Ce lundi, une information importante circule dans l'enceinte de la Formation. Ce serait Dimitris Silva qui mènerait le cours théorique du matin. Or, il paraît que c'est très rare que ce soit le cas. Dimitris Silva a la réputation de ne très peu se montrer. Sa carrière militaire prend une place très importante, même s'il n'est plus véritablement sur le terrain. Il coordonne les quatre armées, un rôle absolument prestigieux, qui n'est pas si étonnant quand on sait qu'il a un CV construit en béton armée.
Dimitris est au delà de ça le neveu du Gouverneur. Cette filiation lui octroie, de fait, directement une haute place dans la société. Mais, il n'a pas atteint ce prestige que grâce à ça. Il est, en outre de cela, quelqu'un qui a gravi les échelons par ses compétences, son talent et son intelligence, à un âge relativement jeune. Il est proche de la quarantaine, ce qui fait de lui un jeune Directeur et un jeune coordinateur. Mais, il a commencé à travailler très jeune, débutant comme simple soldat avant de se retrouver à la tête des Forces Armées, même si aujourd'hui, il délégue beaucoup de son travail.
Dimitris Silva occupe toujours un rôle fondamental pour moi. Même s'il m'a l'air absolument charmant et très sympathique, je me méfie de lui. Il a été à la tête de la Deuxième Congrégation, et il a été extrêmement proche de Nikolaï. Ainsi, que sait-il de sa mort ? C'est lui qui a communiqué à la presse que Nikolaï se serait suicidé. Mensonge ou ignorance ? Où se situe-t-il sur ce prisme-là ? Pour le moment, je lui laisse le bénéfice du doute. Mais, il reste l'élément le plus crucial de mon plan. Me rapprocher de lui est mon but ultime.
Ainsi, si Dimitris Silva est présent aujourd'hui à ce cours, il faut que je me montre. Le problème, c'est qu'après quelques cours passés en amphithéâtre, les meilleures places, donc celles situées le plus à l'avant sont implicitement attribuées aux Chevaliers et aux Fées. Or, je ne veux pas être noyée dans la foule, à l'arrière de l'amphithéâtre. Les élèves des premiers rangs sont bien plus facilement remarqués par les professeurs. Il faut donc que je me débrouille pour récupérer une place à l'avant. Je sais que ce ne sera pas chose facile
Pour cela, je décide de rejoindre l'amphithéâtre en avance, bien avant le début du cours, pour espérer que quelqu'un d'autre ne me la prenne pas. Quand j'arrive dans la prestigieuse salle, elle est encore vide. Je suis la première élève à m'y rendre. Je choisis une place au premier rang, alignée avec le bureau imposant de l'estrade, et commence déjà à sortir mes affaires pour faire comprendre aux autres que je compte bien rester ici pendant tout le cours et que je ne bougerai pas.
Petit à petit, la salle se remplit. Les élèves gagne leur place progressivement, et pour le moment, personne ne m'a fait de commentaire. Mais, c'est pour la simple raison que le groupe de Chevaliers qui s'assoit normalement là où je me trouve n'est pas encore arrivé. Sinan passe les portes de l'amphithéâtre et se dirige vers moi, très étonné de me voir ici.
— Qu'est-ce que tu fais, Dossard numéro 22 ? Tu comptes te faire empaler par les Chevaliers ?
— J'ai mal aux yeux. Je me suis juste avancée.
C'est la réponse la plus nulle que j'aurais pu faire. Mais, je ne peux pas lui dire que je compte faire du lèche-botte à Dimitris Silva.
— Oui, bien-sûr. C'est pour ça que t'as pris exactement la rangée qu'occupe habituellement Taniel et ses potes. Tu cherches à les provoquer ou quoi ?
Sinan commence à faire un peu trop de bruit pour rien. Me faire remarquer de cette manière est la dernière chose que je souhaite. D'autant qu'il parle très fort. Je tente de le calmer.
— Sinan. Si tu veux te joindre à moi, alors assieds-toi en arrêtant de te poser des questions inutiles.
— Je ne suis pas sure de me lancer dans une provocation telle.
Je hausse les épaules, peu convaincue.
— Tu le fais bien avec Larsen.
Sinan secoue la tête.
— C'est pas pareil.
Je fronce les sourcils, intriguée.
— C'est quoi ton problème avec Larsen ?
— C'est toi qui me pose la question ? J'ai vu comment tu le regardais. Tu ne peux pas te le voir non plus.
Je hausse un sourcil.
— Je me fiche royalement de Larsen. C'est toi qui fait un blocage sur lui. Mais, on ne va pas parlementer sur ça. Si tu veux me rejoindre, alors prends la place à côté de moi.
— La dernière altercation que j'ai eu avec Taniel ne m'a pas mis en lumière. Je ne veux pas risquer de déclencher une bagarre entre lui et moi. Pour la simple et bonne raison qu'avec ses muscles à la gonflette, il va me broyer en deux, et aussi parce que j'ai pas envie d'être exclu pour ça. Si tu veux qu'on lui fasse payer son arrogance de la dernière fois, on trouvera une autre solution. Plus fine et plus mesquine. Je vais donc m'assoir à nos places habituelles, donc, si tu veux changer d'avis et me rejoindre...
— Merci Sinan, mais je vais rester là.
Le garçon n'insiste pas plus. Il hausse les épaules et va s'assoir à côté de Vrenn, Max et Sierra, ses nouveaux amis Sorciers.
A vrai dire, je m'en fiche un peu. Sinan est sympa, mais il n'en est pas plus un ami. Je le trouve un peu douteux, sur certaines choses. Je me méfie de lui.
Je commence à sortir un carnet de note, pour y inscrire la date du jour, afin d'introduire le cours, en attendant que la séance commence. Sauf que mon moment de calme est rapidement interrompu.
— Mais, qu'est-ce qu'elle fait là, la lanceuse de fléchette ? s'impose une voix masculine.
Taniel est là, entouré de son groupe de Chevaliers. Il fallait bien que cela arrive. Je l'ignore alors, continuant sans un regard à écrire sur mon carnet.
Le surnom qu'il vient de me donner n'est pas élogieux. Il est souvent utilisé par les autres Ordres pour rabaisser les Archers.
Taniel referme agressivement mon carnet, agacé que je ne lui accorde aucun regard. Les Chevaliers sont des hommes de principe. Ils n'apprécient pas qu'on leur montre de l'arrogance ou de l'ignorance.
— Tu m'as entendu ? Bouge de là. Je trouve que tu t'octroies un peu trop de liberté.
Je plante enfin mon regard dans ses yeux bleus azurs.
— Je ne me souviens pas t'avoir demandé l'autorisation pour poser mes fesses sur un bout de planche de bois, je rétorque froidement.
Taniel s'empare de mon carnet et le jette par terre, plus loin dans la salle, alors que je reste assise. Je garde mon calme, sachant pertinemment que tout mouvement d'agressivité venant de ma part pourrait être retourné contre moi.
Fidèle à ma désinvolture, et dénuée de toute expression émotionnelle, je sors un deuxième carnet sur lequel j'y inscrit à nouveau la date du jour.
Taniel, perdant définitivement patience, me l'arrache des mains et se met à déchirer une par une les pages, les jetant sur la table, devant moi. Ses copains se mettent à rire, bien contents d'avoir quelqu'un à humilier en public.
Jusqu'à que l'on soit brusquement interrompu par une voix masculine plus forte.
— Que le jeune homme qui s'amuse, par un manque cruel de courtoisie, à faire des confettis avec les affaires de la demoiselle au premier rang veuille cesser, puis se présenter à moi.
Le jeune Chevalier, se retourne, devenant blême d'embarras. Se tient appuyé au bureau de l'amphithéâtre Dimitris Silva, qui scrute l'élève d'un regard supérieur.
Un silence de mort se propage alors dans la grande salle. Devant la présence charismatique de l'homme, tout le monde se tait. C'est donc ça l'effet que font les gens comme lui sur leur auditoire ?
Pour le moment, Dimitris Silva ne me regarde pas. Ses yeux perçants sont braqués sur le jeune Chevalier terriblement mal à l'aise. Le cours commence dans dix minutes. Taniel n'aurait pas imaginer que Silva soit déjà là.
Le garçon fait un pas devant lui, se redresse, et met ses mains derrière son dos en signe de respect, fixant dorénavant ses misérables chaussures.
— Quel est votre nom, jeune homme ?
Taniel se met à trembler. Il ne fait définitivement plus le malin.
— Taniel. Taniel Reze, Monsieur, bégaie-t-il.
— Pensez-vous vous trouver dans une garderie pour enfant, Monsieur Reze ?
— Non, je...
— Silence ! Je n'attendais pas de réponse.
Sa voix est tranchante et son ton cinglant. Je sens mon sang me glacer dans mes veines, même si je ne suis pas celle qui est remise en question.
Silva est un homme absolument charmant quand on discute avec lui, mais peut devenir terriblement terrifiant quand il le faut.
Après un bon moment à le fixer sévèrement, Silva croise enfin mon regard. Mon cœur se soulève alors, retenant toujours mon souffle comme les autres camarades, spectateurs de la scène.
— Mademoiselle Nedelko, je vous laisse le privilège de choisir la manière dont votre camarade réparera les dommages qu'ils vous a causé.
Tout le monde se fige alors, se mettant à murmurer d'étonnement. Tous se demandent de toute évidence comment Dimitris Silva connaît mon nom.
C'est une manière élégante de me demander de choisir à sa place une sanction pour Taniel. Sa proposition me met très mal à l'aise. Il vient de me placer entre les mains un pouvoir immense qui pourra avoir de grandes répercussion sur l'étudiant.
Je vois tous les regards se braquer sur moi. Je reste figée pendant quelques secondes. Je me lève alors de ma table, par respect, avant de m'adresser au Directeur.
— Je vous remercie, Monsieur, pour la liberté que vous venez de m'octroyer. Néanmoins, je pense avoir la sagesse d'esprit pour ne pas sombrer dans quelque chose de vindicatif. Je pense que des excuses sincères suffiront.
Tout le monde se met alors à chuchoter d'étonnement autour de moi. N'importe qui se serait lâché. Mais, pas moi. Se faire allumer devant tout le monde par Dimitris Silva est une sanction déjà bien suffisante à mon goût.
Silva hausse un sourcil, surpris par ma réponse. Puis, il se tourne vers le jeune Chevalier.
— Eh bien, allez-y. Qu'attendez-vous ?
Taniel déglutit, visiblement un peu plus rassuré par sa maigre sanction, et pivote légèrement vers moi.
— Pardon. Je n'aurais pas dû m'emporter de cette manière, marmonne-t-il.
Je hausse un sourcil et hoche la tête, acquiesçant. Sa réponse semble machinale, très faiblement teintée d'authenticité. Mais, inutile d'en faire des caisses.
— Non en effet. Tu n'aurais pas dû t'emporter tout court, pour une simple place, je rétorque alors sans agressivité, mais d'un ton ferme.
Silva exécute un geste ferme de sa main pour clôturer la scène.
— Bien. Histoire résolue. Veuillez-vous asseoir.
Taniel prend ses affaires et va se placer quelques rangées plus loin. Je remarque que les étudiants qui s'installent au premier rang, choisissent tous une place éloignée de la mienne. Je suis désormais la bête noire.
Mais, cela ne m'importe peu, bien au contraire. J'ai eu ce que je voulais. Mon plan a fonctionné à merveille.
J'ai attiré comme prévu l'attention de Silva.
Je lui adresse alors un sourire discret de remerciement, auquel il répond par un regard et un mouvement quasiment imperceptible de tête.
*
Le cours de Silva a été absolument passionnant. Il nous a enseigné les techniques de combat dans le cadre d'une Congrégation. Comment se battre aux côtés de ses alliés ? Comment un groupe composé d'un Chevalier, d'une Fée, d'un Sorcier et d'Archer s'organisent-ils sur le terrain ? Les élus de la Congrégation ont un rôle de réflexion, de décision, mais aussi militaire. On doit apprendre à nous battre au côté d'individus qui n'ont pas les mêmes facultés que nous, assembler nos forces. C'est le véritable objectif des Congrégations.
Tous les étudiants se sont retrouvés pendus à ses lèvres. Silva est un orateur absolument captivant. Son histoire est passionnante et ses cours d'une grande utilité. Pouvoir en bénéficier est une immense chance pour nous.
A la fin du cours, Silva disparaît très rapidement. Sûrement pour ne pas être assailli par une horde d'élèves en quête d'autographes. C'est là que je comprends qu'il faut agir. Je range immédiatement mes affaires et me dépêche de le rejoindre. Je me faufile alors dans la foule trottinant pour le rattraper, lui qui marche très vite.
— Monsieur Silva ! Monsieur Silva ! S'il vous plaît ! je l'interpelle alors, que je tente de me rapprocher de lui.
Pensant qu'il ne s'arrêtera jamais, je commence à désespérer, mais ce dernier finit pourtant par le faire, alors que je le rejoins, essoufflée. Je tente de maintenir une allure descente devant lui.
— Katherina. Que puis-je pour vous ?
Silva semble rétablir une certaine distance, ce qui m'intimide particulièrement.
— Je voulais vous remercier d'avoir pris ma défense, je finis par déclarer plus calmement.
— Je n'ai pas pris votre défense. J'ai fait mon travail.
Ça réponse m'étonne un peu. Il continue d'avancer, ne manifestant pas vraiment d'émotion. Il regarde droit devant lui, ce qui est un peu perturbant. J'accélère mon pas pour le rattraper davantage.
— Eh bien, vous remercier me tient à cœur. Vous n'étiez pas obligé d'intervenir
Silva laisse planer un petit silence avant de planter ses yeux dans les miens.
— Votre réaction était surprenante. Je vous ai laissée la possibilité de vous faire justice et vous ne l'avez pas saisie.
J'exécute alors un sourire poli, mais audacieux.
— Vous n'étiez pas étonné, en réalité. Vous attendiez que je réponde de cette manière. C'était un test, n'est-ce pas ?
Silva m'accorde enfin un regard. J'ai l'impression qu'il esquisse un petit sourire, mais je n'en suis pas sure.
— Vous n'êtes définitivement pas comme les autres élèves, Mademoiselle Nedelko, finit-il par déclarer.
Je détourne quelques secondes mon regard.
— Dois-je m'en inquiéter ?
Silva hausse un sourcil.
— Pourquoi devriez-vous vous inquiéter de quelque chose qui fait votre singularité ?
—...
Je lui accorde un sourire discret, qu'il me rend ensuite, sans pouvoir lui apporter de réponse.
Silva clôture alors la discussion m'accordant un dernier regard légèrement envoûtant.
— A très bientôt, Mademoiselle Nedelko.