Le Guerrier Navigateur

By MeropeeMalo

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Cela devait être une mission de plus pour Aidan, le Guerrier Navigateur. Une mission comme les autres. Mais... More

Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16

Chapitre 1

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By MeropeeMalo


La caravane : Black Mountain Side, Led Zeppelin, album « Led Zeppelin I »


― Si je devais mourir demain, je mourrais content : j'ai bien vécu.

'Dar, le vieux marchand, reprit une gorgée d'eau croupie de sa gourde et la savoura. Autour de lui, aucun de ses compagnons ne fit mine d'acquiescer. Éreintés par la marche, tous tentaient en ces heures brûlantes de profiter de l'ombre : sous la saillie rocheuse où le guide les avait fait s'arrêter ou sous une tente dressée à la va-vite pour les moins fortunés.

Beaucoup plus haut, dans un recoin où elle patientait, invisible, Ishtar ignora la chaleur et l'inconfort de sa posture pour écouter. Sous le sifflement constant du vent, elle pouvait distinguer le moindre chuchotis des hommes de la caravane, la façon dont un caillou roulait sous le pied d'un soldat, la tension soudaine d'une corde retenant une bête de somme.

Question de pratique ;une bonne cheffe d'équipe était aux aguets, attendant le bon moment pour apparaître et agir.

― Neveux,continua 'Dar, apportez-moi cet infâme alcool de cactus que vous dissimulez dans une sacoche. Nous devons célébrer ce jour.

Sur la falaise, Ishtar se figea. Sans les voir, elle sut que tout autour, ses guetteuses avaient perçu son geste et l'imitaient.

Ai-je été repérée ?Son cœur battit plus vite à cette pensée.

En bas, les neveux du marchand, Arm'Dar et Tsi'dar, s'entre-regardèrent avec surprise. Le plus âgé envoya l'autre obéir.

― Célébrer quoi, mon oncle ? demanda Arm'Dar.

― Nous voilà à mi-distance de Dankramas. Quinze jours de voyage sans encombre dans ce foutu désert, c'est un exploit...

La jeune guerrière relâcha un souffle qu'elle n'avait pas eu conscience de retenir.Ouf, le marchand ne parle pas de moi.

Au ras du sol,l'atmosphère changea. Entre deux jets de dé, des soldats de l'escorte observaient 'Dar au cas où il déciderait de partager son alcool.

D'après Ishtar, c'était peu probable. Depuis trois jours qu'elle et ses filles suivaient les hommes de la caravane, elle n'avait pas encore vu 'Dar – ou aucun des autres, d'ailleurs – agir par pure bonté d'âme.

Seul comptait leurintérêt.

Sous la dernière ombre disponible, au bout de la saillie rocheuse, un homme se tenait à l'écart de ce frémissement d'intérêt. Il n'avait pas eu à réclamer cet espace ; juste rendu son regard au meneur de bêtes qui avait cru pouvoir l'occuper. L'autre, pourtant costaud, avait reculé.

Dans son recoin rocheux,Ishtar fronça les sourcils. Qui était cet homme ? Il ne portait pas l'habit d'un marchand, paraissait encore moins être un domestique ou un artiste. Il ne protégeait personne : donc, pas un soldat.

On le voyait marcher seul et manger seul. Au plus fort du jour, quand tout le monde n'aspirait qu'à une sieste à la fraîche, il se dirigeait vers le yak qui transportait ses outils, les tirait du cuir les protégeant de la poussière et s'éloignait avec. On entendait alors des coups de pioche dans les montagnes alentour.

Zralinn l'avait vu examiner des roches qu'il mettait à jour, en abandonner la plupart,en retenir certaines.

Il devait être un artisan, même si quelque chose en lui semblait résister à l'hypothèse. Ishtar avait beau fouiller sa mémoire, aucun des captifs de l'Androcée ne lui ressemblait. Cela éveillait son intérêt même si elle savait qu'au bout du compte, elle serait déçue – comme toujours avec les hommes qu'elles ramenaient.

Une ombre se dressa au-dessus de l'homme seul, celle d'un soldat immense qui avait quitté ses semblables pour l'approcher.

― Holà, l'ami.J'ai besoin de tes lumières.

Si le soldat avait espéré un signe d'intérêt de la part du solitaire, il en fut pour ses frais.

― Je crois que j'ai trouvé une perle de musique.

Pour la première fois,l'homme fit entendre sa voix, chaude et ironique :

― Vraiment ?Et à quoi ressemble ce joyau mythique ?

― Il nous attend en sûreté derrière ces rochers. Suis-moi, je vais te montrer.

― Apporte-le plutôt ici. Les marchands se bousculeront pour te l'acheter et tu fixeras toi-même ton prix...

Le soldat baissa la voixet Ishtar dut tendre l'oreille pour percevoir la suite.

― S'il s'agit bien d'une perle de musique, je vais me faire emberlificoter : ces chacals finiront par me persuader de la leur céder pour rien, parce que j'aurai pris de leur temps !

― Admettons. Mais pourquoi t'adresses-tu à moi ? Je ne sais rien des perles de musique ; j'ai toujours cru qu'elles n'étaient qu'une légende ;un conte pour enfants...

Une perle de musique... les mots résonnaient dans l'esprit d'Ishtar qui les savoura. Elle non plus n'avait jamais entendu parler d'une telle chose. Était-ce une sorte d'instrument ? Elles en avaient beaucoup, à l'oasis – mais une nouveauté était toujours bienvenue.

Et même si l'objet n'existait pas, elle rapporterait auprès de ses sœurs cette légende qui enrichirait leur vie.

― Une pioche, une pelle et un petit couteau, dit le soldat, finaud. Tes outils sont ceux d'un prospecteur de roches. Le soir venu, tu choisis les meilleurs emplacements pour dormir, ceux que ce maudit vent ne frappe pas : tu connais bien le désert. Alors je crois que, si quelqu'un peut savoir à quoi ressemble une perle de musique, c'est toi.

Plus haut, Ishtar se redressa ; voilà donc quelle était la profession de l'homme seul ? Pourtant, elle n'avait pas l'impression de toucher au but. Au contraire ; ses nerfs se tendaient et ses doigts frémissaient – tout ne faisait que commencer.

Sur les plateaux alentour, ses filles retinrent leur souffle.

― Que de pensées se bousculent sous cette apparence musclée !, sourit l'homme seul.Je te remercie de ta bonne opinion. Mais... je vais passer mon tour.

― Je suis prêt àpartager les profits : n'importe qui sauterait sur l'occasion de gagner de l'argent facilement. Mais pas toi ?

― Je suppose que ça ajoute à mon charme, dit le prospecteur avant de bâiller ostensiblement.

Il se figea lorsqu'on pressa contre son flanc un objet pointu et dur. Une lame de poignard.Bien plus haut, Ishtar se tint prête à bondir – comme si elle pouvait changer quoi que ce soit à ce qui se préparait. Non ;même elle n'avait pas ce pouvoir. Elle n'en aurait pas le temps...

― Ne crie pas ou je t'éventre, fit le soldat, la voix toujours aussi basse.Suis-moi.

― Si c'est ta manière de faire connaître ton désir à un homme, j'en ai connu de plus subtiles... Aïe ! j'arrive.

Côte à côte, les sabres du soldat cliquetant dans son dos à chaque pas, ils croisèrent la route du plus jeune des cousins qui ramenait l'outre d'alcool. Concentré sur sa tâche, Tsi'dar ne prêta aucune attention aux deux hommes, comme s'ils ne comptaient pas.

Grossière erreur ;l'expérience d'Ishtar comme cheffe d'équipe lui soufflait que c'était le moment qu'elle avait attendu, celui qui verrait leur plan débuter. Malgré la chaleur ambiante, une pointe glacée lui descendit entre les omoplates, scellant l'instant.

Après avoir levé deux doigts à l'intention de ses filles, elle commença à escalader la falaise.



Les coudes de la montagne rougeâtre mirent rapidement les deux hommes hors de vue du campement. Plus loin, le guide les attendait. Tout en lui parlait d'expérience : sa peau tannée par les nombreux voyages au cœur du désert, le clignement rapide et mécanique de ses paupières pour chasser le sable, les deux gourdes qui équilibraient sa ceinture et dont il pouvait sans doute faire durer le contenu indéfiniment. Pourtant, l'homme était nerveux.

Le pire qu'il puisse nous annoncer, c'est qu'on fonce droit sur du mauvais temps et qu'on va devoir faire un détour pour l'éviter, se dit le prospecteur.

La caravane était partie tard, la saison des tempêtes approchait de jour en jour. S'il avait eu le choix, l'homme seul n'aurait jamais choisi ce moment pour entrer dans le désert, mais voilà : il ne l'avait pas eu.

― Je pensais qu'il serait dur à persuader, fit le guide, fébrile. Commentas-tu réussi...

Il se tut comme le soldat, négligemment, se mettait à gratter le plat de sa lame contre sa couenne mal rasée.

― Tu l'as menacé ? En public ?

La voix du guide s'enfuit dans les aigus. Le soldat haussa les épaules, faisant de nouveau cliqueter ses sabres.

― Il s'est montré raisonnable et discret.

― Si quelqu'un t'a vu... Personne ne me choisira plus comme guide si on apprend que...

L'homme seul interrompit la dispute.

― Il n'y a pas de perle de musique, hein ?

― Non, l'ami, fit le soldat. J'ai pensé que tu serais curieux, que ma promesse d'argent te ferait quitter le campement...

― Si les autres t'ont vu partir avec lui et qu'il ne revient pas..., glapit le guide.

Au lieu de répondre à son complice, le soldat pointa sa lame vers le solitaire.

― Je t'ai vu partir d'Ankoun en louant un yak pour transporter tes outils ; tu as payé d'avance, rubis sur l'ongle. Tu es en fonds, tu dois donc être doué : as-tu dégotté des pierres précieuses depuis qu'on est partis ? Si oui, montre-les nous, qu'on partage.

― Juste comme ça ?demanda le prospecteur, son ton surpris dépourvu de crainte. Parce que vous le demandez ?

― Tu voyages seul sans personne pour te protéger ou s'inquiéter de ta disparition, dit l'immense soldat. On te donne le choix : tu partages ou tumeurs.

Le soldat voulut ranger son couteau dans son étui de ceinture mais la lame ne se trouvait plus dans sa main. L'homme, à deux mètres de lui, la faisait tourner entre ses doigts bruns pour en éprouver l'équilibre.

―Tu as raison sur un point, soldat : personne ne va me pleurer. Mais vous ?

Et sa main se détendit,le bras plus fluide qu'un roseau dans le vent. La lame en travers de la gorge, le guide gargouilla. Ses yeux s'exorbitèrent tandis qu'il tentait, en vain, de retirer l'objet. La terre aspergée de sang autour de lui, il tomba face contre terre. Avec une grimace, le soldat se déplaça pour éviter d'être taché.

― Couilles et bouses séchées ! Tu as tué notre guide, imbécile. Comment va-t-on poursuivre notre chemin ?

L'homme seul haussa les épaules.

― J'imagine que je servirai de guide à la caravane. À défaut de m'amuser, çam'occupera.

― Parce que tu sais te repérer ici ? Mais tu es qui, bon sang ?

Un Guerrier navigateur, pourquoi ? eut envie de répondre l'homme. Sauf qu'évidemment, il ne le pouvait pas.

― Je crains que ce ne soit plus vraiment ton problème.

― Je rêve ou tu me menaces ? fit le soldat. Même si tu récupérais le couteau du guide, tu n'es pas de taille ! Mes poings sont plus gros que tes cuisses !

Comme l'autre marchait sur lui sans faire mine de ralentir, le soldat tira de leur harnais ses deux sabres courts recourbés, avec un son mélodieux qui parlait d'années d'entraînement.

― Tu n'as pas encore compris, soldat ? L'arme, c'est moi.

L'homme franchit au pas de course la distance qui les séparait. Le soldat l'attendait ;un sabre lame inclinée devant lui, l'autre levé à hauteur d'oreille pour achever l'ennemi si le premier coup échouait.

Un observateur extérieur aurait sans doute pensé que l'homme seul avait décidé d'en finir avec la vie ; du moins, jusqu'à ce que le soldat abatte sa première lame, qui ne rencontra que le vide. Le poignet de l'homme contraignit sèchement le soldat à lâcher son sabre, qui,libéré, tomba avec un bruit mat dans la terre sableuse.

Poussant un cri de rage,le soldat abattit de toutes ses forces, qui étaient considérables,son deuxième sabre sur l'homme.

Le choc fit trembler la terre.

La poussière commença à se dissiper. Un genou au sol, le prospecteur tenait entre ses paumes la lame du sabre d'une manière qui ne le blessait pas. Une veine de son cou saillait mais il ne cédait pas sous la pression qu'exerçait le soldat. Celui-ci hurla sa frustration et tenta d'écraser l'homme.

Il n'y parvint pas.

Centimètre après centimètre, le sabre se releva. Titubant, le soldat fit un pas en arrière. L'homme alla prendre l'arme tombée à terre et s'élança contre son adversaire qui l'imita avec un temps de retard.

Un éclair perça l'horizon quand ils se rencontrèrent et une masse ronde et sanglante s'envola. La tête du soldat atterrit mollement sur le sable tandis que son corps énorme, lentement, s'effondrait.

Pris d'un vieux réflexe, le prospecteur s'apprêtait à essuyer la lame du sabre pour la nettoyer du sang qui la tachait quand il s'interrompit.

Il devait disposer les corps de manière à faire croire que le guide et le soldat s'étaient entre-tués. Ensuite, il reviendrait raconter ce qui s'était passé et proposerait à la caravane de prendre la place du guide.

Les marchands protesteraient, bien entendu. Mais la poursuite du voyage serait leur souci principal. Et l'homme les approuvait ; lui aussi était pressé de se remettre en route.

Devant lui, quelque part, se trouvait la raison de sa présence en ces lieux : sa cible.

Sa mission.




Le vent du désert souffle en son royaume.

Il flagelle et ensorcelle bêtes et hommes. Il est partout, tout le temps ; on ne peut lui échapper.

Ne fais pas comme les hommes : ne le repousse pas, ne le maudis pas. Écoute-le, apprends à l'accepter jusqu'à ce qu'il se confonde avec le rythme de ton sang dans les veines, le pas de ta course, jusqu'à ce qu'il devienne un second souffle. Alors seulement, tu pourras l'apprivoiser.

Le désert est un maître impitoyable, un compagnon implacable, un fourbe empli d'indifférence.

Et pourtant ! Sans lui, nous ne serions pas.

Sans lui, nous aurions purement et simplement cessé d'exister, et notre voix se serait tue à jamais.

Nous craignons le désert parce que nous connaissons sa taille et ses pièges. Nous savons que même celle d'entre nous qui s'y repère le mieux peut se retrouver prisonnière de son filet minéral et y laisser la vie.

Et pourtant : nous estimons le désert comme on le ferait d'un adversaire valeureux. Plus encore, nous le remercions. Ses caprices,ses duretés, sa sauvagerie même sont notre salut.

Il nous provoque et nous protège.

Il est craint par tous, par-delà ses frontières, derrière chaque rempart de chaque ville de ce monde. Les caravanes sont emplies d'effroi lorsqu'elles pénètrent sur son territoire. Sa réputation n'est plus à faire, nulle part.

Chaque jour où les hommes prient pour y échapper ou s'en sortir vivants,il nous sauve la vie.

Prenons garde de jamais l'oublier.



Le livre perdu des Reines



Le faux prospecteur avait passé sa main sur la lame, l'en retirant rougie : s'ils n'y regardaient pas de trop près, les marchands pourraient croire qu'il s'était blessé en essayant de s'interposer. Il avait aussi placé un sabre dans la main du guide, calculé le meilleur angle possible des corps pour l'inspection à venir.

Avec un peu de chance,personne ne demanderait comment le guide, frêle et noueux, avait pu décapiter l'immense soldat. Tous seraient trop occupés à se lamenter sur le retard pris par la caravane.

L'homme recula pour juger de son œuvre ; satisfait, il s'apprêtait à repartir vers la caravane lorsqu'il se figea.

À une dizaine de mètres de là, une silhouette vêtue de rouge l'observait.

Par les cordes fêlées du Tambour ! Comment quelqu'un a-t-il pu s'approcher de moi sans que je m'en rende compte ? se demanda l'homme, furieux.Certes, le vent omniprésent couvrait les bruits de pas, mais quand même ! Aucun mouvement suspect n'avait attiré son attention...

Une soudaine bourrasque d'air chaud vint lui infliger une gifle méritée.

La silhouette qui s'avançait portait une longue tunique en cuir souple du même rouge que la pierre du désert ; un camouflage optimal. Sa tête était couverte d'un capuchon qui descendait jusqu'aux sourcils ;le cou et le visage étaient dissimulés. Les yeux bruns, seuls,demeuraient visibles.

Les épaules étaient renforcées par des arcs de cercle rigides qui formaient une collerette descendant sur les côtes. Quand le vent soufflait, la poussière montait en direction du visage ; l'homme seul avait assez pratiqué le désert pour savoir à quel point elle aveuglait et desséchait la gorge. La collerette permettait de chasser la poussière vers le sol.

Quelle ingéniosité !

― Ta mise en scène va nous faire gagner du temps.

Le Guerrier Navigateur ne reconnut pas l'accent de l'homme. Pourtant, il avait voyagé dans toutes les villes. Un village de montagne au Nord du monde ?Non, c'était bien trop éloigné du désert.

Peu importait. L'inconnu n'aurait pas dû le voir tuer les deux autres. Il pouvait parler et le trahir. Donc, il devait mourir.

Le Guerrier Navigateur avança vers son nouvel adversaire avant de fondre sur lui.

Ou plutôt, il essaya.Car l'autre se déroba au moment même où le Guerrier Navigateur se mettait en marche. Intéressant. Le guide et le soldat l'avaient à peine ralenti, mais cet homme ?

― Je ne veux pas ta mort, dit l'inconnu vêtu de rouge.

Il se tut comme le Guerrier Navigateur se lançait dans le combat avec une pluie de coups. Mais seuls quelques-uns portèrent. L'être en rouge reculait toujours à temps, feintait, virevoltait et se dérobait dans un crissement de sable. Sans oublier de riposter sèchement, les rares fois où le faux prospecteur lui en laissait l'ouverture. Reculant,ce dernier réfléchit.

Puisque la rapidité ne fonctionnait pas, il tenterait la force brute. Il se jeta sur l'autre à bras le corps mais n'enlaça que le vent. Trébuchant, il se retrouva la gorge pressée contre l'un des sabres du soldat, tandisque l'inconnu, dans son dos, lui agrippait les cheveux d'une main de fer :

― Choisis maintenant : vivre ou mourir. Si tu vis, tu seras mon prisonnier.

Le Guerrier Navigateur se targuait d'être peu sensible aux émotions. Là, il était stupéfait : un inconnu l'avait vaincu au combat !

Impossible.Inimaginable...

Cet honneur était réservé à un seul homme, son rival, l'autre Guerrier Navigateur qui avait les faveurs de leur maître, le Dirigeant d'Ankoun. L'homme le plus puissant du monde avait les meilleurs espions et guerriers,c'était dans l'ordre des choses.

Pourtant, l'acier glissant lui mordait la chair et il ne voyait pas comment défaire la prise de l'homme en rouge sans risquer la mort. Il devait choisir :le déshonneur de la défaite et la vie, ou la mort – et une curiosité sans fond qui ne serait jamais étanchée.

Qui était cet homme ?Qui lui avait appris à se battre ainsi ? Pourquoi les Guerriers Navigateurs n'avaient-ils jamais entendu parler de lui ? Plus important encore, pouvait-on apprendre de lui ? Si tel était le cas, le prospecteur reviendrait à Ankoun battre son rival...

Toutes ces pensées filèrent en un instant qui s'étira dans le désert, au son d'une capricieuse rafale du vent.

― Je t'ai attaqué en croyant que tu étais de mèche avec le guide et le soldat quivoulaient me voler, dit le prospecteur. Mais je reconnais mon erreur : tu n'as rien à voir avec eux. Aussi, je choisis de vivre.

Il ouvrit les mains en signe de reddition. Alors le sabre s'éloigna, ainsi que son adversaire.

― Je me nomme Aidan, et jusqu'à présent, rares sont ceux qui ont réussi à me battre, dit le Guerrier Navigateur. Qui es-tu et auprès de qui as-tu appris à te battre ?

― Je répondrai plus tard à tes questions. Pour l'heure, je dois m'assurer que tu ne portes pas d'arme sur toi. Te défendras-tu si je te fouille ?

― Non. Je porte seulement un petit couteau qui me sert à dégager des roches enchâssées dans des gangues. Et ça, aussi.

Plongeant les mains dans ses poches, Aidan en ressortit un sachet de viande séchée qu'il montra à son adversaire. Puis il demeura immobile tandis que l'autre le fouillait méthodiquement, lui prenant son couteau. Son adversaire fit signe qu'il était satisfait. Tandis qu'il lui faisait signe de le suivre, l'homme d'Ankoun s'autorisa l'ombre d'un sourire.

En sortant son sachet de viande séchée de l'une de ses poches, le Guerrier Navigateur avait tiré de l'autre un objet muni de deux verres fumés qu'il avait dissimulé contre son poignet. Ensuite, il l'avait fait tomber dans son dos et avait reculé juste assez pour pouvoir le couvrir d'une chaussure, le cachant aux regards, tandis qu'on le fouillait.

Au moment de repartir,la pointe de son pied vint lancer ses biscopes dans la main qui lesattendait. De là, ce fut un jeu d'enfant de les glisser de nouveaudans sa tunique.

Ni vu ni connu.

L'homme en rouge avait gagné un endroit, près du lieu du combat, où s'accumulait la poussière. Ailleurs, le sol était rocheux et imperméable aux traces. Il commença à dessiner dans le sable –quoi donc ? se demanda le Guerrier Navigateur, qui l'observait.

Son adversaire tapotait certains endroits pour les aplatir, traçait des lignes dans le sable rouge. Un motif apparaissait : l'empreinte d'une bête énorme qui devait mesurer deux mètres de long, au moins.

―Un iguane du désert ? tenta le Guerrier Navigateur.

Comme Aidan l'avait fait plus tôt, l'homme en rouge recula pour juger de son œuvre : l'empreinte était nette. Crédible.

―Connais-tu les légendes qui s'attachent à cet animal ? lui demanda l'homme en rouge. Une bête qui niche dans de grandes cavernes, emportant yaks et hommes pour les dévorer...

Une fausse empreinte... pour un animal qui n'existe pas ? se demanda le Guerrier Navigateur.

Ce pillard était malin, il devait lui reconnaître ça.

―En ce moment, la caravane est en alerte après avoir entendu le cri d'une bête. Les soldats vont découvrir tes cadavres. Ils penseront que vous avez vu cette empreinte et que vous êtes disputés pour savoir qui irait explorer la caverne de la bête – elle ne dévore pas les marchandises. Ils se mettront à ta recherche...

Aidan attendit qu'on lui explique la suite du plan mais rien ne vint. Il avait trop peu d'éléments à sa disposition pour faire des suppositions et se résigna donc à suivre son vainqueur.

Par deux fois, l'homme en rouge s'arrêta pour esquisser un début d'empreinte. Ainsi, leurs poursuivants croiraient suivre la trace de l'animal.

Dans un canyon aux hautes parois resserrées qui abritaient du soleil,l'inconnu désigna à Aidan une fente dans la pierre : elle était large mais juste assez haute pour permettre le passage d'un iguane massif. Et d'un homme, si celui-ci était suffisamment motivé pour ramper.

Aidan se pencha vers l'ouverture ; des odeurs douceâtres de fruits en décomposition ainsi qu'un faible relent animal provenaient de l'intérieur. Un iguane habitait vraiment là ?

Il se retourna pour trouver fixé sur lui le regard brun de son adversaire.

―Pour un homme capturé, tu es très calme. D'habitude, nous devons bâillonner et entraver nos prisonniers...

―D'habitude ? Nous ?, reprit le Guerrier Navigateur, attentif.

Sa voix posée ne trahissait rien de son intérêt : l'homme en rouge n'était pas seul à capturer des caravaniers. Combien de pillards vivaient ainsi dans le désert en se cachant derrière les légendes de la férocité attribuée aux iguanes géants ?

Il devrait porter cette information à son maître, le Dirigeant d'Ankoun. Mais pas tout de suite car il y avait plus pressant : trouver comment revenir à sa mission initiale, retrouver l'ibis disparu.

Ordinairement,un ibis, messager du Dirigeant, traversait le désert en cinq jours.Or son cornac et lui étaient partis – et portés manquants –depuis vingt-cinq jours. D'où la présence d'Aidan au milieu de la caravane afin de déterminer ce qui leur était arrivé.

Mais il avait beau être doué, il craignait de ne retrouver que des os nettoyés par le vent de l'immense oiseau et de son cavalier humain.Et ça, ce serait avec de la chance ; il était plus probable qu'il ne retrouve rien. Mais comme cette perspective seule était susceptible de réveiller son conditionnement, il évitait d'y penser.

En sortant une gourde de sa ceinture pour en boire une bonne lampée,son adversaire le tira de ses pensées moroses. Il la tendit au Guerrier Navigateur qui n'hésita qu'un instant, par réflexe, avant de la prendre.

―As-tu été soldat, avant ? lui demanda l'autre. Outre ta science du combat, tu as l'air de savoir obéir.

L'eau était délicieusement fraîche et parfumée – à la mangue ?Aidan se servit largement avant de rendre la gourde à son propriétaire.

―Oui – mais j'ai été expulsé de la garde.

Il n'explicita pas, laissant l'autre imaginer les motifs derrière cette éviction.

―Chez nous, tu auras des élèves avides d'apprendre, et nombreux.

Un instant, il sembla à Aidan que l'autre avait dit : « nombreuses ». Mais ça devait être un jeu du vent. Nombreux comment ?voulait-il demander. Il se força plutôt à dire :

―Tu ne m'as toujours pas dit comment tu t'appelais.

Il plongea le regard dans les yeux bruns en amande qui ne le quittaient pas. Quelque chose, là encore, lui semblait bizarre sans qu'il parvienne à déterminer la source de son malaise.

Au lieu de répondre, son adversaire reprit en englobant d'un geste le canyon encaissé :

―Les soldats et les marchands ne tarderont pas à repérer tes empreintes près de la fissure – j'ai effacé les miennes. Ils tergiverseront probablement avant de décider qui entrera. Un soldat plus courageux que les autres, ou plus cupide, se contorsionnera pour y parvenir...

Sans cesser d'écouter, le Guerrier Navigateur sentit un engourdissement le gagner. Ils étaient à l'ombre, pourtant ; on ne pouvait accuser le soleil de son malaise.

―J'imagine que le soldat s'éclairera avec une torche improvisée,continua son adversaire. Il découvrira une tanière d'animal bien reconstituée : des os rongés depuis longtemps, des déjections séchées, le tout baignant dans une forte odeur...

Les parois tanguèrent autour du Guerrier Navigateur qui porta la main à sa tête comme si cela pouvait empêcher le monde de bouger.

―Que m'as-tu... fait boire ? demanda-t-il en agrippant le rocherle plus proche car ses jambes faiblissaient.

―Sans se faire voir, une de mes compagnes frappera le soldat qui tombera inconscient. Comme il ne reviendra pas, d'autres hommes tenteront leur chance dans la caverne. Nous ferons notre choix parmi eux et nous laisserons repartir les autres. À un moment, un horrible bruit traversera les parois de pierre,le cri terrible d'un homme torturé. En l'entendant, la caravane se hâtera de détaler.

Les perceptions d'Aidan diminuaient rapidement ; malgré ses efforts, il n'arrivait pas à reprendre sa prise sur le réel. Il sentit que ses doigts lâchaient la roche et tomba à genoux presque sans s'en apercevoir.

―Mais ne t'inquiète pas : tu feras partie des élus, conclut la voix.

Et puis tout devint noir.



Dans la caverne où mâchonnaient les yaks près des hommes endormis, Ishtar formula l'évidence :

―Zralinn tarde à revenir.

Restée en arrière, leur compagne devait s'assurer que la caravane repartait ; qu'est-ce qui avait pu la retenir ? Qu'on l'ait surprise était inenvisageable. D'elles trois, Zralinn était la plus furtive.

Assise de l'autre côté du feu, Kubura répondit :

―Celui qui s'appelle Aidan ne va pas tarder à se réveiller.

On aurait pu croire les deux sujets déconnectés. Pourtant, Ishtar connaissait assez Kubura pour savoir ce qu'elle sous-entendait : pour Zralinn, elles ne pouvaient rien faire ; leur prisonnier, en revanche, dépendait d'elles.

―Tu vas lui dire ? reprit la grande femme.

Ishtar fit la grimace. C'était le moment qu'elle appréciait le moins dans une expédition : celui où elles se révélaient aux yeux des hommes. Où, au lieu d'être des adversaires favorisés par les circonstances – comme le seraient des brigands du désert, par exemple – elles devenaient... autre chose.

Une impossibilité. Une abomination.

Néanmoins,l'expérience prouvait qu'une révélation précoce facilitait la suite : comme si l'esprit des captifs utilisait les jours suivants à s'ajuster à cette nouvelle réalité alors même que leur propriétaire passerait le temps à dormir ; car il était plus facile de déplacer un homme inconscient à dos de yak, que réveillé et furieux.

―Non seulement je vais lui dire, mais je vais lui montrer, annonça Ishtar.

Elle était déjà debout quand un léger bruit provenant de l'entrée de la grotte la retint. Quelqu'un remettait en place l'éboulis de pierres qui dissimulait depuis l'extérieur la lumière du feu.

Zralinn.

―On a failli t'attendre, grommela Kubura, son ton démenti par un léger sourire.

―Quoi, vous étiez inquiètes ? rétorqua la jeune femme en rejoignant ses compagnes.

Le feu éclaira sa tunique rouge sang poussiéreuse, son teint bruni où ressortaient à peine ses taches de rousseur sur son nez et ses joues encore rondes, reste d'enfance.

―Raconte-nous, demanda Ishtar en lui tendant un morceau de pain.

―Les hommes voulaient déguerpir sauf 'Dar, le vieux marchand, dit Zralinn en mordant dedans. Il disait que ses neveux allaient revenir– il était catégorique là-dessus. Le capitaine de l'escorte a répondu que 'Dar pouvait rester en arrière si ça lui chantait,mais que lui et le reste de la caravane repartait.

Ishtar acquiesça tandis que Zralinn engloutissait une nouvelle bouchée.

―'Dar a promis une belle récompense à qui entrerait dans la grotte de l'iguane pour en ramener ses neveux – morts ou vifs. Mais finalement personne ne s'est proposé...

―Ton cri d'homme mourant était vraiment convaincant, fit Ishtar à Kubura qui se rengorgea.

―Après, reprit Zralinn en terminant les miettes, ils sont revenus auprès du reste de la caravane. Ils s'apprêtaient à lever le camp,et moi à les quitter, lorsqu'ils se sont aperçus que quatre yaks manquaient, dont celui de 'Dar.

―Laisse-moi deviner, l'interrompit Ishtar. Ça l'a plus remué que la disparition de ses neveux ?

Zralinn tourna vers sa cheffe son regard bleu clair surpris comme si elle ne pouvait concevoir pareille chose.

―On aurait dit qu'on l'égorgeait, souffla-t-elle. Que c'était la fin du monde. Tout ça pour un stupide yak ? Et des... objets ?

Kubura haussa les épaules ; les réactions des hommes de l'Ancien monde étaient aussi étranges que décevantes.

―'Dar a promis la moitié de sa fortune à qui retrouverait son yak.Après de nouvelles discussions, les soldats ont préféré partir –entraînant de force 'Dar avec eux.

―Qui sait, dit Ishtar en se tournant vers les neveux endormis, ils seront peut-être mieux chez nous...

―Aidan est réveillé, il nous écoute, intervint Kubura.

La grande Abhalum maîtrisait la science du somnifère comme nulle autre ; Ishtar ne repoussa pas davantage le désagréable moment qui l'attendait. Elle s'approcha des captifs étendus les uns à côté des autres. Un yak massif, croyant à un rab de nourriture, beugla faiblement ; les hommes demeurèrent inertes.

―Aidan, dit-elle en s'arrêtant aux pieds de celui qui continuait à l'intriguer.

Il n'insulta pas son intelligence en feignant de continuer à dormir.Ses yeux bruns avisèrent Ishtar et son capuchon baissé avant de passer à ses compagnes, également masquées. Ils volèrent ensuite sur leur environnement : la cave éclairée par le feu,dépourvue d'odeurs désagréables et donc différente de la fausse tanière de l'ibis ; et les hommes près de lui.

Nul soulagement n'éclaira son visage quand il remarqua le lent abaissement de leur poitrine ; leur survie n'était pour lui qu'un détail. L'irritation reprit Ishtar ; les hommes de l'Ancien monde lui paraissaient souvent à peine humains. En ouvrant son capuchon pour dévoiler son visage, elle annonça froidement :

―Je suis Ishtar.

Les yeux de l'homme s'agrandirent tandis qu'il notait ses tresses brunes presque noires contre sa peau cannelle et ses lèvres rouges comme une cerise au-dessus de son nez droit. De la courbe de ses joues à la finesse de ses mains, nul doute : c'était une femme.

Ishtar lui rendit son regard. Un nouveau choc parcourut les traits d'Aidan qui prenait conscience qu'elle l'avait vaincu au combat.

À côté d'elle, Kubura et Zralinn se dépouillèrent également de leur capuchon. Mais, l'expression assombrie, l'homme ne leur accorda qu'une infime mesure d'attention avant de revenir sur Ishtar.

―Contrairement à ce qui se passe dans ton monde, reprit-elle, mes compagnes et moi parlons, décidons et agissons sans être dirigées par un homme – ou des hommes. Notre vie se déroule ici, dans le désert. C'est le secret le mieux gardé de toute la région et nous le protégeons par-dessus tout.

Aidan étrécit les paupières ; c'était une menace qu'il n'appréciait guère. De chaque côté d'Ishtar, les filles de son équipe se tinrent prêtes. C'était le moment dangereux, celui où le captif, son univers entier basculant, devenait imprévisible.

Lors de ses expéditions antérieures ainsi que dans les récits des guerrières qui l'avaient précédée, Ishtar avait connu un certain nombre de réactions : de l'incrédulité, courant du déni deréalité jusqu'à un fou rire incontrôlable ; un choc qui laissait l'autre muet pendant des jours ; ou différentes formes d'agressivité, de la simple injure jusqu'aux tentatives d'assauts –vite réprimés. Parfois, l'homme s'étouffait d'indignation, blâmant le capitaine d'escorte et le guide de toute la situation. Il se promettait, lorsqu'il les aurait retrouvés, de leur pourrir la vie :des inconscients doublés de menteurs qui trompaient d'honnêtes marchands quant aux dangers existants dans le désert !

Surle visage d'Aidan, Ishtar vit osciller sa volonté entre ces options. Une expression de contrariété froissa brièvement ses traits : comme si, à cause d'elles, l'homme risquait de manquer un important rendez-vous...

Dansle désert ? Mais avec qui ? Ou quoi ?

Sous la poussière qui le recouvrait, le visage de l'homme se figea jusqu'à devenir un masque impassible. Il s'obligea à expirer et, une lueur de curiosité éclairant son regard, demanda :

―Vous êtes combien à vivre dans le désert ?

Surprises et soulagées, les femmes se détendirent imperceptiblement.

―Plus que tu ne peux l'imaginer – on te montrera ça, dit Ishtar entirant de sa tunique une poignée de dattes séchées et d'amandes qu'elle lui offrit.

L'homme accepta sans façon la nourriture qu'il avala.

―Quand ?

―Tu ne veux pas savoir pourquoi on vous a capturés ?

D'habitude, c'était la première question qui émergeait quand le choc refluait. Tournant la tête, Aidan considéra ses compagnons endormis, l'un après l'autre.

―Vous n'avez pas choisi le potier pour ses talents de communication – j'ai à peine entendu sa voix en quinze jours de voyage. Ni l'astrologue pour son sens des réalités ; il passe son temps à s'inventer des histoires fantastiques qu'il raconte à qui veut bien l'écouter. Les cousins sont encore un peu gamins – surtout l'aîné, Arm'Dar.

En secouant la tête, il conclut :

―Non, je ne vois pas pourquoi vous vous êtes données tant de mal.

Son analyse, quoique dure envers ses compagnons, rejoignait celle des femmes. Ishtar se demanda si, de tous les hommes qu'elle croisait, Aidan n'était pas le plus futé.

―Vous avez l'air trop bien nourries pour vouloir nous manger, reprit-il, absolument sérieux.

―Soit ton imagination morbide est très développée, répondit-elle, soit ta vie passée a été très difficile...

Bien qu'elle sache que ses camarades n'apprécieraient pas son geste, Ishtar descendit sur ses talons pour se mettre à hauteur d'Aidan ; se rapprocher de lui était la seule façon qu'elle voyait de le comprendre. Un début de colère envahit le visage de l'homme qui conquit vite l'humeur pour dire avec calme :

―Je laisse l'imagination aux artistes. Alors, pourquoi ?

La désapprobation muette des filles pesait sur la nuque d'Ishtar ; elles n'aimaient pas que leur cheffe se mette physiquement en danger. Pourtant, la jeune femme demeura immobile, attentive à ne pas brusquer les choses. Pour une fois qu'un captif réagissait ainsi...

―Vivre dans le désert est une lutte de tous les instants, dit-elle. Nous avons besoin de bras supplémentaires pour entretenir notre oasis.

―Une oasis, répéta l'homme lentement. Qui ne figure sur aucune carte ni n'est connue d'aucun guide, je suppose...

Avant qu'Ishtar puisse acquiescer, la gourde de Kubura apparut dans son champ de vision. Elle la saisit et l'ouvrit pour la tendre à Aidan. Sans boire, il en huma l'odeur.

―De la mangue. Encore votre somnifère ?

―Il nous reste à marcher jusqu'à l'oasis, expliqua Ishtar. On ira plus vite si on ne doit pas vous surveiller tout le temps.

Pendant un instant suspendu, Aidan évalua cette nouvelle information, puis, avec un soupir résigné, il inclina la gourde et se mit à boire. À cinq gorgées, Ishtar lui fit signe d'arrêter et reprit la gourde.

―J'espère qu'ils ne vous donneront pas de fil à retordre, fit Aidanen montrant ses compagnons du menton. Ça nous ferait perdre du temps.

Puisil se renversa en arrière afin d'attendre le sommeil. Lorsque ses paupières s'abaissèrent et que sa respiration ralentit, Ishtar vérifia sa pupille avant de faire remarquer :

―Un homme intelligent et docile. Une rareté.

―Un homme intelligent, docile et dangereux, corrigea Zralinn. Tu l'as vu tuer comme d'autres respirent.

―Tu contestes mon choix ?

Son ton contenait une infime nuance de défi. Zralinn secoua la tête, partagée entre l'hésitation et l'exaspération :

―Je ne sais pas. Il est trop tôt pour en juger...

―Quels arguments utiliserons-nous sur les autres ? intervint Kubura, histoire de détourner la conversation.

―Pour Tsi'dar, c'est facile, répondit Ishtar. Il suivra son cousin sans rien faire qui le mette en danger.

Les deux autres femmes approuvèrent. Zralinn se pencha vers le prisonnier le plus proche d'Aidan, un homme aux tempes grisonnantes, au nez acéré comme un bec d'aigle.

―L'astrologue aussi sera facile à convaincre, dit-elle. Ses histoires ne lui servaient pas qu'à passer le temps – il les monnayait contre des miettes de repas des soldats. Si on lui assure une nourriture régulière, il ne se rebellera pas.

―Et le potier ? demanda Ishtar, sourcils froncés. Il interagissait peu avec les autres ; ça le rend difficile à cerner.

―À chaque pause, il s'approchait des animaux pour s'assurer que son chargement n'avait pas souffert, fit remarquer Kubura. Je crois qu'il est consciencieux – si on lui donne à réparer les poteries et les tuiles d'irrigation à l'oasis, si sa vie a un but concret, visible, il s'adaptera, je pense.

―Reste l'aîné des cousins, dit Ishtar. Il est dur à la peine, actif et joyeux, mais aussi versatile, encore immature et colérique. Lui va nous poser problème.

Après un temps de silence, Kubura déclara :

―Nous rapportons cinq hommes et quatre yaks, vigoureux sinon intelligents, ainsi que des ballots de marchandises que nous examinerons au calme... Je dirais que notre expédition s'est bien passée.

―Oui, dit Ishtar. C'est une réussite.



Le monde se réduisait à une lumière rouge aveuglante. Tombant du ciel, elle dégoulinait des canyons acérés jusqu'au sol, poussière irritante qui s'insinuait dans les narines et la gorge d'Aidan, impossible à chasser.

Il tenta de tousser mais aucun son n'émergea. Alors, il sut : il n'avait pas les yeux ouverts. C'était le somnifère qui parlait.

Pourtant, quand un mouvement s'agita au coin de sa vision, il regarda ce qui se passait. Une ombre couvrait le sol rouge, grossissant de seconde en seconde, plongeant vers lui. Aidan se jeta à terre dans le sable. L'ombre plana sur lui avant de s'éloigner. Le cœur au bord des lèvres, l'homme d'Ankoun se redressa, clignant les yeux pour éclaircir sa vision.

La silhouette déployée en vol d'un ibis géant le narguait. Battant des ailes immenses, l'oiseau monstrueux ne lui prêtait aucune attention.

Le soulagement s'insinua lourd dans les veines d'Aidan : sa mission apparaissait enfin. Soudain, tout faisait sens : la convocationde son maître à Ankoun où il avait appris la disparition de l'oiseau messager. L'ibis était précieux car il traversait le désert en quatre ou cinq jours seulement alors qu'une caravane se traînait pendant au moins un mois. Aidan avait reçu pour ordre de le traquer, lui et son cornac, afin de découvrir qui les avait attaqués et pourquoi.

Le Guerrier Navigateur vivait pour les missions difficiles de son maître. Avec celle-ci, il était servi : localiser pareille cible dans cet interminable désert relevait presque de l'impossible...

En observant le vol de l'oiseau, Aidan sut qu'il contenterait son maître, le Dirigeant. Au fond de son sommeil, il laissa échapper un soupir satisfait.

Obéissant aux commandes de l'humain perché sur son dos, l'oiseau vira de bord. Il volait si vite qu'il ne tarderait plus à disparaître. Mais alors, le cornac se tourna vers Aidan qui se figea.

L'homme n'avait plus de visage. Rien qu'un crâne grimaçant et moqueur.



Un éclat de roche bleue attira l'attention du Guerrier Navigateur qui revenait à lui. L'esprit encore embrouillé par le somnifère, il finit par reconnaître du basalte gris veiné de bleu.

Autour de lui, le monde avait changé. Disparus les grès ocres, les argiles rougeâtres qui blessaient les yeux de leur imperturbable monotonie. Le ciel d'un jour naissant offrait un bleu clair, pur, dans une plaine à peine vallonnée, aux teintes passées. Ça et là, des squelettes d'arbres aux branches blanchies montraient leurs formes tordues.

Rêvait-il encore ?

― Aidan, fit la voix d'Ishtar, et tout lui revint.

L'attaque de la caravane, l'humiliante défaite face à une femme et leur capture... Aidan se redressa. Près de lui, le potier se frottait les yeux et Tsi'dar revenait à lui. Couché en position fœtale, encore abruti de sommeil, l'astrologue marmonnait des mots sans suite.

Seul Arm'Dar dormait encore profondément.

Les animaux avaient disparu ainsi que l'une de leurs geôlières – Aidan se rappelait de brèves périodes de réveil où on les avait nourris et permis de se soulager avant que le sommeil ne les reprenne.

L'inquiétude se chargea de chasser efficacement le reste de drogue qui imprégnait son système. Il se leva en vacillant, portant la main à sa tête douloureuse. Combien de temps s'était écoulé depuis leur capture ? Quel retard avait-il pris dans sa mission initiale, suivre la piste de l'ibis ?

Ses doigts effleurèrent sa joue râpeuse : sa barbe avait poussé. Sans pouvoir retenir son inquiétude, ildemanda :

― On est encore loin ?

Il n'avait qu'une envie : se mettre en route vers l'endroit où vivaient ces rebelles. Là, il évaluerait la menace qu'elles constituaient pour son maître et s'échapperait avant de se remettre en chasse de l'oiseau manquant. Sa mission connaîtrait un léger délai, rien de plus. Il espérait que son conditionnement resterait en pause.

Ishtar se tenait debout, près de lui. Couverte de poussière, sa tunique rouge était devenue raide comme si descouches de saleté se superposaient les unes aux autres. Il avait dû s'écouler des jours – cinq, dix, davantage ? – depuis leur capture.

Malgré la chaleur ambiante, une sueur froide coula le long de l'échine d'Aidan. Plus le temps passait, plus il deviendrait difficile de localiser l'ibis et son cornac. Et plus la possibilité de les trouver vivants, avec une explication satisfaisante à donner au Dirigeant d'Ankoun, s'éloignait.

Or Aidan ne comptait pas échouer. Décevoir son maître et réveiller son conditionnement n'étaient pas envisageables. Après un frisson, conscient d'être observé par Ishtar et la grande Kubura, il s'approcha de l'astrologue qu'il poussa du pied :

― Active-toi ! On ne va pas passer la journée plantés là.

Il harcela ensuite Tsi'dar et le potier jusqu'à ce qu'ils se lèvent, encore titubants. Seul Arm'Dar demeurait immobile, endormi. Après l'avoir secoué en vain plusieurs fois, Aidan se tourna à regret vers Ishtar. Qu'attendait-elle d'eux ?

― On le laisse ici ? demanda-t-il tandis que Ts'idar se mettait à protester.

― À vous quatre, vous pourriez le porter le temps qu'il revienne à lui.

Aidan se passa la main sur le visage pourchasser sa contrariété. Cet idiot allait les ralentir...

Il acquiesça néanmoins et les hommes entourèrent Arm'Dar avant de lever les yeux sur Aidan, attendant ses instructions. L'idée de mener le groupe lui déplaisait car il préférait agir dans l'ombre. Mais tergiverser ne lui ferait que perdre du temps.

Il fit signe à Tsi'dar de se porter vers l'avant avec l'astrologue pour que le potier et lui-même, les plus costauds, saisissent le jeune homme blond par une jambe. Ensemble, ils soulevèrent sans difficulté le cousin de Tsi'dar ; marcher ainsi chargés leur demanda quelques ajustements mais ils finirent par trouver leur rythme, encadrés à l'avant par la femme appelée Ishtar, à l'arrière par Kubura.

― On est bientôt arrivées, l'assura la guerrière, devant.

Les épaules d'Aidan se détendirent légèrement. Mais arriver où ? Il balaya l'espace alentour ; de tous côtés, il ne voyait que cette immense plaine gris-bleu. Il ne connaissait pas cette région ; ils s'étaient éloignés des pistes suivies par les caravanes. En plein jour, sans l'aide des étoiles, il était difficile de se repérer avec précision.

Sa seule satisfaction : ils avançaient d'un bon pas. Aidan s'était réconcilié avec leur situation quand Arm'Dar commença à se réveiller. D'abord, le jeune homme gigota, yeux fermés, comme s'il cherchait à échapper à un mauvais rêve. Puis sa tête roula de gauche à droite et il essaya de ralentir le roulis qui l'emportait en s'agrippant à quelque chose ; Tsi'dar grimaça lorsque la main de son cousin lui broya le coude.

― Lâchons-le, ordonna Aidan, au grand soulagement des autres.

Seul Tsi'dar essaya d'adoucir la chute du corps. Arm'Dar ouvrit les paupières. Pupilles dilatées, il examina sans comprendre les hommes qui le surplombaient. Aidan vit l'exact moment où le rattrapait la réalité de leur situation.

Tsi'dar s'agenouilla près de lui :

― As-tu soif ? Faim ? Je suis sûr que...

Sa voix mourut tandis qu'il prenait conscience du contraire : il n'était plus sûr de rien. Que décideraient leurs geôlières ? Pas plus que les autres, Tsi'dar ne comprenait ce qui leur était arrivé, ni comment des femmes pouvaient ainsi suivre leur propre volonté. Il aurait été moins surpris si on lui avait annoncé que leur destination, la ville de Dankramas, avait été engloutie corps et biens par une tempête de sable.

Les yeux d'Arm'Dar s'étrécirent. En tournant la tête pour s'adresser aux femmes, il lança :

― Vous ne vous en tirerez pas comme ça.

Ignorant l'aide de son cousin, Arm'Dar s'assit. Ses iris bleus, typiques des habitants d'Ankoun, s'emplirent de haine. Aidan la vit monter comme le flot des marées, lente et puissante, jusqu'à consumer le corps entier du jeune homme.

― La caravane nous cherchera et nous retrouvera, promit-il à Ishtar, sa voix chargée de défi et de sauvagerie. Et alors, tu vas comprendre ton erreur. Tu n'aurais jamais dû t'en prendre à moi, tu...

Aidan décida d'intervenir avant la fin de la menace. D'un bras, il écarta l'astrologue qui le gênait et lança son pied pour venir cueillir Arm'Dar à la gorge, coupant court son discours tout en l'envoyant chuter brutalement en arrière.

Il anticipa la réaction de Tsi'dar qui allait se porter au secours de son cousin en se penchant pour repousser des deux bras les épaules du jeune homme. Battant l'air en vain pour conserver son équilibre, Tsi'dar atterrit sur son postérieur avec un bruit sourd.

D'un coup d'œil, Aidan vérifia la position des guerrières, espérant qu'il n'avait pas outre passé leur limite. Visage privé d'expression, elles se tenaient prêtes à agir si les choses allaient trop loin, mais demeuraient pour l'instant à leur place.

Un silence stupéfait suivit les actions d'Aidan puis l'astrologue s'éloigna d'un pas en gémissant :

― Tu... les aides ? Elles t'ont payé, ou quoi ?

D'un reniflement méprisant, Aidan fit savoir ce qu'il pensait de cette hypothèse. Il aurait préféré passer sous silence son humiliante défaite mais sa fierté cédait devant l'évidence : à chaque minute que les hommes lui faisaient perdre avec ces inutiles tentatives de révolte, son conditionnement risquait de se réveiller pour le punir.

Là, il perdrait vraiment le contrôle de la situation.

Inspirant profondément pour ignorer la brûlure de la honte, Aidan fit peser son regard brun sur le visage des deux cousins, Tsi'dar, encore sonné, et Arm'Dar, rageur :

― Vous n'êtes pas de taille. Aucun de nous ne l'est. Ces femmes sont des guerrières ; elles vous battront au combat sans effort. Je suis le meilleur d'entre vous et Ishtar m'a vaincu. Vous pouvez soit l'accepter, soit prendre la raclée que mérite votre stupidité.

Une rafale de vent chargée d'odeurs minérales surchauffées zigzagua entre les présents qui absorbaient ses paroles.

― Alors ? exigea de savoir Aidan.

Tandis que Kubura et Ishtar, attentives et muettes, ne le quittaient pas des yeux, il passa du potier à l'astrologue pour finir par les deux cousins. Tous baissèrent le regard – Arm'Dar le dernier, portant la main à ses tempes avec une grimace, comme si les désagréables effets secondaires du somnifère étaient responsables de sa soumission, plutôt que les menaces d'Aidan.

Tsi'dar se releva pour tendre la main à son cousin, qui l'accepta. Les femmes approuvèrent et les hommes respirèrent mieux. Lorsque Arm'Dar fut debout, Aidan fit mine de secouer la poussière accrochée au vêtement du jeune homme pour lui chuchoter discrètement :

― Réfléchis donc ! Seuls et sans repères ici, comment veux-tu que nous gagnions cette bataille ?

Arm'Dar eut un geste instinctif pour protéger sa gorge, comme s'il craignait une répétition de la scène précédente. Mais il ne recula pas et Aidan en profita pour pousser son avantage, parlant toujours aussi bas :

― Il faudra saisir le bon moment. Plus tard.

Le vent qui tourbillonnait autour d'eux dissimula ses mots. Aidan se tourna vers Ishtar, à l'avant. La guerrière examina les prisonniers : moroses mais résignés, ils étaient prêts à repartir et à la suivre là où elle décidait de les conduire.

Elle arqua les sourcils et, à sa surprise, Aidan comprit qu'il venait de monter dans son estime : il avait contenu sans trop de violence la situation, leur facilitant la tâche. Il acquiesça pour accepter le compliment tacite – quoi qu'en pense sa fierté blessée de guerrier.

D'un geste, la jeune femme indiqua l'horizon :

― L'oasis vous attend.




Dans le désert, tout n'est pas que pierre rouge écrasée de soleil ; il existe des endroits différents, dont l'immense plaine bleutée où se trouve la Bulle. Notre royaume.

Notre oasis.

Pourquoi existe-t-elle ? Quel phénomène a pu ainsi creuser le sol de la plaine pour lui donner la forme d'un gigantesque bol enfoncé jusqu'au rebord ?

Nous n'en avons pas la moindre idée. Ce que nous savons, c'est que l'eau s'y accumule grâce à la nature particulière du sol, une roche granitique recouverte d'une couche argileuse qui la filtre. L'humidité y stagne grâce à une substance, la Bulle, qui limite l'évaporation.

Elle n'a pas seulement permis à la vie d'éclore ; elle dissimule notre existence depuis des siècles. De l'extérieur, elle nous rend invisibles – tant qu'on n'a pas le nez sur l'oasis, on ne la voit pas.

D'aucunes parmi nous parlent de miracle. Nous préférons en général parler d'une chance inouïe.

Nous la mesurons à chaque jour qui passe.




Le livre perdu des Reines

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