Enrico Duarte me semble être une personne réfléchie, cultivée. En tout cas, il possède d'indéniables talents d'orateur.
— La langue de bois typique des politiciens, souffle Mei à mon oreille.
Sans doute, mais je préfère encore son discours lisse à la brutalité de ses concitoyens. Pour commencer, il nous souhaite la bienvenue au campo Santa Maria de Papuda et s'excuse, sans tomber dans le larmoyant, pour le malheureux incident du réfectoire. Il nous assure que de tels comportements seront réprimandés et que si nous avions besoin de quoi que ce soit, il s'efforcerait de répondre à nos demandes, dans la limite du raisonnable. Suite à cette introduction polie, il nous invite à nous présenter. Nous obtempérons avec un enthousiasme contenu.
— Bien, maintenant que nous nous connaissons davantage, j'aimerais que vous m'expliquiez la raison de votre présence ici. Le Maréchal m'a briefé, évidemment, mais je souhaite entendre votre version.
— La situation est complexe, commence Kalen en se raclant la gorge. Nous vivons sous une double menace. La première provient d'une coalition d'humains, sous le commandement d'un certain Muzhi. Ce dernier a tenté d'éradiquer les miens en ayant recours à deux redoutables armes utilisant la fission atomique. Nous avons appris qu'il en possède une dernière encore plus destructrice que les deux premières. Muzhi a menacé de l'utiliser contre la nation africaine, mais avec la présence de notre vaisseau mère au sol, il est possible qu'il change de cible.
— Quoi qu'il en soit, poursuivis-je face au calme du maire, l'utilisation de ce que l'armée nomme une super massive atomique aura des répercussions sur l'ensemble de la planète. Notre atmosphère sera chargée en radioactivité. Même à Brasilia, les organismes ne pourront en sortir indemnes. Brûlures, mutations, cancers et autres réjouissances seront à prévoir. Vous savez ce qui s'est passé à Chicago. Imaginez la même chose, en dix fois plus puissant et étendu.
— Muzhi ne peut ignorer les risques, répond Duarte en articulant chaque mot. Vous voulez dire qu'il met sa propre vie en danger ?
— Il doit penser que les bases Faraday lui offriront la protection dont il a besoin, suppose Sam. Ainsi que les nombreux abris antiatomiques. Et il est aussi possible qu'il minimise les conséquences. Quoiqu'il en soit, pour lui, tout vaut mieux que de se laisser dominer, que ce soit par les selcyns ou la puissance africaine. Il a fait assassiner le général Hassan, mon beau-père. Il a prouvé qu'il n'était pas étouffé par les scrupules.
— La deuxième menace vient de mon peuple, poursuit Kalen. Le Grand Consul, notre chef décisionnel, fait face à la fois aux bombardements terriens et un mouvement contestataire au sein de ses rangs. Il pense que le modèle terrien est à l'origine de cette rébellion. Il a pris la décision de quitter la Terre pour tenter sa chance sur une autre planète.
— Voilà une bonne nouvelle, affirme le maire du campo Santa Maria. Mais il y a un mais, je suppose...
— Disons qu'il a la rancune tenace, expliqué-je.
— Nous avons ouvert les yeux sur une autre manière de vivre, intervient Malyan de sa voix posée. Nous avons réalisé à quel point les valeurs si chères aux selcyns n'étaient en fait que des chaînes destinées à nous rendre aveugles aux injustices de notre monde.
— Le Grand Consul a préféré détruire notre planète avec un canon à énergie gravitationnelle, appelée également matière noire, plutôt que de voir son autorité décliner, ajoute Sayan.
— Et il a bien l'intention de détruire la Terre, tous ses habitants et les rebelles qu'il y aura abandonnés, ajouté-je. Par vengeance.
— En forçant notre vaisseau mère à atterrir, nous avons offert une cible de choix à Muzhi, soupire Kalen. Mais nous l'avons fait dans le but de contrer la menace du Consul. Malheureusement, ce dernier nous a lancé un avertissement. Si Muzhi décide d'utiliser la supermassive contre lui, il nous détruira tous. Cassy-1 lui offrira une protection suffisante pour lui laisser le temps de répliquer.
— Et si d'ici vingt-huit jours, il n'est pas parvenu à faire décoller Cassy-1, même sentence, ajoute Jofen.
— Si je comprends bien, reprend Duarte, même s'il parvenait à regagner la sécurité de l'espace, son intention reste la destruction de la Terre. L'énergie atomique ou l'énergie gravitationnelle ? J'ai l'impression que nous avons le choix de notre mort : la peste ou le choléra.
— C'est un peu ça, confirme Kalen. D'un point de vue tactique, le maréchal a refusé de nous apporter un soutien militaire. Il ne pense pas qu'en l'état actuel de nos... relations, une alliance entre selcyns et terriens soit viable.
— Lui aussi a peur de voir son autorité remise en question, grogne Malyan en serrant les poings.
— Différends irréconciliables, en conclut Duarte. J'ai connu ça à mon premier divorce.
— Nous ne pourrions pas travailler efficacement ensemble, continue Kalen à l'intention de notre amie selcyne. De plus, le Maréchal et le Président réfléchissent de leur côté à la manière d'écarter la menace du Général Muzhi.
— Les humains s'occupent des humains, les selcyns s'occupent des selcyns, s'amuse le maire avec un léger sourire, mais le regard pensif.
— Nous préférons le terme terrien à humain, le corrige Mei. Biologiquement... bref, ce n'est sans doute pas important pour vous.
— Bien sûr que si, mademoiselle Chang. Chaque mot peut être, selon son usage, une brique supplémentaire sur le mur qui nous sépare des selcyns ou au contraire un coup de pioche pour le détruire. Ne croyez pas que je voue une haine contre vous, ajoute-t-il en regardant Malyan. Mais effectivement, un travail collaboratif sans préparation, en l'état actuel des choses, risquerait d'avoir davantage de conséquences négatives que positives. Le maréchal est un homme sage. Bien, et donc vous avez besoin de notre site relais pour rassembler les vôtres et vous préparer à affronter ce consul.
Nous hochons tous les sept la tête tandis que l'homme rondouillard s'extirpe, non sans effort, de l'assise un peu trop molle du canapé. Nous le regardons se diriger vers le buste en bronze. Il semble en plein conflit interne. Aucun de nous n'ose bouger et nous échangeons des regards inquiets. Finalement, le maire se retourne pour nous faire face. Mais c'est moi qu'il regarde avec une intensité qui me donne la chair de poule.
— Je dois dire que vous avez marqué les esprits hier soir, mademoiselle Ferrat. Le mien comme ceux de mes concitoyens. Malgré les consignes que je leur avais données, ils ont laissé éclater leur rage, et je regrette profondément cette sortie de route. Mais après votre touchant discours à votre compagnon, je crois que vous avez réussi l'exploit de semer le doute. Croyez-moi, ce n'est pas rien. Pour nous, les aliens, car c'est ainsi que nous les nommons le plus souvent, ne sont que des machines dépourvues du moindre sentiment. Des meurtriers froids venus nous dépouiller de notre bien le plus précieux : notre planète. Des entités sans âme s'appropriant les dépouilles de nos valeureux soldats, des corps étrangers introduits dans notre vie dont nous devons nous débarrasser pour notre salut. Personne n'a ne serait-ce qu'imaginer que des liens pouvaient se créer, et surtout pas des liens d'amour. J'ai pourtant été prévenu en amont par Raimundo, mais le voir, l'entendre... c'est autre chose.
Il marque une pause et son regard dévie sur Kalen. Je sens les doigts de mon compagnon caresser le dos de ma main. Ce geste n'échappe pas à notre hôte qui secoue doucement la tête d'un air entendu.
— Parlons survie. Qu'ont donné vos tentatives de prises de contact de la veille, Kalen ? En tant que responsable de ce site, j'exige d'être tenu au courant de vos avancées.
— Nous sommes parvenus à joindre notre correspondant via un canal sécurisé, grâce aux instructions qu'il a laissées à Faraday-51. De son côté, il a beaucoup œuvré pour créer de nouveaux canaux codés, mais toutes ces opérations lui demandent énormément de temps et l'assistance de sa compagne depuis que le consul lui a crevé les yeux.
Je vois Duarte frémir une fraction de seconde avant de se reprendre. Son visage exprime juste ce qu'il faut d'empathie tout en restant attentif aux propos de Kalen. Il n'a clairement pas été élu maire de Papuda pour rien.
— Varely a expliqué à Sayan comment procéder, et nous avons passé du temps pour établir un premier contact avec une de nos anciennes bases. Je suis à l'origine le chef de la première division armée composée de dix escouades, et j'ai gardé le respect de beaucoup de mes hommes. Certains ont côtoyé Lily plusieurs mois. Ils répondront à l'appel. Ils nous ont également orientés vers d'autres bases susceptibles de nous prêter main forte. Je dois tout de même vous avertir. Certains de ces hommes ont exprimé leur envie de nous rejoindre, ici à Papuda, afin de limiter l'usage de vos émetteurs trop facilement piratables. Je leur ai dit que j'attendais votre accord. L'ai-je ?
Les yeux de Duarte s'écartent légèrement. L'homme se gratte le menton avant de nous regarder les uns après les autres. Puis, lentement, il retrousse une de ses manches, dévoilant un imposant tatouage. Ce dernier représente un fil barbelé enroulé autour de son avant-bras gauche. Duarte pose son doigt sur un premier nœud.
— Un
Puis sur un deuxième, poursuivant son dénombrement.
— Deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit... et neuf. Neuf années d'incarcération avant le Grand Chaos. Ici, nous croyons à la rédemption, je ne manquerai pas de le rappeler à mes concitoyens. Faites venir vos alliés, l'aérodrome fera office de parking interstellaire. Mais pour votre sécurité autant que pour ma tranquillité d'esprit, je leur demanderai de résider dans leurs vaisseaux. Seuls les hauts responsables seront autorisés à franchir l'enceinte.
— Nous ferons à votre convenance, acquiesce Kalen.
— Je vous remercie pour toutes ces explications. Je ne vous retiens pas plus longtemps, vous avez fort à faire avec l'émetteur. Avant de nous quitter, avez-vous des doléances à me faire remonter ?
— Il nous faudrait un appartement avec chambres séparées et des lits doubles, tente Mei en se relevant du canapé.
— Oh, je vois, répond Duarte, surpris par cette demande inattendue. Ce que vous désirez est un bien rare. Je verrais ce que je peux faire pour vous, mais sans vous faire de promesse. Bonne chance.
Ces derniers mots sont une invitation à quitter le lieu, et nous ne nous faisons pas prier. Alors que nous quittons le camp pour nous rendre à l'antenne, je continue d'interroger Sayan et Kalen à propos des selcyns prêts à coopérer. Nous apprenons alors que Ranissa et Varely mettent toute leur énergie à maintenir le contact avec les rebelles dispersés suite au crash de Cassy-1. Eux aussi attendent confirmation d'un point de rassemblement, mais il me paraît risquer de faire venir tant de selcyns en un seul et même endroit. Les rebelles doivent représenter une centaine de milliers d'individus, peut-être plus. Sur trente millions de selcyns, c'est peu, mais pour un site comme Papuda, c'est énorme. À cela s'ajoutent les soldats volontaires pour rallier notre cause comme les anciens de Tavira et bien d'autres... je réalise alors l'ampleur de l'affrontement qui se prépare.
— D'après Seref, mes hommes en poste à Lausanne ont senti les effets du premier bombardement, nous explique Kalen. Ils sont inquiets pour leur vie et aucun n'a envie de quitter cette planète pour recommencer ailleurs. Je crois que beaucoup d'entre eux se sont attachés à leurs corps, à ces lieux. Pour preuve, ils ont entrepris d'utiliser les stabilisateurs d'atomes sans en avoir reçu l'ordre.
Nous restons sur le site de l'antenne plusieurs heures. Je remarque alors que Malyan n'a pas desserré les lèvres depuis notre entrevue avec Duarte. Les bras croisés, la belle Amérindienne observe attentivement Kalen et Sayan sans jamais intervenir. Je la rejoins et lui adresse un sourire chaleureux.
— Tu as besoin de parler ? lui proposé-je.
— Je ne saurai pas quoi te dire, Lyna. J'avais fondé beaucoup d'espoir sur votre Maréchal. Quand je l'ai vu, j'ai tout de suite eu envie de lui faire confiance. Puis il m'a déçu, et en même temps je comprends pourquoi.
— Tu lui en veux ?
— Non. Je m'en veux de ne pas lui en vouloir, et pourtant j'essaye. Je n'arrive pas à m'expliquer cette sensation. J'aimerais le revoir pour m'assurer qu'il comprend bien que nous ne sommes pas les monstres qu'ils redoutent.
Je reste perplexe face aux aveux de la selcyne. Peut-être est-ce ma faute : j'ai chanté les louanges du Maréchal sans le connaître, j'ai vendu du rêve aux rebelles. Le retour de bâton doit être déstabilisant. Qu'en pense Ranissa ?
Deux autres bases ont pu être contactées, mais l'une d'elles nous a clairement fait comprendre que ses habitants se souciaient du sort du Grand Consul. Kalen, sous une autre identité, les a remerciés avant de mettre fin à la conversation. Ceux-là n'entendront pas un mot à propos d'une possible guerre, ça serait bien trop risqué.
Mei, Jofen et moi décidons de laisser les quatre autres poursuivre sans nous pour rentrer à Papuda. Nous nous voyons contraints de passer par le réfectoire pour récupérer nos portions de potage. Le silence se fait dans la salle, et l'air devient lourd. Cependant, les discussions reprennent rapidement et je risque un regard sur la centaine de personnes présentes. La plupart a repris le cours de son repas comme si de rien n'était. Les autres nous lancent des coups d'œil inquiets ou curieux plus ou moins discrets, mais peu affichent encore ouvertement leur mépris. Bon, on n'en est clairement pas au stade des interactions chaleureuses, mais nous ne sommes là que depuis vingt-quatre heures, alors c'est plutôt encourageant.
Une agitation à la périphérie de mon champ de vision me fait tourner la tête. C'est la petite puce de tout à l'heure qui me fait signe de la rejoindre. Ses parents me fixent sans ciller, et je n'arrive pas à savoir s'ils souhaitent que je vienne ou que je fuis. Je choisis la deuxième option. Je fais un signe avec mes mains pour faire comprendre à ma jeune amie que je suis fatiguée et quitte les lieux.
Monsieur Duarte nous a relogés dans une suite de pièces en enfilade au deuxième étage du même immeuble. La première salle est une sorte de salon équipé d'un clic clac convertible en lit deux places et d'un matelas étroit posé pour le moment contre le mur, la deuxième est une grande chambre accueillant un immense matelas au sol ainsi qu'un coin toilette isolé par deux paravents, et la troisième et dernière pièce est une autre chambre avec un lit plus petit, bien que biplace également, une table sur lequel trône un vieux poste musical poussiéreux et une corbeille à magazines format papier. Une deuxième issue doit probablement ramener au couloir principal. Mei a déjà bondi sur le matelas du milieu tandis que Jofen se débat avec le clic clac. Je lui donne un coup de main avant de rejoindre ma meilleure amie, mais cette dernière ronfle déjà comme une bienheureuse. Je gagne donc le dernier lit, enfile un short et un débardeur tout droit sorti de nos cartons et ne tarde pas à suivre l'exemple de Mei.
Quand je sens des bras m'envelopper la taille, je me réveille, désorientée.
— C'est juste moi, Chaton.
— Kalen, soufflé-je en me détendant immédiatement.
— Je suis désolé de t'avoir réveillée, me dit-il avec un sourire dans la voix.
— Non, tu ne l'es pas.
— Tu as raison, je ne le suis pas.
Sa voix n'est qu'un souffle caressant ma joue. Je frissonne et viens coller mon dos contre son corps. Il est torse-nu et sa peau émet une chaleur rassurante. Quand ses lèvres se mettent à s'agiter sur la peau sensible de mon cou, je sens toute trace de sommeil disparaître. Sa main vient se poser sur ma cuisse avec autorité. Je réponds en me cambrant contre lui, puis tourne la tête pour lui offrir un baiser intense.
— Kalen, parviens-je à souffler.
— Chaton, tu es si belle, si parfaite... si délicieuse.
Sa voix chargée devirilité me rend folle. Je perds pied progressivement, vaincue par sescaresses, et nous nous livrons l'un à l'autre jusqu'à côtoyer de très près lesétoiles.