Tout défila devant mes yeux. Le vieil homme me fit revivre tous les moments où Luzraël moi nous étions "bagarrés", les fois où nous nous étions insultés... Je revis la froideur de Rosessa à mon égard, et je sentis un frissonnement me remonter le long de l'échine. Un lent frisson qui ne m'appartenait pas. Rosessa se trouvait dans mon esprit, et elle n'aimait pas ce qu'elle y voyait.
- Je suis désolée..., me dit-elle en pensée.
Je ne parvins pas à lui répondre. J'aurais voulu lui dire que je ne lui en voulais absolument pas, et c'était vrai. Elle n'avait pas choisi de me parler ainsi, d'être comme ça. Luzraël avait tout manigancé, et il avait détruit le fragile équilibre qui s'était instauré entre nous deux. C'était pour notre relation brisée que j'étais triste. Nous aurions pu être proches, mais Luzraël avait tout gâché... Tout était de sa faute à lui, et Rosessa n'avait pas à s'en vouloir !
Mais je ne dis rien. J'en était incapable, tout comme j'étais incapable de lui dire ce que je ressentais pour elle. Ma bouche ne s'ouvrait pas, et ma langue était comme soudée à mon palais. Je n'y arrivais pas. Alors je ne dis rien, ne fit rien.
Lorsque les images se figèrent et que Rosessa quitta mon esprit, je gardai les paupières fermées un moment, pour profiter du silence. Je savais que, dès que je rouvrirais, il me faudrait affronter Luzraël. Car j'avais choisi le Bien. J'avais choisi Rosessa.
Mes paupières s'entrouvrirent doucement, très doucement. Et mon regard en percuta soudain un autre : celui de Luzraël.
Je bondis soudain sur mes pieds. Il n'y avait pas une minute à perdre ! Il fallait que je l'emporte... C'était obligatoire. Je ne pouvais pas me permettre de me tromper, de le laisser s'en tirer aussi simplement, alors que l'avenir de nos deux mondes en dépendait. Tout dépendait de moi, à cet instant précis.
Il était le Mal.
J'avais choisi le Bien.
Alors nous devions tous les deux nous affronter. C'était ce qui était prévu, ce qui était écrit. Comme si la Prophétie me l'avait soufflé à l'oreille...
Je redressai les épaules, me mettant plus droit que je ne l'avais jamais été. Puis je repris ma place, devant Rosessa. Je devais la protéger.
Je savais que le vieil homme nous observait toujours. Il se tenait à ma droite, entre Luzraël et moi. Il était neutre. Enfin...pas vraiment. Il voulait le Bien, mais ne pouvait pas l'afficher clairement.
Luzraël ricana, ce qui me ramena à l'instant présent.
- Tu penses être capable de la protéger, Éthéas ? railla-t-il.
Je serrai les dents.
- Je suis désolée..., murmura à nouveau Rosessa.
Je fis un geste vague de la main sans me retourner.
- Je ne t'en veux pas. C'était de sa faute à lui. Pas la tienne. Jamais.
Je disais tout cela à Rosessa en regardant Luzraël dans les yeux. Il n'avait pas le droit de faire ça. De me détruire ainsi. De nous détruire.
Son rire se répercuta contre les parois du temple blanc, créant une étrange résonance.
- Tu es pathétique, me dit-il, le regard froidement amusé. C'est donc ça, l'amour ? Que vous êtes mignons, tous les deux ! C'est tellement ridicule... Tu n'as pas pu le protéger la première fois, alors pourquoi y parviendrais-tu la seconde ?
- Parce que, maintenant, je sais parfaitement à quoi m'attendre avec toi. Je n'aurais pas du te croire...
- Je suis doué pour les mensonges, se vanta-t-il. Je suis aussi très...persuasif, comme tu as pu t'en rendre compte avec elle.
Il inclina le menton en direction de Rosessa, qu'il ne pouvait pas voir, toujours cachée derrière mon corps. Mes poings se serrèrent.
- Bravo ! m'exclamai-je, la voix frémissante de rage. Tu as réussi ! Quelle est la prochaine étape ? Car je sais à présent qui tu es, Luzraël. Ce que tu es, ce que tu fais. Je ne te laisserais plus faire quoi que ce soit ! Tu ne m'atteindras plus ! Je déjouerai tous tes pièges, car tu t'es enfin révélé ! Tu as ruiné ta couverture !
- Tu le penses sincèrement ?
Je ne répondis pas, et il partit d'un grand rire, rejetant la tête en arrière, ses cheveux noir corbeau voltigeant autour de lui comme un halo de ténèbres.
- Tu penses sincèrement, Éthéas, que j'aurais ruiné ma couverture sans avoir un autre plan ? Je ne suis pas aussi bête que toi. J'ai prévu de grandes choses, de très grandes choses, que tu ne pourras pas m'empêcher d'accomplir !
- J'y arriverai.
- Qui essais-tu de persuader, avec ces paroles creuses ? Moi ou toi ?
- Je le ferai, je t'en fais le serment.
Une esquisse de sourire se dessina sur ses lèvres.
- Les promesses sont dangereuses, Éthéas. J'espère que, à l'avenir, tu t'en souviendras.
- Et que vas-tu faire, à présent ? Tu ne peux plus m'atteindre ?
Le visage de Luzraël s'assombrit considérablement.
- Je possède bien plus de ressources que tu ne le penses, Éthéas.
- C'est vrai, ton petit papa peut t'aider !
Je le vis serrer la mâchoire.
- Il ne m'aide pas. C'est moi qui l'aide. Il souhaite te détruire, alors c'est ce que je ferai.
- Son père ? Qui est-ce ? Éthéas ? m'appela la voix de Rosessa.
Je ne me retournai pas, mais répondit :
- Le père de Luzraël est le roi.
J'entendis une exclamation étouffée.
- Quoi ?
Luzraël pinça les lèvres.
- Il y a beaucoup de choses que tu ignores, Éthéas. Que ce soit sur moi...ou sur toi-même.
- C'est-à-dire ?
Mais le vieil homme, le visage grave, prit soudain la parole, nous interrompant dans notre passionnante discussion :
- Le temps presse. Vous ne pouvez pas vous attarder trop longtemps sur cette île, car elle va bientôt disparaître.
J'eus alors une soudaine envie d'éclater de rire. Il disait ça avec un air tellement calme, impassible ! Puis je me souvins qu'en tant qu'esprit, il n'avait pas à s'en faire, car il était déjà mort...
Le vieillard se tourna vers moi.
- Éthéas. Tu as choisi le Bien. Tu dois donc te mesurer au Mal. Je suis désolé pour tout. Sincèrement.
- Que...
Mais il venait déjà de se détourner de moi pour dire à Rosessa :
- Rose-Essaline. Ne te laisse pas abattre. Tu sais quel est ton destin. Ton avenir est tracé, rien ne ment sur ta route pourtant semée de doutes et d'embuches.
Le vieil homme se rapprocha ensuite à petits pas de Luzraël.
- Luzraël. Je n'ai plus rien à te dire, désormais.
Luzraël montra soudain les dents au vieillard.
- Et ça me convient parfaitement.
Le vieil homme le contempla d'un air triste et désolé, avant de joindre ses mains et nous regarder à tour de rôle.
- Il est temps, que la Prophétie soit délivrée. Vous vous trouvez dans le temple des Prophéties, qui se situe sur une île enchantée qui n'apparaît jamais au même endroit et seulement en présence des Élus. La Prophétie a reconnu ses Élus, et va délivrer son message à leur intention. Il n'y a que deux Élus, et vous êtes trois. Un traître se trouve parmi vous, mais il entendra...
- Empêchez le traître d'écouter cette Prophétie ! hurlai-je au vieil homme. Il en va de l'avenir de notre monde, vous l'avez dit vous même !
- Malheureusement, Éthéas... Les personnes arrivées sur l'île ne pourront repartir que lorsque la Prophétie aura été délivrée.
- Mais...
- C'est ainsi, et impossible autrement. Crois-moi, mon garçon, si je pouvais faire en sorte qu'il en soit autrement, je le ferai.
Le vieil homme plongea un long moment son regard dans le mien, avant de crier :
- Prophétie !
Pendant un moment, il ne se passa rien. Puis le brouillard se leva.
- Rosessa ! criai-je, en la cherchant frénétiquement autour de moi.
Une main s'accrocha soudain à mon bras.
- Je suis là, me répondit-elle.
Je la serrai gauchement contre moi. Puis elle leva une main et me toucha le cou, juste sous mon oreille.
- Tu saignes, me dit-elle, l'air inquiète.
- Je sais.
- Ce n'est pas...
Elle retira sa main, et poussa une exclamation de surprise :
- Éthéas ! Tu...
- Que se passe-t-il ?
- Tu as la marque, la même que celle de la salle des Élus. Sous ton oreille droite.
Mon visage se dessina dans la brume, comme si je me trouvais face à un miroir. J'observai mon cou, et vis ce qui avait choqué Rosessa. Le vieil homme m'avait gravé la marque qui se trouvait sur les arbres qui m'avaient mené jusqu'ici sous l'oreille ! J'étais marqué comme une bête... Mais ça ne me dérangea pas. Je me sentis soudain plus courageux. Je me sentis digne de porter ce symbole.
Rosessa s'agrippa plus fort à mon bras, le visage crispé de peur. Le sol se mit soudain à trembler et une vois s'éleva des profondeurs de la terre :
- Vous, Élus, sauverez le monde. Une fille, et un garçon, pour rétablir l'équilibre rompu. Deux vies au passé tourmenté... Deux âmes inséparables... Il sera le Premier.
- Elle sera la Seconde, fit une autre voix.
Cela ressemblait étrangement à une chose que j'avais entendue, il y bien longtemps...
- Ensemble, ils rétabliront l'équilibre.
- Ils devront faire face à une forme de magie bien ténébreuse...
- ...et s'en sortir vivants.
Un cri déchira soudain le silence. Puis un rire maléfique emplit la pièce. Un visage se dessina dans l'ombre. Le visage de ma mère.
- Éthéas et Rose-Essaline.
Je savais comment tout cela allait se terminer. Pourtant, je ne parvins pas à m'empêcher de regarder cet effroyable spectacle.
Dans la pénombre, Luzraël riait, tandis que devant Rosessa et moi se dessinaient les esquisses d'une scène macabre... Des centaines et des centaines de cadavres se tenaient à nos pieds.
Dans mon esprit, la lumière se fit. J'avais déjà vu cette scène. Pas exactement la même, mais elle y ressemblait. C'était un rêve que j'avais fait il y avait une éternité, et que j'avais ensuite complètement oublié. Il était sorti de ma mémoire.
Aujourd'hui, beaucoup de questions semblables à celles que je m'étais déjà posées se présentaient de nouveau à moi. Mais il y en avait une qui me titillait plus particulièrement que les autres :
Qu'est-ce que ma mère venait faire dans toute cette histoire ?