Rebekah
Assise sur ce canapé que l'usure a rendu inconfortable, j'ai encore bien du mal à réaliser qu'il m'a invité à rester.
Et pourtant, c'est bien le cas !
Lorsque je le vois allumer quelques bougies, j'arque un sourcil.
— Serais-tu en train de nous préparer une ambiance romantique ? Je n'en attendais pas tant, tu sais ! je lâche amusée en le regardant s'exécuter.
Il se tourne dans ma direction et me jette une œillade.
— Je crois surtout que cela ne fera pas de mal d'essayer d'embellir un peu les lieux.
Je ne peux qu'abdiquer. Personnellement, je ne pourrais pas vivre ici. Dans ce lieu froid et sans âme, il n'y a que lui qui attire l'œil.
— Alors c'est dans ce genre d'endroit que vous, les loups originels, considérez un peu comme votre maison ?
— J'ai connu ce qu'est véritablement une maison, Rebekah. Ceci n'en est pas une, c'est un taudis ! il corrige.
Je ne trouve rien à répondre à ça, car il faut être honnête, c'est la stricte vérité. Et en même temps, j'imagine que quand on s'installe jamais nulle part, on ne s'arrête pas vraiment sur ce genre de détails.
C'est alors que je prends conscience que tout comme mon vampirisme m'a privé de beaucoup de chose, il en a été de même avec sa lycanthropie. Il est passé d'un enfant normal vivant dans un foyer chaleureux à une vie de nomade en un rien de temps. Cette vie-là, lui non plus ne l'a choisie.
Sa mère a cherché à l'en écarter, le destin les a rattrapés.
Après m'avoir servi un bol de glace au chocolat, Chris s'installe à même le sol. Il se trouve à l'opposé d'où je suis, mais je m'en contente. Après tout qu'il m'offre un peu de son temps, c'est tout ce que je désirais.
Puis, ne m'y attendant pas, il m'avoue une chose personnelle :
— Quand j'étais gosse, ma mère et moi, on mangeait souvent de la crème glacée. C'était le genre de soirée toute simple où l'on s'empiffrait jusqu'à pas d'heures et où l'on prenait le temps de discuter de tout et de rien.
Et cela me touche encore plus qu'il ne mette aucun frein à reproduire ce genre de soirée avec moi. Car, si j'ai bien compris, ces soirées-là, il les appréciait.
Alors qu'il ne semblait pas vraiment vouloir passer du temps en ma compagnie, je vois qu'en ayant fait le choix d'accepter, il fait désormais tout pour que ce moment entre nous se passe du mieux possible. Ce soir, j'ai le plaisir de le découvrir différemment. Une version de lui plus légère.
Même si ce n'est pas le dîner auquel je m'étais imaginé, je me demande si ce n'est pas mieux. Ici, nous sommes que tous les deux sans que personne ne puisse nous interrompre.
— Est-ce que je peux te parler de quelque chose ? Pour être honnête, je n'en ai encore parlé à personne.
Mon aveu lui fait froncer les sourcils. Sérieux, il pose le pot de crème glacée sur la table basse et se concentre sur moi.
C'est ce que j'aime chez lui, il n'est pas qu'une simple belle gueule. Non, il est tout à fait capable de faire la conversation et de basculer en mode écoute la seconde suivante.
— Récemment, j'ai eu la possibilité de voir une partie de mon futur et sans le vouloir, je me suis retrouvé nez à nez avec l'enfant de Caroline et de mon frère.
Chris peine à cacher sa surprise. Un nouveau loup originel verra bientôt le jour et j'imagine que pour eux cette future naissance est un grand événement. Après tout, un membre viendra s'ajouter à leur meute. J'espère seulement ne pas avoir fait une erreur en donnant cette information précieuse à l'un des leurs. Et en même temps, j'ai le sentiment de pouvoir lui faire confiance. Dommage que ce ne soit pas réciproque !
— Est-ce que...
— Oui, sa lycanthropie était enclenchée, j'avoue. J'ai vu ses yeux ambrés et le triangle similaire que toi et Nik avez sur l'épaule. En revanche, ni Caroline ni mon frère n'étaient présents.
— Peut-être qu'ils n'étaient pas là parce que c'était ton futur à toi et non le leur !
Ce qu'il dit n'est pas idiot, mais je ne peux m'empêcher de m'interroger.
Je sais ce que j'ai vu. Leur enfant a bel et bien déjà déclenché sa lycanthropie et nous savons qu'elle ne l'est qu'après avoir opté la vie à un être humain.
— Et si Caroline n'avait justement pas survécu à l'accouchement ? Nik ne s'en remettrait jamais s'il la perdait.
— Malheureusement, tu ne pourras pas changer son destin. Ceci... est notre malédiction, Rebekah.
Je me tourne vers lui tout en me rapprochant aussi prêt qu'il m'en soit possible. Comme à chaque fois que je comble l'écart entre nous, lui se tend. Notre proximité le rend mal à l'aise.
— Pourtant, ta mère et la mienne ont toutes les deux survécu.
— Et on sait tous les deux comment cela s'est terminé pour elles.
— Tu n'es pas responsable de sa mort, Chris ! je chuchote. Ce n'était pas ta faute.
— C'est moi qui ai invité ces vampires à entrer chez nous ! il m'avoue, la gorge serrée.
Désormais, je comprends mieux le malaise qui s'est installé lorsque je lui ai demandé de m'inviter à entrer tout comme je comprends pourquoi il n'a pas réussi à le faire. Et je regrette d'avoir essayé de le pousser à le faire. Je m'étais pourtant fait la promesse de lui laisser du temps, mais finalement, je ne fais que le brusquer. Et tout ça pour quoi ? Parce que cette maudite vision du futur me fou en l'air.
Peinée, je capture son visage de mes mains et croise ses iris de ce joli bleu lagon saisissant :
— Si tu ne l'avais pas fait, crois-moi, ces monstres auraient trouvés un autre moyen de vous faire sortir !
En se rendant compte de l'emplacement de mes mains, il déglutit longuement puis les retire de son visage. Je peine à cacher ma déception, mais c'est déjà une petite victoire pour moi d'avoir réussi à le toucher d'une façon si intime et surtout sans qu'il s'en rende compte tout de suite.
— Peut –être que le destin de nos mères ne se résumait pas simplement à nous donner naissance, il reprend. Quand tu y réfléchis, Esther a quand même marqué l'histoire en créant l'espèce des vampires.
— Et tu oublies le plus important ! je lâche.
Il m'interroge du regard.
— Moi, Voyons ! Qui passerait son temps à jouer la fille collante avec toi si je n'étais pas née ?
— Non mais attends une minute, c'est bien vrai ça ! il se moque.
Et moi, je ris à mon tour.
Où dois-je signer pour le switcher avec l'homme avec lequel je suis censé finir ?
Parce que oui, entre nous j'ai le sentiment que ça fonctionne.
— Pourquoi avoir voulu voir une partie de ton futur ? il me demande en reprenant un peu de crème glacée.
Je prends une grande inspiration.
— Tout à l'heure, je t'ai dit que j'avais totalement embrassé mon vampirisme, mais c'est également ma malédiction à moi.
Silencieux et attentif, Chris ne me lâche pas une seconde des yeux me laissant l'opportunité de me dévoiler.
— Je voulais une vie qui a du sens, j'admets. Je rêvais d'avoir des enfants, de pouvoir vieillir et mourir en étant une grand-mère toute fripée avec des taches de vieillesse sur les mains. Et tu vois, je n'aurais jamais la chance de vivre tout ça ! Alors, j'avais espoir de trouver ce qu'après un millénaire, je n'ai toujours pas réussi à trouver : l'amour.
— Et l'as-tu finalement trouvé ?
Sa question me rend profondément mal à l'aise parce que je sais d'avance que ce ne sera pas avec lui.
— Il semblerait bien que oui, j'admets en fuyant son regard.
— Tu n'as pas l'air de sauter de joie ! Il ne te plaît pas, c'est ça ?
En vérité, je n'en sais rien. Je n'ai rien vu de son physique, mais je sais d'avance qu'il n'aura pas ce regard à se damner qui m'observe en ce moment même.
— Madame, serait-elle difficile ? il me taquine.
— Tu vas me prendre pour une dégénérée, mais alors que j'avais la possibilité de voir à quoi il ressemble, je n'ai pas eu le courage d'ouvrir les yeux. Je sais, je suis un cas désespéré !
— Non, Rebekah ! Ce n'est pas ce que je pense. En réalité, je trouve ça... sensé !
Je fronce les sourcils en l'interrogeant du regard.
— Tu as parlé de tes émotions tout à l'heure... sur le fait que tu les avais toujours conservées. J'imagine donc que ce que l'on dit sur le fait que vous avez la possibilité ou non de les éteindre est exact ?
— Exact ! je confirme.
— Eh bien, nous les loups originels, nous avons également ce type de « bouton », il m'informe en mimant des guillemets avec ses doigts. Il n'a absolument rien à voir avec les émotions, mais nous permet en l'enclenchant de nous laisser guider naturellement à notre âme sœur.
Rien que l'idée que la sienne existe me file le bourdon. Je la maudis. Finalement, ce n'est peut-être pas plus mal que je n'ai pas hérité des dons magiques de ma mère, j'aurais mal tourné.
— Et... est-ce que tu as déjà essayé d'appuyer sur ce « bouton » ?
— Non !
— Pourquoi ?
— Sans doute pour la même raison pour laquelle tu n'as pas ouvert les yeux. Je veux... ressentir les choses, m'avoue-t-il. Développer des sentiments, me rendre compte par moi-même que c'est la bonne personne et non parce qu'on m'aura guidé à elle. À la différence de toi, j'aime ce que je suis, être un loup ne me dérange pas, mais en revanche, ce que j'ai beaucoup de mal à supporter c'est le fait d'avoir perdu ma liberté. La meute doit passer avant tout le reste et moi, je ne vois pas du tout les choses de cette manière.
— Tu devrais partir à sa recherche Chris, j'avoue le cœur serré. Ce n'est pas juste de la priver d'une si belle personne que tu peux l'être.
Et dire ces simples mots n'est pas facile.
— Je pense surtout qu'elle est très bien sans moi, corrige-t-il sans joie.
— Pourquoi te montres-tu si égoïste, tout à coup ?
— Ce n'est pas de l'égoïsme, Rebekah. M'aimer ne lui apportera jamais rien de bien. Un jour où l'autre, le sujet des enfants sera évoqué et c'est... normal. Cela fait partie de la suite logique à tout couple, mais tu sais tout ce que cela implique pour les personnes comme moi. Et je ne veux pas être responsable de la mort d'une autre personne à laquelle je tiens. Une fois m'a suffi !
— Quand on est mortel, on ne voit pas les choses de la même façon. Si je peux me permettre, moi je sais que j'aurais préféré vivre une existence courte tout en ayant connu un amour passionné que vivre éternellement sans jamais le trouver.
— Je n'avais pas vu ça de cette manière !
— Eh bien, tu vois ! Finalement, c'est un vampire millénaire qui t'aura fait découvrir la situation sous un tout nouvel angle.
Le regard ancré dans le mien, il reste profondément silencieux. À cet instant, je donnerais tout ce que j'ai pour avoir la chance de pénétrer son esprit et savoir ce qui s'y trame. Malheureusement pour moi, le sien reste impénétrable.
Sans pouvoir me retenir, je bâille.
— Fatiguée ?
— J'avais oublié qu'être mortel été aussi fatiguant !
Chris rigole puis m'informe :
— En même temps, il est presque trois heures du matin !
— Quoi ?
Et dire qu'Adam m'avait donné la permission de minuit !
— Allez, viens ! je te raccompagne.
Chris se redresse et j'ai bien du mal à en faire de même, mais il a raison, il est temps pour moi d'aller me coucher.
Nous rentrons à pied. C'était mon choix et il l'a accepté. Tout ce que je voulais c'était faire perdurer cette soirée encore un peu. Après tout, peut-être qu'il ne sera plus jamais le Chris de ce soir. Je ne veux pas songer à ce que sera demain.
Perdue dans mes pensées, je sens sa veste en cuir me glisser sur les épaules. Surprise, je le fixe tout en clignant plusieurs fois des yeux. En effet, ma peau est recouverte d'une chair de poule que je n'avais même pas sentie. Apparemment, lui l'a vu.
— Merci, je chuchote.
— Lorsque je viendrai la récupérer, ne me dis pas que tu ne l'as pas comme tu l'as fait avec ma chemise !
Sans pouvoir me retenir, j'éclate de rire.
— C'est promis ! je lâche.
Les mains dans les poches, il marche à mes côtés puis s'arrête subitement.
— Tu sais, Rebekah. Pour être honnête, je n'étais pas vraiment enchanté de passer la soirée avec toi, mais... je suis ravi de l'avoir fait !
Un large sourire s'étend sur mon visage.
— Et je te remercie d'avoir accepté. J'ai passé une excellente soirée, Chris !
Il sourit à son tour avec une sincérité palpable puis lâche :
— Aïe !
— Aïe ? je répète bêtement.
Sans délicatesse, il s'arrache une fléchette logée dans sa cuisse que je n'avais pas remarquée et l'a porte à son nez.
— On dirait de l'Aconit, tue-loup ! il me dit en fronçant les sourcils.
Alors qu'il reste calme, moi je peux conserver le mien et regarde tout autour de nous.
Une seconde lui percute l'épaule, lui arrachant un grognement douloureux.
— Bordel de merde ! je m'écris.
Il est clair qu'il est la cible principale et pour cause, moi je ne suis désormais plus une menace pour personne.
Alors qu'il perd en réactivité, je l'arrache aussi vite qu'il m'en est possible, mais une troisième s'abat à son tour, puis une quatrième. Vu la quantité de poison qui doit maintenant être présent dans son organisme, j'ignore comment il fait pour être encore debout. C'est à la sixième fléchette que ses genoux finissent par céder et qu'il s'écroule sur ces derniers. Afin d'éviter qu'il tombe, je le pousse contre le mur afin qu'il reste dans une position assise. C'est la seule chose que je peux faire. Impossible pour moi de le déplacer, il est bien trop lourd.
— Sauve-toi, Rebekah... il chuchote avant de fermer les yeux.
Posant ma main sur sa joue, je constate qu'il est brulant et sa peau moite. J'ai beau l'appeler il ne réagit plus.
— Je ne partirais pas, Chris !
Notre soirée peut bien virée au cauchemar, hors de question que je l'abandonne. Après tout, il a toujours été là pour moi quand j'en avais besoin. Notre ennemi le veut. A la place, Silas va nous avoir tous les deux.