Le vent pour guide

By BlackJacks1

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Il marche, les rencontres au fil de son chemin modèlent sa vie. Il s'attache aux âmes ayant besoin d'un suppo... More

1. Echoppe
3. Recrue
4. Miya et Bosse : Explosion
5. Miya et Bosse : Tableau

2. Chute

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By BlackJacks1

Les jours suivants, l'auberge et l'échoppe se sont animées d'une vie qui rafraîchissait le hameau. Derrière les fourneaux, l'homme aux cheveux de jai héritait d'un savoir-faire culinaire d'une profondeur époustouflante. Des années de maîtrise de l'aliment se transférait par un lien aérien, invisible à l'œil humain, entre le cuisinier et son élève, le fil de la connaissance étendait sa longueur. Le travail d'une vie s'inscrivait dans l'esprit de l'étranger. Son apprentissage de la cuisine se fit majoritairement grâce à l'observation, durant de longues heures il restait assis, regardant son professeur exécuter son art. Ses yeux comme outil, s'accaparaient chaque geste, chaque mouvement, chaque fragment de seconde composant la cérémonie du maître. Il sculptait à l'intérieur de sa rétine un monument de savoir.


A l'issue d'une observation précise et appliquée, il se devait ensuite de la mettre en pratique. Alors, il se parait d'un tablier rouge, ramenait ses cheveux dans un foulard de tissu noir et s'affairait à rassembler couteaux, pinces et autres ustensiles. Ensuite, il effectuait, non sans mal, les demandes de son maître, différentes cuissons de viande, assaisonnement, coupe ou mélange. Il maniait les épices, la viande, la farine, les végétaux et d'autres encore. Il créait. Il transformait, un des rares pouvoirs de l'humain. Tous ses ratés venaient nourrir la petite bande d'enfants qui l'avait accueilli, Il en était devenu la bonne étoile.


L'homme remarquait maintenant la richesse de ce métier. Il rencontrait et contentait tellement de personnes différentes qui venaient délivrer leurs secrets. Être tenancier est un métier déterminé par la capacité à écouter. Entendre, retenir et accueillir les morceaux de vie que l'on reçoit semblait être essentiel afin de tenir cette échoppe. L'homme ne parlait pas, on le pensait muet, peut-être à raison. Mais il riait, s'étonnait, pleurait, déprimait à l'écoute de ces récits. C'était un trésor de culture, à chaque rencontre, il ajoutait une page à son répertoire de contes. Il découvrait passant, fonctionnaire, enfant, homme, femme, soldat, solitaire, paysan ou ouvrier.


Une belle nuit, le vent balaye les rideaux de l'échoppe, la Lune berce les nuages qui l'encerclent. Ce soir, les clients ne sont pas légion, le maître fume la pipe et l'élève remue les braises des grills les joues rougies par la chaleur. Le calme règne en empereur sur la guinguette. L'empereur est détrôné lorsqu'une main soulève le rideau de l'entrée, laissant par la suite place à un corps d'homme d'une quarantaine d'années. Les tenanciers ne sourcillent pas. Le visiteur est de taille moyenne, arbore une moustache brune qui s'étale en dessous de son nez, ses cheveux sont taillés en brosse et sa figure affiche un large sourire jovial. Il est suivi de près par une femme qui s'accroche à sa manche, elle paraît plus réservée, les cheveux noirs et noués derrière la tête, elle s'efface derrière le sourire protecteur de son compagnon.

Après avoir commandé, ils s'entretiennent des derniers ragots du coin, les aventures et mésaventures venant troubler un quotidien redondant. Le maître leur fait la conversation, tandis que l'homme aux cheveux de jai, lui, s'active aux fourneaux. Le couple s'anime, il réfléchit en binôme, et se coordonne dans ses actions. Leurs rires résonnent, leurs sourires resplendissent, leurs yeux pétillent ; le temps semble s'arrêter. Cet instant leur appartient, il est à eux uniquement, ils brillent et attisent la joie des autres d'un bonheur communicatif. Le souvenir de vieilles anecdotes et l'annonce de projets futurs font planer une ambiance rêveuse. La connaissance et la découverte de l'autre s'inscrit dans chacun de leurs gestes. Ils sont tout simplement sublime, si on les figeait, on obtiendrait une œuvre d'art digne des plus grands peintres.

Ploc. La goutte d'eau venait de tomber par terre dans un vacarme qu'un insecte aurait trouvé assourdissant. Il ne pleuvait pas. Si l'on remontait à son origine, cherchant le potentiel nuage qui lui aurait donné naissance, la source de celle-ci, on trouvait un oeil. L'étranger se tient immobile, une larme ruisselle de son œil droit. La vue du couple a remué en lui des souvenirs bien trop profonds, enterrés sous une masse d'autres bien plus superficiels. Il reste impassible, seul un filet d'eau le long de sa joue témoigne du torrent d'émotions qui submerge son esprit. Son sourire factice tente tant bien que mal de réprimer ses émotions, sans succès. Une pluie de souvenirs l'assaille et le transperce telle des lames de verre, sa résistance est faible et fébrile, et il se trouve bien vite ruisselant de fantômes du passé.

     Mais très vite, son faciès se transforme, la haine s'y infiltre et fait sienne les courbes de son visage. Ses sourcils froncés laissent entrevoir une colère noire et ses yeux dégage une folle intention meurtrière.


En l'espace de quelques secondes l'homme retrouve son calme habituel, comme si rien ne l'avait affecté, l'instant est si court que le couple ne le remarque même pas. Le maître, lui, a capté la détresse de son acolyte, il est étonné, si ce n'est effrayé du disciple qu'il vient de découvrir. Comment est-il possible d'être animé par une haine si intense ? La nuit entame alors sa course folle contre le jour, quelques heures plus tard, lorsque l'empereur calme contre-attaque et assiège de nouveau l'échoppe, il est temps de ranger les chaises, d'éteindre les fourneaux, de nettoyer le comptoir et de s'effacer face à l'heure tardive.

Après un bref signe de la tête, l'apprenti s'éclipse. La nuit bat son plein, l'homme marche sur un sentier éclairé uniquement par la Lune. Ses yeux sont vides, sa démarche lente, ses cheveux tombés en désordre, un esprit errant dans l'obscurité. Soudain, il inspire de l'air en grande quantité et lance sa jambe droite en avant, suivie de près par la gauche qui va même jusqu'à la dépasser. Ses bras s'actionnent l'un après l'autre, formant un mouvement de balancier de haut en bas. Tous les muscles de son corps se tendent à l'extrême, ses jambes avalent la pente qu'il gravit comme une flèche. Rapidement, l'air gifle son visage, ses yeux fixent un sommet qui lui paraît inatteignable. Il file. Il court à toute allure entre les grands arbres d'un bosquet qui revêt une colline illuminée par la lueur de l'astre de la nuit.

Sa silhouette s'élance de toute sa longueur, le poids de ses foulées produit un bruit grave qui résonne sous la terre. Son esprit se vide, tout est blanc, l'effort intense a lavé toute pensée. Seul subsiste dans sa tête l'objectif du sommet. Le souffle du vent vient titiller son ouïe, et respirer commence à devenir plus que pesant, il ralentit déjà. Son cerveau a beau ordonné à ses jambes d'accélérer, rien n'y fait. Mais il reste en mouvance et ne s'avoue pas vaincu face à son adversaire titanesque.

Lorsqu'il ne peut plus monter, il se rend alors compte que la vue de la vallée s'offre à lui, il est au sommet d'une colline. Épuisé, il s'écroule dos à terre et fixe le ciel étoilé qui se réfléchit dans ses yeux. Son souffle est fort, essayant de récupérer tant bien que mal, l'oxygène qu'il lui manquait. Une douce brise soulageait la peine de ses jambes crispées par des courbatures, caressant le corps criblé du coureur effréné. Il était hypnotisé par la robe mouchetée du ciel qui semblait vouloir l'enlacer à jamais. Sa respiration se calmait, comme tranquillisée par cet environnement.

Puis, un bruit résonne, régulier, lourd, et approchant, perturbant cet instant dérangé uniquement par le bruit du vent. Le maître émerge d'un bosquet d'arbres alentour, d'un pas léger, il vient s'asseoir et s'adosser à un arbre aux côtés de son apprenti. Dans ses mains, une bouteille d'alcool et deux verres luisaient à la faveur de la Lune. Il emplit les deux verres et en appose un aux côtés de l'élève. Il avale le sien d'une goulée. Ils se tiennent là, sans mot dire, la musique d'une nature endormie pour seule conversation. Le vieillard sait l'inutilité des mots face à un passé douloureux, il peut seulement partager la douleur de son camarade en silence. Mais celui-ci est déjà calme, il ne bouge plus, il dort.

Plusieurs jours plus tard, la cuisine s'animait encore et toujours d'une vie, d'une énergie des plus joyeuse. Cette vitalité attire les manants tel un aimant, quiconque cherchait réconfort ou ressource était le bienvenu. Le maître avait chargé l'étranger d'une commission, notre homme se mit alors en dynamique. L'objectif ? Livrer la doyenne à l'opposé du village, elle ne pouvait plus se déplacer sur une aussi longue distance, mais était attachée à la cuisine du maître. Après s'être équipé de tout l'attirail nécessaire, l'homme se retourne vers son maître et lui adresse un sourire, subtil, mais vrai. Puis, il s'éloigne à pas de loup, aussi doux que la brise d'été qui survolait le village. Il transporte avec lui, la force de l'échoppe, véritable cuisine mouvante armée de baluchons. Pendant une heure, il vagabonde, tantôt perdu entre les baraquements, ou perturbé par les jeux des enfants.


Le voilà arrivé, la bâtisse est telle que l'on lui a décrite, l'œil de l'observateur est tout d'abord agressé par un rouge vif étalé sur le bois de la maison. Elle n'est ni très grande, ni très haute, ni très large, elle est convenable, mais extravagante, respectable mais belliqueuse, elle semble s'entrecroiser d'antithèses et d'oppositions. Elle est le miroir de la personne qu'elle abrite, elle exprime à l'extérieur son intérieur.


Sans un bruit, il entre, accueilli chaleureusement par la vieille dame, elle est d'apparence similaire à sa maison et produit un bruit en continu. Une bande son de commentaire que l'apprenti s'efforce d'écouter, il entend alors des histoires, des fables et des légendes. Pendant qu'il s'installe et commence à préparer le repas de la doyenne, nombre de récits porteurs de savoir lui sont livrés, il apprend les origines du village, la mythologie de la région ou encore l'histoire du pays. Sa mémoire, comme une feuille blanche, s'imprègne des mots qui lui sont délivrés. De longues heures s'écoulent, et l'homme aux cheveux de jai est comme ensorcelé par la conversation de la vieille, hypnotisé par les paroles millénaires qui lui tendent les bras. Les méandres du passé l'entraînent dans un voyage à travers le temps.

Le soleil finit sa course en épousant l'horizon lorsque l'apprenti reprend la route en sens inverse. Ses méninges fonctionnent à pleine vitesse, comparant et opposant l'ancien et le nouveau, constatant les innovations et les déchéances. Enfin, il aperçoit de loin l'auberge, il presse le pas car un mauvais pressentiment assaille sa conscience. Stupéfaction. Tout ralentit. Sa réflexion se bloque. Tout est blanc.


Rien ne fait sens. L'échoppe ne dresse plus sa silhouette vers le ciel, elle est affalée au sol. Partout gisent des morceaux de bois brisés et des tessons de verre, un charnier d'aliment entoure les grills déformés. Tout est misère et désolation dans son petit monde culinaire. L'équilibre se brise. Immobile telle une statue surplombant le massacre qui se joue sous son marbre. Soudain, une pensée vient briser sa stupeur, le maître. Il jette son baluchon et soulève frénétiquement toutes les planches de bois, désespérant de ne pas trouver celui qui lui avait tant appris. Il s'arrête. On tire l'arrière de ses vêtements ; c'est la fille de l'aubergiste, elle le fixe de ses grands yeux bleus, lui indique de la suivre et court vers l'intérieur de l'auberge.


L'homme franchit alors le pas de la porte et est à nouveau accueilli par le patron, seulement, sa mine est grave, très grave. Ses sourcils froncés désignent l'étranger avec insistance. L'ambiance est sombre, le patron lui indique le corridor qui paraît maintenant bien moins accueillant à l'étranger. Mais son inquiétude surpassant son malaise, il s'enfonce sans sourciller dans le couloir, l'air est lourd, l'espace retentit de silence. Lorsqu'il arrive au niveau d'une chambre dont la porte ouverte laisse apercevoir une personne allongée et d'autres à son chevet, il s'arrête. Alors, ses yeux se posent sur le corps de son maître allongé, un médecin à ses côtés. Quelque chose ne va pas. Sa silhouette paraît difforme. Ses doigts. Ils ont disparu de ses mains.

L'homme est sorti, sans un bruit, on lui a raconté le terrible évènement des heures précédentes, celui qui avait mis fin au séjour de l'homme aux cheveux de jai. Le médecin du village lui a raconté que des soldats sont passés en ville durant son absence. Ils étaient 6. Leurs uniformes noirs tranchaient avec le halo de lumière émanant du restaurant. Ils recherchaient quelqu'un. Un homme, grand, aux cheveux noirs, un muet disait-on. Le vieux maître n'a pas coopéré. Les habitants avaient indiqué aux soldats qu'il savait où trouver son apprenti. Il ne pourrait plus jamais cuisiner. Le travail de sa vie qu'il avait alimenté avec passion s'était éteint.

     L'étranger devait partir, quitter le village. Il avait apporté le malheur, la discorde et la désolation avec lui, qu'il les emmène autre part. Personne ne voulait côtoyer un criminel, et la possibilité que cela pouvait ne pas être lui ne les frappa même pas. La haine détruit la confiance bien plus vite qu'on ne la construit. Le comportement et la nature humaine sont des plus déplorables.

Il pleut. Les gouttes ruissellent sur le parapluie de l'homme aux cheveux de jai qui marche sur un chemin boueux dans l'obscurité tombante. Mais il n'est apparemment pas protégé par son outil. Des gouttes ruissellent aussi sur ses joues. Silencieux, calme, il avance pas à pas, ses cheveux de jai recouvrent son visage. Dans le vacarme diluvien, les courbes de sa silhouette s'évanouissent sous un rideau de pluie, et s'éloignent du petit bourg. La bulle éclate, le lien est rompu et le bonheur broyé par le poids du mépris et des pleurs. Cette parenthèse, cet arrêt dans sa marche vient de se fermer, alors il continue, sa jambe gauche se ré-actionne, sa jambe droite la dépasse, et ainsi continue le balancier du solitaire.


Seule trace de son passage, une bourse d'argent et une lettre apposées aux pieds de son maître. Si le fil qui scelle son écrit est défait, l'intéressé peut alors lire :

« Je pars. Le savoir que vous m'avez donné est mon plus grand trésor. Merci à vous d'avoir recueilli et aimé une âme errante. Merci, maître Shin. »

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