- Mesurez avec prudence vos paroles mademoiselle Moretti, intervint Charik d'une voix posée mais qui supposait que le moindre mensonge pourrait lui coûter.
La femme de chambre les regarda tour à tour, le visage fermé puis un long silence s'installa.
Hadjar qui se tenait debout en dominant de toute sa hauteur le bureau du directeur sentit l'atmosphère changer brusquement jusqu'à en devenir lourde et pénible.
- Je n'ai pas à mesurer mes paroles, dit-elle enfin en les dévisageant tous.
- Dans ce cas, je vous écoute, dit Radjar avec une froideur à peine contenue.
- Tabitha Hewitt, lâcha-t-elle sèchement. Vous l'avez renvoyé il y a quelques mois maintenant.
Tabitha Hewitt.
Hadjar fronça des sourcils, ne laissant rien d'autre paraître, mais intérieurement ce simple prénom venait de faire jaillir un mince étincelle d'espoir.
- Tabitha Hewitt ! Répéta Charles Hanton d'une voix consternée. Bon sang votre Altesse je suis navré que ce détail nous ai échappé. Nous l'avons renvoyé quelques semaines après votre plainte mais cela n'avait rien à voir avec vous.
- Puis-je savoir pour quelle raison vous l'avez renvoyé ? S'enquit Hadjar agacé.
Non ce n'était pas de l'agacement, mais plutôt comme goût redoutable de déception qui allait poindre à tout instant.
- Tabitha Hewitt a été renvoyé pour absence répétées, conduite irrespectueuses envers les clients. C'était notre pire élément.
Hadjar sentit ses mâchoires se contracter violemment en se tournant vers Charik.
- Je vous le confirme, affirma Ellie avec un sarcasme déguisé.
- Et vous l'a soupçonné d'être à l'origine de se vol ?
- Tabitha ? Oui, cette femme est ignoble et dénuée de compassion.
Hadjar se détourna pour masquer son visage déformé de déception et de colère mêlées. Il sentit son visage trembler mais il était prêt à accepter d'entendre tout à propos de cette inconnue qui n'en était plus une désormais.
- Poursuivez je vous prie, dit-il sans se retourner.
- Si vous avez constaté des absences répétées de sa part seulement après ce prétendu vol c'est parce que Tabitha demander à une autre femme d'utiliser son badge magnétique pour se faire passer pour elle et ainsi la remplacer sans que personne ne s'en aperçoive.
Hadjar rouvrit les yeux vivement sans bouger, et dévia la tête sur le côté comme pour tendre l'oreille.
- Vous êtes en train de dire qu'elle usait d'une autre femme pour faire ses heures travail ? C'est ça que vous êtes en train de nous dire mademoiselle Moretti ?
- Une autre femme ? Répéta-t-elle avec un rire amer. Je dirais une âme beaucoup trop charitable qui a été utilisé par sa soi-disant amie. Elle se sentait redevable envers Tabitha tout ça parce qu'elle a été là pour elle alors qu'elles côtoyaient le même foyer à l'époque. Tabitha était plus âgée et prenait n'importe qui sous son aile mais c'était pour mieux les utiliser pour ses propres intérêts.
La femme de chambre faisait très clairement part de son mépris pour elle et Hadjar essayait de déceler s'il ne s'agissait pas d'une histoire inventée pour se venger.
- Vous avez l'air d'avoir beaucoup de ressentiments amers envers cette fameuse Tabitha Hewitt.
- Bien sûr que oui ! Affirma-t-elle vivement. Elle a trompé l'hôtel, elle a utilisé son amie et je refuse qu'elle soit accusé à sa place. Qui sait, peut-être que Tabitha est venue ce fameux soir et a profité de cette panne de courant pour voler. C'est une droguée qui a besoin d'argent pour avoir sa dose.
Hadjar expira de rage, perdu dans ce récit qui certes était le premier qui tenait debout mais qui avait beaucoup de failles à éclaircir. Cette histoire de vol était un prétexte sous couverture de sorte que sa vie privée ne soit pas exposée. Charik et lui étaient les seuls à le savoir dans cette pièce et c'est pour cette raison qu'il fallait rassembler les informations avec une grande prudence. Hadjar peinait encore à croire à ce récit, et cette fameuse Ellie donnait l'impression de vouloir se venger de sa collègue déjà renvoyée.
Parfois les vengeances poussaient n'importe qui à dire ou faire n'importe quoi pour réclamer son dû. Ellie Moretti donnait cette impression de vengeance.
- Elle vous a volé quelque chose ? Demanda Hadjar sans se retourner. Votre vivacité me laisse deviner qu'elle vous a pris quelque chose est-ce que je me trompe ?
Un silence assourdissant s'ensuivit et il n'en fallut pas plus à Hadjar pour confirmer son hypothèse qu'il s'agissait bien d'une vengeance.
- Elle m'a pris mon petit-ami oui, avoua-t-elle toujours avec autant d'ardeur. Mais cela n'a rien à voir avec ce que j'essaye de vous dire.
Hadjar se retourna pour l'examiner avec froideur.
- Moi je crois surtout que vous essayez de vous venger de votre rivale et vous êtes en train de me faire perdre mon temps.
- Dans ce cas pourquoi je prendrai le risque de me mettre moi-même dans cette affaire ? Ce que je veux c'est protéger mon amie qui n'a pas pu voler quoi que ce soit et il y a des bruits de couloir qui laisse entendre que vous allez convoquer les onze personnes renvoyées au cours des derniers mois. Tabitha en fait partie et si jamais elle entre dans ce bureau, elle fera tout pour accuser mon amie et je ne le veux pas !
Ellie Moretti les défiait tous du regard avec colère et désespoir, comme si les minutes lui étaient comptées.
- Comment pouvez-vous affirmer avec une telle conviction que ce n'est pas votre amie qui l'a remplacé ce soir-là qui est à l'origine de ce vol ? La questionna Charik sur un ton posé dans le but d'apaiser les tensions qui palpitaient dans le bureau.
- Jane ? S'exclama-t-elle avec un rire ébahi. Jane est bien trop craintive pour oser songer à faire une telle chose ! Elle ne ferait pas de mal à une mouche !
Hadjar s'était stoppé net, déviant aussitôt son regard sur Ellie Moretti, les yeux sombres, alors que son sang avait tout bonnement cessé de circuler dans ses veines.
Une pure coïncidence, songea-t-il en croisant le regard de Charik jeté dans l'incertitude.
- Jane ? Répéta Hadjar en l'interrogeant du regard.
- Oui Jane ! S'emporta-t-elle en se passant les mains dans ses cheveux. La fille qui a remplacé Tabitha s'appelle Jane et je vous le répète Jane ne ferait jamais ça, je vous supplie donc de ne pas croire Tabitha si jamais vous l'interrogez. Elle en a contre Jane depuis qu'elle a décidé d'arrêter de prendre sa place pour exécuter son travail depuis ce fameux soir. Elle l'accuse d'être responsable de sa démission et il y a trois jours elle a été jusqu'à envoyé des dealers dans son appartement pour récupérer un sachet de cocaïne qu'elle avait soigneusement caché chez-elle quand Jane a eu la stupide bonté de l'héberger.
Essoufflée, elle marqua une pause pour reprendre sa respiration, l'air abattu.
- Ils ont tout saccagé dans son appartement, reprit-elle en fixant le directeur de l'hôtel. C'est un miracle qu'elle n'est pas été là au moment où...
Elle secoua de la tête en refusant de poursuivre, une moue de dégoût aux lèvres.
- Je vous supplie de me croire, ajouta-t-elle en levant les yeux vers lui puis sur Charik. Jane n'a rien fait ce n'est qu'une victime dans cette affaire et de plus elle est enceinte donc je...
- Qu'est-ce que vous venez de dire ? La coupa-t-il alors que l'obscurité était en train de tout aspirer autour de lui.
Ellie Moretti blêmit sous le ton sombre et presque menaçant du cheikh. Elle se mit à battre des cils, l'air désorienté.
- Qu'avez-vous dit ! Répéta Hadjar avec plus de puissance.
Elle sursauta sur la chaise.
- J'ai dit qu'elle était enceinte.
Son sang se glaça dans ses veines jusqu'à lui faire vriller les tempes d'une douleur impitoyable. Il serra les dents, cherchant à maîtriser la vitesse à laquelle son cerveau analysait ce moment précis. Il fit le tour du bureau à la hâte, bousculant Charik qui s'était levé dans ce moment de confusion. Hadjar sentait son cœur frapper chaque parcelle de son corps tandis que le visage de la jeune femme s'imposait à lui comme une lente et douloureuse pénitence.
- Un nom, je veux un nom, ordonna-t-il incapable de réprimer l'expression de son visage tiraillé entre l'espoir, la colère et l'impatience.
- Jane Wild.
Alors le sol se mit à onduler sous ses pieds, il cessa de respirer, les yeux dans le vague, tandis qu'il tentait de rassembler les pièces manquantes.
- Vous en êtes certaine ? Demanda Charik avec urgence.
- Oui c'est mon amie, et c'est pour elle que je me bats, car elle n'est pas coupable, je vous supplie de me croire.
Hadjar n'entendait plus rien, alors que son torse se soulevait à un rythme menaçant.
Il se concentra sur cette nuit-là, essayant de visualiser ce qu'il avait été incapable de déceler à l'époque, trop égoïste pour ne pas avoir été attentif.
Soudain il se souvint, de cette tonalité de voix que la jeune femme avait pris depuis son lit le soir où il l'avait veillé. Ce timbre si particulier qui l'avait fait sourciller. Cette voix qui le hantait depuis des mois, cette odeur délicate qui ne le quittait plus, cette culpabilité d'avoir pris l'innocence de cette jeune femme.
Il serra les poings, rictus aux lèvres alors que la punition des cieux était encore plus impitoyable qu'il l'avait pensé.
Il jura entre ses dents, calculant les mois qui le séparaient de cette nuit d'orage et sentit son corps se faire flageller d'une atroce douleur.
Il n'avait pas seulement pris son innocence, il l'avait mis enceinte.
- Elle est sous mes yeux depuis le début, s'entendit-il dire en quittant le bureau précipitamment.
Hadjar se hâta, la respiration sifflante, le visage de Jane Wild dans l'esprit n'ayant qu'un but précis pour l'heure.
La retrouver.
Il fonça jusqu'à son appartement et l'ivresse de sa rage se décupla quand il se retrouva face à une porte forcée et entrouverte. Il la poussa si violemment qu'elle alla frapper le mur et la poignée s'enfonça dans le plâtre.
Il n'y avait plus de doute. Ellie Moretti n'avait pas menti. L'appartement de Jane Wild était bel et bien ravagé. Il marcha sur les débris de verre pour aller jusqu'à sa chambre et c'est avec le regard noir et empli de fureur qu'il vit le berceau du bébé complètement détruit tandis que le matelas de lit de la jeune femme était déchiqueté.
Hadjar lança son poing dans le mur, le gardant plaqué dans le creux de ce trou qui avait pris la forme de son poing, le visage tremblant puis se précipita hors de l'appartement pour rejoindre le manoir au plus vite en espérant qu'elle s'y trouve.
Jane posa le plateau sur le plan de travail pour disposer l'assiette au centre, l'esprit ailleurs.
Pour l'heure elle ignorait comment faire face à ce nouveau défi tout aussi terrible que les précédents mais refusait de baisser les bras, surtout pas maintenant qu'elle avait l'impression d'être libérée d'un poids qui l'empêchait de vivre normalement depuis dix-sept ans.
- Savons-nous si le cheikh sera de retour pour le dîner ? Demanda-t-elle en plaçant le verre en cristal sur le plateau.
- Je ne sais pas, répondit Jacob en regardant par la fenêtre. En ce moment il rentre tard et aucun de ces hommes ne semble connaître son emploi du temps précis.
- Ce que je n'arrête pas de me demander c'est que fait-il ici ? Ça fait des mois maintenant qu'il a quitté son pays.
- Il a sûrement de bonnes raisons, lança Madeleine en lui tendant la corbeille de pains.
Jane prit la pince d'un air contrit pour disposer les petits pains.
- Tu as raison, il doit sûrement avoir une raison valable pour rester ici, murmura-t-elle plongée dans ses pensées. Il est peut-être en train de racheter l'Angleterre qui sait.
- Non mais je le pourrais, lança cette voix qui n'appartenait qu'à lui depuis l'encadrement de la porte.
Jane sursauta en lâchant la pince qui tomba sur le carrelage. Honteuse qu'il ait pu l'entendre, Jane fut prise dans un moment de confusion dans lequel elle n'osa pas le regarder.
- Non ! Laissez ça par terre ! Ordonna-t-il d'une voix qui la fit frémir.
Jane leva la tête pour rencontrer son regard et ce dernier la poussa à reculer d'un pas en arrière.
Le visage dur, les sourcils légèrement froncés il la dévisageait avec une intensité effrayante tout en se rapprochant d'elle.
<< Elle savait >> se dit-il intérieurement tout en progressant vers la jeune femme qui depuis le début savait qui il était.
Ses yeux bleus ne le trompaient pas et ce depuis le début.
Cette façon de fuir son regard, cette façon de le fuir tout court.
La jeune femme l'avait reconnu depuis leur toute première rencontre et Hadjar serra les dents au souvenir de ce jour-là et du mépris qu'il avait éprouvé en fixant son ventre. Dire qu'elle l'avait supplié pour garder son travail !
Dire que depuis tout ce temps son employée de maison sur qui il veillait était la femme qui l'obsédait nuit et jour depuis des mois.
Une jeune femme si jeune et délicate au regard fuyant, et qui portait le fruit de cette nuit qui n'avait jamais voulu quitter son esprit.
Hadjar savait qu'il la dévisageait avec une profonde intensité mêlée à la froideur naturelle de ses traits. Il était conscient qu'il était en train de la terroriser. Les muscles raides, le sang toujours aussi glacé, il écarta la paume de sa main en fixant son ventre rond puis la referma en poing.
Tout se mélangeait en lui, et il s'efforçait de garder à tout prix son calme alors que tout son être lui hurlait de faire exploser la vérité, là, immédiatement et de l'emmener avec lui loin d'ici.
Il se ravisa à temps.
Elle savait mais ignorait qu'il le savait à son tour.
Hadjar décida alors de ne rien dire le temps de mettre à exécution un plan qui resterait soigneusement caché.
Le plus important à ses yeux, là tout de suite, c'est qu'elle soit saine et sauve mais surtout...
Qu'il ne la perde plus jamais des yeux.
Jamais !