Un étrange bourdonnement me fit lever les yeux. Je les ouvris avec difficulté, et retins un sursaut. La première chose que je vis fut mon corps, étalé en contre-bas. J'étais blanc, raide, les yeux fermés. Bref, j'avais tout à fait l'air d'un cadavre.
Je compris que je ne me trouvais plus dans mon corps. Juste pour m'en assurer, je baissai les yeux sur ce qui aurait normalement dû être mon corps. Il n'y avait rien. Seulement du vide.
L'affreux bourdonnement s'intensifia, et je me retournai (ou plutôt, mon esprit se retourna).
Le vieil homme était là, debout devant moi. Il me regardait.
- Il est temps, dit-il simplement.
- Il est temps de quoi ? répliquai-je, agacé.
Il ne répondit pas, et regarda le ciel. Je levai les yeux dans cette direction à mon tour. En fait, il n'y avait pas de ciel. Nous n'étions plus dans la forêt. Nous nous trouvions... ailleurs.
- Il est temps de quoi ? répétai-je plus durement.
Le vieil homme joignit ses mains sous son menton, et me contempla en silence. Puis, au moment où je perdais patience, il déclara :
- Tu dois maîtriser ta colère, Éthéas. Il en va de l'avenir de nos deux mondes...
Je levai mes yeux au ciel, mais ce vieillard qui commençait sérieusement à m'agacer insista :
- Tu ne me crois pas, mais c'est la vérité. Tu devrais faire attention...
Je plantai mon regard dans le sien.
- Je suis un grand garçon. Je pense pouvoir m'en sortir tout seul.
Un esquisse de sourire se dessina sur le visage de l'homme.
- Tu penses le pouvoir. Mais y arriveras-tu vraiment ?
Il ne me laissa pas le temps de répondre.
- Ta colère peut s'avérer puissante et protectrice, mais elle est parfois tellement puissante que je crains...
- Quoi ?
Il cligna des yeux, comme s'il venait tout juste de se souvenir que je me trouvais en face de lui. Il ne dit rien, me laissant mariner dans l'incompréhension. Pourquoi personne ne voulait-il m'aider ? Étais-je donc voué à être seul, du début à la fin ?
- Tu n'es pas seul, Éthéas, dit soudain le vieil home, comme s'il avait deviné mes pensées. Tu ne l'as jamais été et tu ne le seras jamais.
Tout cela ressemblait à une promesse qu'il me faisait. Pourtant...
- Il y a un "mais", n'est-ce pas ?
Il se tut.
- N'est-ce pas ? insistai-je, la voix dure.
Les mains du vieillard se serrèrent alors imperceptiblement sur sa longue toge grise.
- Pourquoi est-ce que vous ne me dites rien ? Vous pensez aussi que je ne suis qu'une simple erreur ?
Il inclina la tête.
- C'est à toi de le découvrir, Éthéas.
- Alors à quoi servez-vous ? Vous ne m'aidez pas. Pas du tout.
- Ce n'est pas le but...
- Qui êtes-vous ?
- J'attends cette question depuis longtemps. Tu aurais peut-être dû commencer par là, tu ne crois pas ?
- Qui êtes-vous ? répétai-je entre mes dents serrées.
Il leva les mains en l'air.
- Je suis un esprit...
- Et donc ? Qui êtes-vous ? Quel est votre nom ? Votre âge ? Votre...
Il éclata d'un rire triste.
- J'ai perdu mon nom, tout ce qui faisait de moi un être vivant à partir du moment où je suis devenu un esprit.
- Comment l'êtes-vous devenu ?
- Je suis mort, répondit-il tout naturellement.
- Et donc moi aussi, n'est-ce pas ? Vous m'emmenez quelque part, c'est ça ? Pour me vider le cerveau, pour que j'oublie tout, jusqu'à mon nom ?
Je reculai lentement. Mais il n'y avait pas d'issues. Mon corps, toujours en bas, me faisait peur. J'étais mort. Mort. Mort. Mort.
- Quelle idée saugrenue ! rit le vieil homme. Je ne vais sûrement pas te vider le cerveau, Éthéas. Tu es un esprit, toi aussi...pour le moment.
Je me massai le front. Cet homme était définitivement étrange. Très étrange, même.
- Comment ça ? Je...
- Tu as un choix à faire, Éthéas. Le Choix. Un moment que j'attends depuis une éternité. L'avenir de nos deux mondes ne dépend que de toi.
- Qui est l'Élu ? Il y a une personne en plus de Rosessa. Qui est cette personne ?
- Ta curiosité te perdra, mon petit.
- Ne m'appelez pas comme ça, protestai-je. Expliquez-moi, au lieu de tourner comme autour du pot !
- Ce n'est pas à moi de te dire ce que tu veux savoir, Éthéas.
Je soupirai, et un long silence s'installa. Puis je revins sur un mot, un sujet qui m'intriguait particulièrement.
- De quel choix parliez-vous ?
Le vieillard me jeta un regard assassin.
- Pas "quel choix", mon garçon ! Je ne parle pas d'un choix parmi d'autres, malheureux, mais du Choix !
Comme lorsque Rosessa parlait de la Prophétie des Élus, je sentis dans la voix du vieil homme une certaine révérence à l'égard de ce Choix.
- Le Choix. Très bien. Et donc ? De quoi s'agit-il ?
Il pointa mon torse (mon cœur) d'un doigt crochu.
- De ton Choix, Éthéas. Tu es l'unique personne - à peut-être une exception près - à pouvoir faire le Choix.
Quelle était cette exception ? J'ouvris la bouche dans l'intention de poser cette question au vieil homme, mais il plissa les yeux, ce qui me déconcerta ; alors je posai une autre question :
- D'accord... Mais je dois faire le Choix de quoi ?
- Le Bien ou le Mal. Le Mal ou le Bien. Que choisiras-tu ? divagua-t-il.
- Je suis mort, me souvins-je. Luzraël m'a tué. Alors, quelle importance ?
- L'heure est grave, Éthéas. Luzraël, comme il ta l'as lui-même précisé, ne peut te tuer.
Je jetai un coup d'œil vers le bas, où était étendu mon corps.
- Pourtant, j'ai l'air vraiment mort.
Je contemplai soigneusement ma peau bleuâtre.
- L'air très mort, même.
Le vieil homme battit des mains.
- Concentre-toi, Éthéas.
- Oui, l'heure est grave, j'ai bien compris.
Je ne pouvais m'empêcher de me moquer un peu de lui, en levant élégamment les sourcils, comme j'avais si souvent vu ma mère le faire à mon encontre.
- Si je ne suis pas mort, je suis quoi ?
- Tu es un esprit. Ton esprit s'est simplement détaché de ton corps pour le moment.
Il agita une main en l'air, désinvolte, comme si tout ceci n'était que détail sans grande importance.
- Attendez. Mon esprit s'est "simplement détaché" de mon corps "pour le moment" ?
- Oui, oui. Cela t'est déjà arrivé, Éthéas, quand j'avais besoin de te parler.
Je jetai à nouveau un rapide coup d'œil vers mon corps allongé dans le vide, en contre-bas, et retins un frisson. Un peu plus et j'allais finir par me décomposer !
- J'avais l'air en...meilleur état, les fois dernières.
- Simplement parce que tu ne venais pas de percuter un sortilège puissant.
- Vous aimez décidément bien le mot « simplement », marmonné-je.
- Et toi, Éthéas, tu aimes décidément bien me contrarier.
Je pris un air faussement penaud qui ne le trompa pas ; il poussa un long soupir et me jeta un regard lourd de sens.
- Donc, je ne suis pas mort, repris-je calmement.
- Non, en effet, tu n'es pas mort.
Soulagement intense, qui se propagea lentement dans tout mon corps pour détendre mes muscles noués par l'angoisse d'être déjà mort.
- Il faut absolument que je sauve Rosessa.
- Personne ne sauvera personne pour le moment, Éthéas ! cria-t-il, la voix soudain dure comme de la pierre.
Je me stoppai dans mon mouvement pour retrouver mon corps dénué d'esprit.
- Pourquoi ? Luzraël va mettre la main sur la Prophétie !
Une ombre passa sur le visage du vieil homme.
- Je ne te dirai rien. Tu dois te débrouiller. Seul. Après avoir fait ton Choix.
- Le Bien ou le Mal. C'est ça ?
Il acquiesça lentement, très lentement, commençant à faire les cent pas.
- Que se passerait-il dans les deux cas ?
Il soupira, et arrêta sa longue marche.
- Si tu choisis le Bien, tu devras te battre contre le Mal. Si tu fais le Choix dans le sens inverse, tu combattras...
- ...le Bien.
Un long silence s'ensuivit alors.
- Je pourrai choisir le Mal. Il y a beaucoup d'aspects où ce serait plus simple. Je sais que je n'ai pas été une bonne personne (Je redressai la tête, le plus dignement possible.) Mais j'ai choisi de changer, d'évoluer. Dans le bon sens. J'ai donc choisi de devenir meilleur.
Le vieil homme ouvrit grand les bras.
- Ce Choix, si tu choisis le Bien, comportera de grandes difficultés. Tu es voué au Mal, Éthéas.
- Pourquoi donc ?
Le vieil homme fuit mon regard.
- Peu importe...
Je me rapprochai de lui.
- Pourquoi ? répétai-je, la voix plus ferme et plus forte.
Il planta son regard dans le mien.
- Ce n'est pas le moment, ni le lieu. Et tu dois le découvrir seul.
- Toujours, hein ?
Mon rire était teinté de tristesse, de solitude. Le vieil homme posa une main sur mon épaule, dans un geste compatissant. Mais je savais qu'il ne ressentait rien d'autre que de la pitié, et je n'en voulais pas. Alors je me dégageai brusquement de son emprise, le toisant.
- Je suis désolé, Éthéas.
Il me parut sincère.
- Quelqu'un est mieux placé pour tout te dire. Ce n'est pas mon rôle...
- Très bien.
- Que choisis-tu, Éthéas ? Et ,s'il te plaît, ne laisse pas ta colère t'influencer dans ton Choix.
Je m'exhortai au calme.
- Je choisis le Bien
Il m'adressa un sourire, à la fois triste et fier, et marcha droit vers mon corps. Avec stupéfaction, j'entrevis un bref éclat argenté, puis j'entendis un coups sec et définitif.
Dans mon corps se propagea une intense brûlure, suivie d'un démangeaison. Puis j'eus l'affreuse sensation qu'on me tapait le crâne contre un mur en pierres.
Je hurlai à pleins poumons.
Choisir le Bien s'avérait particulièrement douloureux.