— Sÿervik, cria Räeghan à la dragonne écroulée. Il va falloir que tu te lèves. Il faut que tu partes immédiatement.
Alors que la dragonne hochait la tête et tentait de se relever du mieux qu'elle le pouvait malgré ses membres tremblants, une voix de baryton retentit alors, tonnant dans l'air comme un rugissement de lion.
— Vous! Jetez vos armes et éloignez-vous des Messagers, ordre de la Garde de Vhongëdas!
— Pourquoi le ferais-je?
— Nous avons l'autorisation de vous abattre si nous vous estimons comme une menace trop grande. Lâchez vos armes! Nous serons plus cléments si vous obéissez!
Ayden était entièrement pétrifié. Que devait-il faire? C'était Räeghan qui tenait les armes, c'était de sa décision que dépendaient leurs vies. Il leva les yeux vers le blond, qui serrait la poigne sur sa garde, les épaules tendues et la respiration tremblante. Celui-ci lui offrit une intense œillade dorée et pointa discrètement le bas de sa ceinture de son menton. Ayden baissa le regard et se tendit en voyant la dague dans son fourreau. Devait-il la prendre? Il ne savait pas se battre, encore moins tuer quelqu'un. C'était un acte immonde, contre l'idée même de l'humanité... mais dans un réflexe machinal, sa main droite glissa vers le fourreau et dégaina l'arme encore rouge de sang, ses doigts moites serrant le manche trop long contre sa hanche.
— Votre silence en dit long sur vos intentions. Vous nous voyez contraints de vous faire mettre genou à terre. Gardiens, en position!
Des cris tout retentirent tout autour d'eux et les aboiements recommencèrent de plus belle. Les pas s'accélérèrent, et bien qu'Ayden ait voulu pouvoir s'enfuir, ses jambes demeuraient figées. Il brandit donc son arme à contrecœur, l'éclat métallique de la lame reflétant son visage appréhensif. Il ne pouvait que se défendre. Il n'avait pas le choix.
Une première silhouette rouge eut tout juste le temps d'apparaître dans son champ de vision que Räeghan était parti au pas de course, faisant fuser son arme comme un éclair d'argent. Cette fois-ci, le coup fut attendu et une lame contra la sienne avec un entrechoc froid à en faire grincer les dents. Le Gardien profita de cet instant de surprise pour pousser Räeghan vers l'arrière d'un coup de pied, mais il se rattrapa et retenta son assaut, amenant cette fois la lame vers la ceinture. L'homme s'apprêta à parer de nouveau l'attaque, avant que le vif de l'argent ne se relève à une vitesse inouïe, évitant son contre et glissant sur la maille pour aller lui déchirer le menton. Le soldat poussa un cri hideux et, se pliant en deux sous la douleur, fut précipité au sol d'un coup de pied dans la tempe, assommé.
Ayden observa dans un élan de fascination morbide, notant l'aisance du blond, avant que des mouvements de son côté ne le fasse se retourner avec un sursaut. Les aboiements se firent plus forts et les chiens apparurent de nouveau, encore trempés de bave et de sang de l'assaut précédent, mais rempli d'une énergie nouvelle. Ils grondèrent sourdement et coururent à l'unisson vers lui, mais le corps sombre et massif de Sÿervik s'interposa, ailes déployées. De sa gorge déchirée s'échappa un rugissement à en faire fuir les morts, tonnant comme le tonnerre, mais sifflant comme un esprit enragé. Le cri fit vriller ses oreilles, mais cela était bien l'effet escompté : les chiens, réveillés de leur obéissance aveugle, s'arrêtèrent dans leur course, restant hors de la portée des griffes de la dragonne enragée. Même les coups de sifflet de leur maître ne les rappelèrent pas à l'ordre, ce qui rassura Ayden. Sans les limiers et leur avantage du nombre, les Gardiens seraient une bien moins grande menace.
Un coup d'œil à gauche lui montra que Räeghan se battait contre deux autres soldats et qu'il semblait se débrouiller, à en juger par celui qu'il avait réussi à mettre à genoux. Il regarda dans la direction opposée et vit quelque chose être jeté non loin de Sÿervik, à quelques pas de lui. L'objet de métal noir roula un instant avant de s'arrêter dans son élan, dégageant alors un nuage de fumée verdâtre avec un sifflement insupportable. Ayden enfouit précipitamment sa bouche dans le creux de son coude, toussant alors que l'étrange gaz faisait pleurer ses yeux et l'empêchait de respirer normalement.
Quand la fumée se dissipa, il se retrouva à genoux, crachant ses poumons, et ne remarqua que trop tard qu'un Gardien se dirigeait vers lui, dégainant son épée. Un heaume masquait à moitié son visage et l'empêchait de voir ses yeux, mais il arrivait à voir sa bouche crispée dans la fumée alors qu'il approchait d'un pas lent.
— Jette ton arme, crache le soldat en faisant un pas.
— Je suis désolé, je ne peux pas!
— Je vais devoir te forcer, alors. Désolé, p'tit gars.
L'homme leva son épée d'un seul bras. Le cœur d'Ayden rata un battement et son esprit commença à surchauffer. Devait-il esquiver? A gauche, à droite? Devait-il parer? Attaquer? Lui prendre son arme? Hurler? Après une énième crampe d'estomac qui manqua de le faire vomir de nouveau, ses pieds agirent contre sa volonté et il bondit en arrière alors que l'épée s'abattait sur lui. Le fil de la lame lui frôla le torse sans le toucher. Alors que l'homme retrouvait son équilibre, ses pieds le poussèrent en avant et avec un cri qui lui déchira la gorge, il plongea vers l'avant, le poignard droit devant lui.
La dague atteint le milieu de la poitrine du Gardien, mais glissa le long de la maille. Ayden fut emporté dans son élan et le soldat lui attrapa le poignet, le tordant et le forçant à lâcher son arme sous la douleur. Son cœur battit plus fort en se sentant piégé et, ses mains étant entravées par la poigne de fer, il se jeta sur l'homme de tout son poids, épaule contre torse d'acier. La surprise du coup fit basculer le Gardien un instant, mais ses pieds se campèrent fermement au sol et Ayden fut totalement immobilisé. Un coup de genou l'atteint en plein milieu du torse et toute son énergie le quitta, essoufflé. Néanmoins, alors que la courte épée fusait vers lui pour lui asséner un coup fatal, une autre lame la dévia, envoyant la lame valser juste au-dessus de son crâne. Ayden tourna la tête et sourit en voyant Räeghan zébrer le bras du soldat d'une large estafilade qui lui fit lâcher son arme et le bras d'Ayden. L'homme siffla de douleur et serra son bras ensanglanté de son autre main, infime moment de vulnérabilité que Räeghan utilisa pour asséner un coup bien placé dans la tempe, l'assommant sur le coup.
— Fais attention, Ayden!, siffla le blond en lui rendant son arme. Essaie de déconcentrer l'adversaire pour l'atteindre. Vise les mains ou le visage, surprends-le!
Un nouveau groupe de Gardiens arriva et Räeghan s'élança pour s'en occuper. Un frisson traversa l'échine d'Ayden quand il remarqua que la poigne de ce dernier avait commencé à trembler. Combien de temps allait-il encore pouvoir se battre avant d'être trop épuisé? Que feraient-ils quand le moment fatidique de son abandon allait arriver?
Ses pensées furent chassées par un aboiement sourd. Il se tourna et vit avec horreur un limier, visiblement trop malin pour être dupé par la menace sans actions de Sÿervik, contourner sa masse noire et se jeter sur Orthal avec un grondement. Ils roulèrent tous les deux dans la terre pendant un instant, mais ce fut le molosse, bien plus massif que le dragonnet avec son corps musclé et son mufle d'ours, qui parvint à le plaquer au sol. La queue d'Orthal battit vainement les pattes de la bête pour tenter de la désarçonner et pattes tentaient de dévier ses mâchoires qui claquaient l'air juste devant sa gorge, mais rien n'y faisait : le monstre mit tout son poids sur le reptile et parvint finalement à enfoncer ses crocs dans la fragile peau de sa gorge, arrachant au dragonnet un cri strident et étranglé.
Ayden put sentir le sang brûlant couler de la plaie et la douleur se répandre le long de la gorge frémissante d'Orthal comme si elle avait été la sienne, lui arrachant un soupir tremblant. Ce fut à cet instant qu'une impulsion, familière et étrangère à la fois, le poussa à faire à un pas vers la lutte. Sa poitrine était brûlante, si bien qu'il avait l'impression de cuire de l'intérieur et que sa respiration en devenait laborieuse. Ses dents se serrèrent avec un sifflement tout comme sa poigne sur sa dague. Cette rage qui le consumait et lui brûlait les entrailles... il ne l'avait jamais connue, mais elle était la seule réponse qu'il connaissait à cet instant, si ce n'était celle de la peur, qui s'était définitivement éteinte en voyant le regard terrifié et désespéré d'Orthal.
Ses jambes le portèrent vers le chien, qui leva sa gueule ensanglantée vers lui et montra les crocs avant de bondir, les yeux noirs de rage. Il élança alors son bras vers l'avant, droit vers la gueule grande ouverte de la bête bavante, et alors qu'il sentait la masse le percute et qu'il perdait l'équilibre, un geignement plaintif lui arracha un sentiment de soulagement qui le dégoûta presque. Il tomba sur le côté, le souffle coupé par la force de l'impact et quand il releva les yeux, il vit le chien se relever en jappant, une horrible entaille lui balafrant la tête d'un bout à l'autre. Néanmoins, l'animal était encore en état de se battre. Craignant qu'il n'attaque de nouveau, Ayden serra les poings et commanda à ses pieds de se relever.
Ils se jetèrent à nouveau l'un sur l'autre et roulèrent dans la terre. Cette fois, ce fut Ayden qui hurla à s'en déchirer les cordes vocales alors que les crocs du molosse s'enfonçaient dans son bras, faisant crisser les os sous la pression et le forçant à contracter tous ses muscle de douleur. Le souvenir ancien de sa jambe déchirée par un monstre similaire revint à la charge et le pétrifia totalement, le forçant à observer avec impuissance la bête tirer sur son bras pour déchirer la chair. La douleur était telle qu'il commençait à voir flou et la terreur lui mettait l'estomac au bord des lèvres. Il jeta un regard larmoyant sur le côté, à la recherche de l'aide de Räeghan, mais le jeune homme était trop loin pour le remarquer. Il était même sûr de le voir boiter, serrant un bras blessé contre son torse. C'était fini. Ils avaient perdu.
— Ayden!
La masse du chien enragé se dégagea brusquement de sa poitrine et il rouvrit les yeux. Les masses, l'une blanche et l'autre noire, s'échangeaient coups de griffes et de crocs, roulaient et se débattaient comme des diables, sifflant et aboyant de douleur alors que les coups fusaient sans jamais s'arrêter. Le molosse fut éjecté du combat avec un couinement rauque : de nouvelles balafres zébraient ses babines et sa croupe, et sa patte avant droite avait été salement amochée, pendant malheureusement là où l'os avait été brisé. La bête peina à se relever, mais se pressa tout de même alors qu'Orthal se reculait vers Ayden, rugissant de tous ses poumons et déployant crêtes et ailes au maximum. Ce dernier réalisa alors à quel point le dragonnet était massif et à quel point il avait grandi depuis tout ce temps. La pensée l'emplit de fierté.
Le chien fit un pas en grondant, mais Orthal fit de même en sifflant toujours plus fort, faisant trembler ses membranes comme l'aurait fait Sÿervik et détroussant ses babines sanglantes. Le dragonnet se posta alors sur ses pattes arrières, s'appuyant sur sa queue pour garder l'équilibre et battit des ailes, soulevant la poussière et faisant claquer les membranes devant le museau du limier qui était forcé de reculer pour ne pas être frappé. Le chien aboya, ce à quoi Orthal répondit d'un crachat, et alors que le molosse cherchait à lui attraper la membrane des ailes d'un coup de crocs, il se jeta vers l'avant et lui asséna un coup de griffes en plein mufle, lui dessinant une nouvelle cicatrice et lui arrachant un gémissement de douleur.
Orthal rugit de nouveau alors que le chien le jaugeait silencieusement de son œil valide, l'autre ayant été détruit lors de la lutte. Néanmoins, pour la toute première fois, l'animal fit un pas en arrière, puis un deuxième. Un geignement sortit de sa gorge et se queue se plaqua contre son ventre alors que le dragonnet se dressait fièrement sur ses pattes tremblantes. Le molosse jeta un regard vers Ayden, qui frissonna de terreur, mais l'œillade insistante du reptile le fit partir dans les fourrés avec un pas lent et claudicant.
Le danger écarté, Orthal se tourna vers Ayden, qui voulut détourner les yeux en sentant le regard doré dans le sien, tel un ancien instinct inoubliable. Pourtant, il n'avait pas peur, malgré le museau barbouillé de sang, malgré les griffes et les ailes déployées, malgré ses yeux d'or qu'il aurait dû détester de tout son cœur. Plus jamais il n'aurait peur de ce regard, car ce dernier brillait pour lui, et pour lui uniquement. La présence d'Orthal pressa doucement contre sa conscience et il l'accepta à bras ouverts, diffusant la chaleur rampante du soulagement et les vagues languissantes de l'adrénaline qui se diluait dans les veines.
Ayden jeta un regard autour de lui, remarquant enfin le chaos qui s'était déroulé autour de lui : les flammes s'élevaient comme des drapeaux verdâtres autour d'une Sÿervik sur le bord de l'écroulement, leur chaleur léchant son visage trempé de sueur. Des Gardiens et leurs molosses jonchaient le sol, leurs corps totalement carbonisés et pourtant mouillés d'une substance verte. Seul une poignée de chiens à la queue plaquée contre le ventre et un seul soldat tenaient encore debout suite au carnage qui s'était déroulé pendant qu'il avait le regard détourné. Une pensée s'imposa dans sa tête, clairon qui allégea son cœur : ils avaient gagné...?
Ayden pouvait sentir la fatigue et la perte de sang le frappaient de toute leur force. Dans un dernier effort, il tendit la main malgré la douleur de son bras déchiqueté. Les yeux d'Orthal s'ouvrirent grand en le voyant faire et alors que les doigts frôlaient son museau chevalin, le dragon s'offrit à sa caresse en vrombissant, son corps s'écroulant à ses côtés. Ayden ne put s'empêcher de rire doucement, le cœur léger, alors que les sons autour de lui s'éteignaient. Car malgré la terreur qui lui hurlait de ne surtout pas s'évanouir, il savait qu'il allait se réveiller. Après tout, ils avaient gagné.
Alors qu'il passait la frontière de l'inconscience, une voix l'appela, familière. Cela faisait un moment qu'il ne l'avait pas entendu et l'émotion qui s'en dégagea ne fit que lui rappeler des souvenirs qu'il aurait préféré oublier, mais les mots qu'elle proféra un sentiment d'apaisement inespéré, le berçant dans le soulagement alors qu'il sentait ses forces le quitter :
— Kitaii, lui souffla Feu-de-Sang.
Ces mots, ils savaient ce qu'ils voulaient dire. Il le Sentait dans ses tripes.
Ils voulaient dire « merci ».