Leurs cœurs s'emballèrent. Continuant sur sa lancée, Ben ouvrit la première page et commença à lire :
3 juillet de l'an 117 :
J'ai décidé d'écrire et de commencer un journal pour parler d'une superbe rencontre. Alors, cher journal, tu te douteras qu'il ne s'agit pas d'une rencontre anodine. Je pense qu'elle fait partie de celles qui changent les vies pour toujours. C'est enthousiasmant, n'est-ce pas ? En réalité, je suis simplement tombée amoureuse, mais je pense que c'est réciproque. L'heureux élu s'appelle Martin et il est le plus bel homme que j'ai rencontré. Mais là n'est pas le problème. Je suis à la tête d'une organisation. Pas très grande certes, mais qui feras de grandes choses, je te l'assure. Cette organisation est cachée, et est loin d'être légale. Je ne sais que faire. Lui imposer un amour dangereux ou lui laisser avoir une vie heureuse avec une autre ? Plus les années passent, plus je me rends compte que nos plus grands soucis viennent de l'inquiétude qu'on a envers ceux qu'on aime. Peut-être que si on n'aimait personne, on en serait débarrassés. En tout cas, c'est vrai pour moi. Bref, tout cela pour dire que je suis face à un dilemme, alors je te tiendrai au courant.
4 juillet 117 :
Cher journal, aujourd'hui je t'écris pour te dire que j'ai passé une autre journée avec Martin. Ça n'intéressera probablement personne, mais je suis heureuse de l'écrire. Je vais devoir lui parler de l'Organisation. Si tu pouvais parler, tu me dirais tout de suite de laisser tomber. Je ne peux pas. C'est un hommage à ma sœur. C'est pour elle la preuve que ce qu'on lui a fait ne restera pas impuni.
Elle a perdu la vie par amour, tu sais ? Je pense qu'elle n'est pas la seule dans cette situation. Je vais te raconter son histoire, pour que ma Margot vive à travers tes pages. Elle n'est pas bien longue en réalité. Elle est tombée amoureuse d'un homme, Simon, il s'appelait. Il était adorable, d'ailleurs. Il n'avait, selon moi, aucun défaut. Il était juste un brin maladroit, c'est tout. Pour les autres, son défaut c'était ses yeux gris. On se demandait comment ma sœur avait pu l'aimer. Il n'appartenait pas au même monde que nous et il ne lui réserverait pas une vie dont rêverait une bourgeoise.
Mais Margot se fichait de cela. Pour elle le bonheur ne dépendait en rien de ce qu'elle avait. Pour elle, le bonheur ne dépendait que de nous. Il est quelque chose que l'on doit se forger soi-même, elle disait, moi, j'ai déjà le mien, mais j'ai envie de l'agrandir en partageant mon œuvre avec Simon. C'était si beau, si romantique, si adorable, et si impossible.
Ils ont bien réussi à se marier en cachette et à avoir un fils. Il était particulier, leur fils, très beau, je ne le nie pas, mais particulier. Ses deux yeux n'avaient pas la même couleur. Le gauche était vert, le droit était gris. Une vie misérable, il avait ce petit. Il devait rester cacher. Si on le trouvait, il ne ferait pas long feu. Je l'aimais, d'ailleurs, cet enfant.
Il n'a suffi que d'une journée d'inattention, une seule, pour qu'il soit découvert. Le petit fut exécuté, sans la moindre forme de procès. Il était pire encore qu'un Exclu. Il était un sang-mêlé. La milice est vite remontée à ses parents. C'est allé bien trop vite. En moins d'une semaine, toute la petite famille a été exécutée. En moins d'une semaine, j'ai perdu ma sœur, mon neveu et mon beau-frère. Je les aimais tous.
J'ai décidé de ne pas laisser cet acte impuni. Alors j'ai fondé l'Organisation, en cherchant petit à petit d'autres personnes qui, comme moi, voulaient voir les choses changer. Voilà pourquoi je ne peux pas l'abandonner.
8 juillet 117 :
J'ai un problème, demain je dois sortir avec Martin mais j'ai aussi une réunion avec l'Organisation (il faut que je lui trouve un nom, d'ailleurs, on ne va pas pouvoir l'appeler comme ça éternellement). Ce genre d'ennuis se répétera, il va falloir que je lui parle de tout ça, il faut juste que j'attende le bon moment.
10 juillet 117 :
J'ai tout révélé à Martin, il devait savoir. Il m'aime encore, je suis aux anges.
12 juillet 117 :
Martin et moi, on a emménagé chez lui. Maintenant qu'on a plus de secrets, on envisage facilement une vie ensemble. C'est magnifique. Il m'a offert une Orchidée. J'adore cette fleur, elle est probablement ma préférée. Encore plus maintenant qu'il m'en a offerte une. J'ai conscience que, si j'avais une famille, mon lien avec l'Organisation la mettrait en danger. Mais je préfère ne pas y penser et profiter de mon bonheur.
15 juillet 117 :
J'ai trouvé un nom pour notre organisation. On sera la Rose Noire, je n'ai pas beaucoup de temps, mais je vais quand même t'expliquer. C'est simple, notre royaume nous divise en fonction de la couleur de nos yeux. Nous sommes ici tous contre cela. Alors, quelle couleur pour tous nous représenter ? Il n'y en a qu'une qui fait l'affaire : le noir. Car si l'on mélange toutes les couleurs, alors on aura du noir. Le noir, c'est toutes les couleurs. Pour la Rose, c'est plus simple. Dans l'Organisation, on a tous une fleur qui nous représente, moi par exemple, je suis le Pissenlit. Eh bien, celle qui représente notre organisation, c'est la Rose. Le symbole de la royauté, c'est une rose blanche, symbole de sa pureté. Nous allons la souillez avec toutes nos couleurs. Car c'est cela qui crée la beauté : mélanger nos différences, mais leur accorder à chacune la même importance. C'est ce que veut la Rose Noire : un royaume où, qu'importe qui l'on est, on a la même importance que tout autre personne. Et nous sommes prêts à perdre la vie pour cela.
4 août 117 :
Martin a rejoint la Rose Noire, on est officiellement collègues. En tant que cheffe, je l'ai même désigné comme mon bras doit. Voilà, c'était pour te partager cette nouvelle.
23 février de l'an 121 :
Ça fait longtemps, non ? Ici, il neige. Le Gouffre est un peu plus beau en hiver. Il perd ses couleurs grisâtres. Bon, après il fait froid, mais on ne peut pas tout avoir. Tu te demanderas pourquoi je reviens vers toi après tout ce temps ? C'est simple, je me suis mariée. Tu parles à Vanessa Petit maintenant. C'est fantastique, je ne sais que dire. Je voulais te le confier, pour voir que, malgré des moments difficiles, la joie finit toujours par triompher.
14 avril de l'an 121 :
Journal, aujourd'hui j'ai besoin de réfléchir. Peut-être que mettre par écrit ce que je pense réduira mes doutes. Parce que voilà, ma vie est magnifique ces temps-ci, j'en oublie presque pourquoi j'ai initialement décidé de me battre. Je sais, c'est horrible, mais il faut me comprendre. Je ne pourrais imaginer une vie plus heureuse et je me bats, en quelque sorte, pour la changer, puisque je veux changer le royaume tout entier. J'ai de plus en plus de personnes qui me suivent et de moins en moins confiance en moi. Je ne dois pas douter maintenant. J'espère que, le moment venu, je serai capable de me battre.
24 février de l'an 123 :
Je suis devenue mère ! J'ai eu une petite fille. Avec Martin on est si heureux. On l'a appelée Emma. Elle est si mignonne et innocente. Mais j'ai beau être la femme la plus heureuse au monde, je me demande si je suis vraiment digne d'avoir une enfant. Je veux la protéger. Je veux protéger tous ceux que j'aime. Et Emma semble si fragile, j'ai l'impression qu'une poignée de sable pourrait gravement la blesser. J'ai beau l'aimer de tout mon cœur, je sais qu'elle ne sera qu'un poids pendant la bataille que je souhaite mener. Et parfois, en regardant son joli petit visage, je me dis qu'elle devrait grandir loin de moi et des dangers que je représente. Mais jamais je ne serai capable de l'abandonner. Je pense que je la laisserai choisir dès qu'elle sera en âge de comprendre.
17 juillet de l'an 125 :
J'ai eu une nouvelle petite fille, Clara cette fois-ci. Elle ressemble beaucoup plus à son père que Emma. D'ailleurs, puisque ça fait longtemps que je ne te parle plus, il faut que je te dise que ces deux dernières années ont étés formidables ; j'ai vu ma petite fille grandir et me ressembler chaque jour un peu plus, avec ses yeux verts et ses adorables cheveux roux. Mais ce que je préfère chez elle ce sont ses taches de rousseur. Emma est vraiment mon portrait craché. Clara n'a pas pris mes yeux verts, mais ceux de son père, plus sombres et ses cheveux noirs. Il faut dire que nos filles ne se ressemblent pas du tout, mais j'aime cela, les différences, car elles rendent chaque personne unique. Enfin, assez parlé, tout va pour le mieux.
26 août de l'an 125 :
Aujourd'hui, j'ai rencontré un charmant jeune homme. Enfin, je devrais plutôt dire un enfant. Il s'appelle Gabriel et il a quatorze ans. Je ne sais pas comment, mais il a appris que la Rose Noire existait. Il a voulu nous rejoindre tout de suite. Étonnant, vu son âge. Il a dit qu'il le faisait pour sa sœur, qu'il voulait qu'un jour il ne soit plus contraint de la protéger contre la milice. J'ai rarement vu une personne qui s'inquiétait autant pour autrui, au point de passer toute sa vie à se battre. Il m'a fait penser à moi. Je l'ai accepté, à condition qu'il ne prenne pas trop de risques et qu'il laisse les adultes faire leur travail. Je ne pense pas qu'il m'écoutera réellement. Seul l'avenir nous le dira.
27 août de l'an 125 :
Cette nuit, j'ai fait un rêve particulier. J'aimerais te le raconter. J'étais redevenue une enfant qui jouait avec Margot. On rigolait ensemble, on était heureuse. Puis un garde de la milice l'a attrapée et, lorsque j'ai essayé de me battre pour la sauver, j'ai perdu la vie.
Je ne sais pas comment interpréter ce rêve. Je pense qu'il signifie que, si je ne fais rien, le bonheur ne sera que provisoire. Ce royaume me l'arrachera tout le temps. Je préfère agir avant qu'il ne soit trop tard. Qui sait ? Peut-être qu'un jour, Emma ou Clara s'éprendront d'un homme qui n'est pas de leur classe. Qu'est-ce que je devrai faire alors, leur dire de l'abandonner ? Leur dire d'ignorer leur amour parce que le royaume est fait ainsi ? Je ne peux pas faire cela, je n'en ai pas la force. Je suis heureuse d'avoir fait ce rêve, il m'a permis de me remettre les idées en place. J'espère seulement qu'il n'est pas un présage de mort.