des militaires qui vont sûrement venir fouiller la voiture. Je regarde le chauffeur pour comprendre s'il m'a vue cacher quelque chose. Oui, il a tout vu.

          Je suis le militaire qui est parti avec mon passeport à la petite baraque de l'autre côté de la route. Je marche comme une funambule. J'entre. Le même militaire m'ordonne de fermer la porte. J'obéis comme une automate. Dedans, il y a une femme imposante en treillis, trois autres militaires et un individu en civil, à l'allure caucasienne. Il a l'air d'être un auxiliaire local.

        On m'ordonne d'enlever ma ceinture banane. Je la défais et la pose sur la table devant la femme qui commence à fouiller dedans. Mes oreilles brûlent, mon coeur bat à cent à l'heure, j'ai le vertige et une sensation de diarrhée. A part mon permis de conduire, mes cartes de crédit, de groupe sanguin et de l'assurance internationale dedans, je sais que j'ai aussi mon certificat de terroriste: ma carte de presse! Quelle idiote de l'avoir gardé sur moi dans ce pays où les journalistes étrangers sont indésirables, et notamment dans cette région où elle équivaut presque à une attestaion officielle de criminel. Pour quelle raison débile je suis venue ici avec une carte de presse dont je n'aurais jamais besoin?

        La femme ne s'intéresse absolument pas à tout cela. Elle sort seulement les quelques billets de cent dollars, les compte et me demande: "c'est tout ce que tu as? Quatre cent.?"

        "Et un peu de roubles aussi" je grommelle.

         Elle n'en a rien à faire. Elle remet tout dans la banane et ferme la poche, à mon grand soulagement. Soulagement qui ne durera que quelques secondes, car maintenant c'est mon sac à dos qui va passer au peigne fin. Je regarde bêtement les choses qu'elle en sort, comme si je les voyais pour la première fois, comme si ce sac ne m'appartenait pas ou comme si quelqu'un d'autre y avait fourré tous ces objets à mon insu: mon ordinateur, mon carnet d'adresses, des coupures de journaux -toutes compromettantes bien entendu-, des feuilles sur lesquelles j'avais imprimé mes derniers articles dans l'internet-café des islamistes de Makhatchkala, et même...le journal où j'apparais en manchette!

          Comment on peut être débile à ce point là. Je ne suis pourtant pas une débutante dans le métier du journaliste ou celui de vagabond. J'ai été dans les pires dictatures du monde, aux pires moments de leur histoire, j'ai côtoyé des gens de tous bords. Que ce soit dans des réunions clandestines avec des syndicalistes dans des coins perdus du Chili sous Pinochet, ou avec les rescapés des tortionnaires de Stroessner au Paraguay, ou avec des criminels de la Contra anti-sandiniste dans les sous-sols miteux des hôtels de Tegucigalpa, j'ai toujours fait attention à prendre quelques précautions de sécurité, pas seulement pour moi-même, mais aussi et surtout, pour mes interlocuteurs quand ils étaient du côté des persécutés. Là, qu'est-ce qui m'a pris de partir avec toutes ces choses dans mon sac comme si j'allais à un pique-nique? Ou plutôt comme si je me rendais à une réunion tranquille de la rédaction du journal à Paris?

          En fait, j'ai peut-être toujours été un peu bête, mais toujours avec beaucoup de chance. Pour finir par croire à la fin que rien n'est très grave, qu'on passe toujours à travers les mailles. Ou bien, à force de faire attention en permanence, on finit par s'en fatiguer à un moment donné et par relâcher toute précaution. Quoi qu'il en soit, je suis maintenant devant des inquisiteurs peu commodes qui peuvent faire de moi tout ce qu'ils veulent. Seuls quelques spécialistes de la région se souviennent du nom des journalistes disparus et retrouvés plus tard au bord d'une route, avec une balle dans la nuque.

         A mon grand étonnement, tous ces objets qui sortent de mon sac à dos ne les intéressent pas trop. Même les coupures de journaux, ils les remettent dans le sac sans même y jeter un coup d'oeil.. On ne me demande pas non plus d'ouvrir mon ordinateur. Je ne comprends pas trop ce qu'ils cherchent, mais je recommence à respirer un peu.

          "D'où viens-tu" me demande la grosse matronne, en gardant toujours mes deux sacs devant elle.

          J'ai les lèvres tellement sèches que j'ai du mal à les remuer comme il faut pour pouvoir répondre. Si j'avais au moins une pomme dans la main au moment où nous sommes tombés dans ce piège. Elles m'avaient sauvée au premier barrage, en empêchant ma bouche de sécher par l'angoisse.

           "De Mahatchkala".

            "Et pouquoi? Qu'est-ce que tu cherchais là-bas?"

            "Rien, je passais des vacances".

            Tous éclatent de rire comme s'ils avaient entendu la blague la plus incroyable du monde. Ils discutent entre eux en rigolant et puis l'un des hommes reprend l'interrogatoire:

           "Comment ça se fait que vous parlez notre langue?"

           "Qu'y a-t-il de mal à parler le russe? Ce n'est pas un crime. J'aime apprendre des langues."

           "Ah bon...Quelles autres langues parlez-vous alors?"

            "L'anglais bien sûr, et l'espagnol.. A part le français je veux dire'.

            J'évite de mentionner le turc, car ça pourrait renforcer leurs suspicions, comme il y a beaucoup de va-et-vients entre la Tchétchénie et la diaspora caucasienne en Turquie. Le premier acte de Shamil Basayev avait d'ailleurs été un détournement d'avion vers Ankara.

           « Ou avez-vous appris le russe ? » demande le « komandir » sur un ton accusateur.

             « A Cuba. Il y avait beaucoup de Russes là-bas ».

            « Quoi ? » éclate l'homme comme si j'avais finalement avoué mon crime. « Vous avez aussi été à Cuba ? Qu'est-ce que vous faisiez là-bas ? »

             « Eh b'en, j'accompagnais mon mari qui travaillait là-bas ».

            « Comment ? Vous êtes mariée en plus ? Et votre mari vous laisse venir dans des endroits aussi dangereux qu'ici ? »

             Je saisis aussitôt l'occasion pour bondir. Je vais jouer la naïve:

              « Ah bon, dangereux ? Quel danger y a-t-il? »

              Ils n'en reviennent pas de ma stupidité apparente. Incrédules, ils se retournent pour discuter entre eux.

              « Mais vous ne regardez jamais la télé chez vous ? Vous ne lisez jamais les journaux ? » demande la femme, en me vouvoyant désormais.

              « Non, mon mari et moi, on ne regarde pas trop la télé. Et les journaux ne parlent pas tellement de la Russie. Bien sûr que je ne viendrais pas ici si je savais que c'est un endroit dangereux. Jamais il ne m'aurait laissé partir d'ailleurs. »

              Pour renforcer mes paroles, je prends un air encore plus stupide et demande:

             « Dites-moi alors, quel danger j'encours au juste ? »

               Le commandant n'en peut plus. Il explose dans une voix de tonnerre :

              « Il y a une guerre ici ! La guerre contre les bandits tchétchènes ! »

              « Ah oui, j'en ai entendu parler bien sûr, mais je n'ai nullement l'intention de me rendre en Tchétchénie...'

           Il y a un silence de quelques secondes dans la pièce. Ils me fixent tous, sans savoir ce qu'il faut comprendre de mon attitude, si je me paie leur tête ou si je suis vraiment une idiote totale. Le commandant semble avoir perdu patience, d'autant plus qu'on l'appelle de l'extérieur.

          « Vous êtes en plein dans la Tchétchénie » crie-t-il en sortant de la pièce avec des injures.

           C'est à mon tour de rester bouche-bée. Je suis donc en Tchétchénie, sans le savoir. Peut-être au Nord, dans les plaines qui sont un peu à l'écart des zones bombardées, brûlées, détruites. Le chauffeur a dû couper court parce qu'il ne voulait sans doute pas se taper trop de kilomètres en passant par la Kalmoukie, ou bien parce qu'il s'est vraiment trompé de route, ou encore...et c'est la pire des possibilités, il avait l'intention, dès le début, de me livrer aux militaires russes pour obtenir une bonne récompense. Je pense à ma disquette avec horreur.

           « Où est-ce que vous alliez comme ça ? » demande la femme.

           « A Nalchik. »

           « Pourquoi faire ? »

           « J'ai une amie là-bas. »

          « Que fait-elle votre amie ? »

           « Elle a une boutique. Je voulais rester quelques jours chez elle, mais peut-être que je dois rentrer à Paris tout de suite, si vous dites que c'est dangereux ici. »

         On me demande d'écrire le nom de mon amie et de sa boutique pour faire des vérifications. Ils passent plusieurs coups de fil en discutant entre eux. Je ne comprends pas trop ce qu'ils disent et je continue à attendre mon sort avec angoisse.

         « Montre-moi tes mains ».

          La femme a recommencé à me tutoyer. Elle a l'air de faire ça chaque fois qu'elle doit inspecter quelque chose. Je tends mes deux mains, elle me demande de montrer l'intérieur. Je les tourne dans l'autre sens, elle examine mes paumes attentivement. Et puis de nouveaux coups de fil. Au bout d'un certain temps qui me paraît comme une éternité, la femme m'annonce que je peux partir. Je n'en crois pas mes oreilles. C'est fini alors? Elle me fait signe de récupérer mes affaires. Je les ramasse sans me faire prier et je sors en réprimant difficilement l'envie de courir vers la voiture.

         Heureusement que le chauffeur est là. Il m'a attendue. Juste au moment où j'ouvre la porte pour me glisser dedans, j'entends le commandant tonner derrière. Il a fini son travail avec le camion qui s'en va :

         « Qui t'a dit de partir ? Retourne dans la barraque ! »

         Je sens que je suis devenue toute pâle, toute ramollie. Mes jambes ne veulent pas m'obéir. Je n'en peux plus de ce jeu du chat et de la souris. Le colosse entre avant moi. Quand j'arrive devant la porte fermée, j'hésite quelques secondes. S'ils me fouillent de nouveau, s'ils trouvent ma carte de presse... Peut-être que je dois la cacher quelque part. Mais où ? Dans mon soutien-gorge ! Je regarde autour de moi pour être sûre que personne ne me verra en train de cacher quelque chose. C'est plein de soldats partout. Comme j'aurais voulu la froisser et l'avaler comme dans les films, mais c'est un carton rigide plastifié, impossible même de la déchirer. Pourtant, elle est censée nous faciliter la vie, mais là je risque ma vie à cause d'elle. Je sors la carte de la poche banane avec des mains tremblantes, tout en surveillant autour de moi, et craignant qu'ils ouvrent la porte brusquement et m'attrapent sur le fait accompli. Je la glisse dans mon soutien-gorge, mais la sors aussitôt pour la remettre dans la poche banane. Ce serait horrible s'ils la trouvaient cachée sur mon corps. Je ne passerais même plus pour une journaliste mais j'accéderais directement au rang d'espionne.

           En fait, très peu de choses distinguent les deux métiers. Nous les journalistes, nous cherchons l'information de façon ouverte, déclarée, eux, les espions, ils la cherchent de façon dissimulée, en la subtilisant à l'insu de leurs détenteurs. Nous déclarons la plupart du temps notre vraie identité et nos intentions alors qu'eux, ils doivent s'inventer une couverture. Tout cela en principe, bien entendu, car la plupart du temps nos méthodes se ressemblent. J'ai trop souvent travaillé dans des pays qui n'aimaient pas les journalistes, j'ai donc souvent été obligée de cacher ma vraie identité et de m'inventer diverses couvertures. La seule chose qui me différenciait d'une espionne dans ces cas, c'était la publication ouverte à tout le monde de l'information recueillie. Et encore... en veillant à ne pas tout publier, si ça risque de porter atteinte à la sécurité des gens que j'ai côtoyés.

         Le colosse qui s'impatiente vient me chercher derrière la porte dehors, et l'interrogatoire recommence.

        « Vous allez nous expliquer maintenant ce que vous faites ici. Cette histoire de vacances au Daghestan au lieu de ... la Côte... la Côte d'A-zour. C'est pas bien là-bas ?»

         J'ai l'impression que je n'ai plus trop de portes de sortie. Mais soudainement, un éclair me traverse la tête :

        « Il n'y a pas de chevaux sur la Côte d'Azur » je réponds, presque en criant entre mes lèvres desséchées. Et je m'étonne moi-même de cette trouvaille soudaine, qui me parait comme une bouée de sauvetage à laquelle m'accrocher:

        « Oui, j'aime les chevaux ! Je les adore ! Et vous avez des races locales très intéressantes par ici : des Kabardines, des Akhal-Tékés..»

         Ils sont tous surpris devant cette réponse des plus inattendues, mais ne réagissent pas à mon erreur sur les Akhal-Tékés. C'est en fait une race turkmène, de l'autre côté de la Caspienne, et ici il n'y en a que chez quelques passionnés de ces chevaux. Je ne les ai pas mentionnés exprès pour tester leurs connaissances en matière équine, c'est juste sorti comme ça de ma bouche à cause du professeur avec ses Akhal-Tékés, mais vu le silence de mes interrogateurs, je comprends qu'ils sont complètement étrangers au monde des équidés, ce qui me donne un avantage sur eux.

         Juste à ce moment là, je vois le visage de mon chauffeur derrière la petite vitre près de la porte. Je ne sais pas s'il nous entend par la porte entre-ouverte, mais il me sourit et me fait un signe d'encouragement en hochant la tête.

        « Vous achetez et vendez des chevaux ? » demande la femme, en cherchant une autre faille pour m'épingler.

         Il ne faut surtout pas répondre de façon à ce qu'ils puissent m'accuser d'activité de commerçant alors que je suis ici avec un visa de touriste.

         « Non, je suis tout simplement une observatrice. Je repère les races en danger d'extinction, et je cherche ensuite des solutions pour les sauver. Je vais proposer à l'Unesco de les inscrire sur la liste de... »

         « Nous, on essaie de sauver des vies humaines ici, et elle, elle cherche à sauver des chevaux » dit l'un d'entre eux en secouant la tête avec étonnement.

          « A Mozdok aussi il y a des chevaux ? » demande le colosse.

           « Je n'ai pas entendu parler des chevaux de Mozak » je réponds en prononçant mal le nom de la ville garnison, comme si je ne la connaissais pas. « Par contre à Nalchik, il reste encore quelques kabardines. C'est l'une des raisons pour laquelle j'y vais d'ailleurs. Ma copine là-bas connaît les propriétaires.. Les kabardines sont excellents pour l'endurance, ils peuvent faire 180 km en une journée et récupérer très vite...»

         Si la femme ne m'arrêtait pas, je sortirais dans mon élan tout ce que je sais sur cette race sur laquelle j'avais déjà fait un film documentaire. En utilisant des mots spécifiques au monde du cheval qu'un étranger ne connaitrait pas forcément. Je suis reconnaissante au palefrenier tcherkesse avec qui j'avais trainé derrière les troupeaux près du Mont Elbruz.

        Le chauffeur m'accueille avec joie à ma sortie de la baraque.

         « Vous vous en êtes très bien sortie » dit-il pour me féliciter et me tend une bouteille d'eau fraiche.

          « Vous savez pourquoi ils vous ont gardé si longtemps » dit-il en démarrant. « Je vous ai observée pendant l'interrogatoire. Vous étiez tellement nerveuse, tellement inquiète. On voyait très bien combien vous aviez la bouche sèche. C'est l'un des premiers signes qu'ils regardent. Quand les gens n'ont rien à se reprocher, ils restent plus détendus et n'ont pas la bouche sèche. »

        Il faut donc toujours avoir une pomme juteuse dans la main, prête à croquer quand on voit un barrage militaire. Je ne dis pas ma pensée au chauffeur, car je ne suis plus très sûre de quel bord il est. Soudainement, je me rappelle de ma disquette. Je la cherche de la main. Elle est cachée sous un sachet vide de chips jeté par terre.

        « Ne vous inquiétez pas » dit le chauffeur avec un sourire fier, « ils ont fouillé toute la voiture mais ils n'ont pas soulevé le sachet que j'ai mis dessus. Vous êtes journaliste n'est-ce pas.»

         Je hoche la tête.

          « Il y avait encore une chose qui les intriguait beaucoup » poursuit-il. « Votre veste. Pourquoi portez-vous cette veste militaire ? C'est dangereux de s'habiller comme ça ici. »

          Je n'en reviens pas de ma bêtise. Cette veste de coton noir, avec de grandes poches, que je porte depuis des années pendant mes voyages, parce qu'elle est très confortable, pratique et inusable, était donc l'attirail qui me dénonçait comme une terroriste potentielle! Un officier de la marine ukrainienne à Sébastopol me l'avait donnée lorsque je faisais un documentaire en Crimée. Nous étions sur un navire de guerre et j'avais renversé une tasse de café sur mes vêtements. Comme je n'avais rien d'autre pour me changer, on m'avait donné une tenue de travail que les officiers portent quand ils ne sont pas en uniforme de parade. Et puis on m'avait dit de la garder. Le pantalon était trop grand, mais la veste était très confortable et solide, donc je la portais partout en voyage, sans même penser un instant qu'elle venait de la marine ukrainienne. Pour moi, c'était la veste passe-partout idéale.

          Le chauffeur m'explique que lui aussi a été interrogé par les militaires :

          « Je leur ai dit : cette femme est très courageuse. Elle a parcouru le monde entier et elle s'est trouvée dans de vraies guerres, qu'est-ce que vous voulez qu'elle fasse de votre petite guerre minable ici contre une poignée de bandits ? »

          Une drôle de défense... Ca m'étonnerait qu'elle ait pu jouer en ma faveur. Et c'est étonnant d'ailleurs que les militaires m'aient laissée partir après une telle description de mes activités supposées. Et comment ce chauffeur en est au courant, puisque je ne lui avais rien raconté sur mes occupations.

           « Mais vous êtes une célébrité au Daghestan » s'explique-t-il. « Je vous ai vue à la télé, dans le journal, et d'ailleurs j'étais au mariage où vous avez dansé ».

           Désormais nous suivons une grande route. A un moment donné, on arrive à une bifurcation où je vois le panneau indiquant « Vladikavkaz, Beslan ». Nous tournons en suivant l'autre panneau qui indique Nalchik.

           Le soir nous nous arrêtons devant la boutique de mon amie qui m'attendait avec inquiétude après les coups de fil des militaires. Vitali nous rejoint et nous raconte les déboires des journalistes autour de Beslan où, encore une fois, on leur a refusé l'entrée.

            « Nous avons eu quand-même plus de chance qu'Anna Politkovskaya » dit-il. « Elle est entre la vie et la mort maintenant, en soins intensifs à l'hôpital ».

           J'apprends que la journaliste russe est partie de Moscou sur un vol pour Rostov, d'où elle comptait rejoindre Beslan par la route, mais elle a été empoisonnée par une tasse de thé qu'on lui a servi dans l'avion.

           Le lendemain, nous apprenons l'assaut donné à l'école et le terrible massacre des enfants. Et Anna, sortie du coma, sera assassinée, l'année suivante, dans l'entrée de son immeuble.

                                                                                                                                          septembre   2004

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