2. Crystal

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 2. Crystal

« Le premier jour du reste de ma vie ». Cette phrase tourne en boucle dans ma boîte à pensées depuis que le réveil a brutalement mis fin à ma nuit. Si, en apparence, ce n’est que le lendemain de plus d’une soirée de débauche très arrosée, les papillons dans mon ventre et l’espoir qui coule dans mes veines – avec un reste de whisky – me confirment la singularité du moment. Je vais enfin entrer dans la cour des grands. Le vrai monde, loin des chaises de l’école de stylisme pleines de promesses en attente. Cette idée m’aide à me défaire de mon plaid bicolore dont la texture chaleureuse me donne le sentiment d’avoir ma propre fourrure, comme une seconde peau qui me rapproche de la condition animale.

La tête embrumée, je m’extirpe tant bien que mal de mon lit douillet, après avoir joui de mes traditionnelles dix minutes de mise en condition musicale avec Bob Marley. Et là, horreur, je pose mes orteils déjà congelés dans… une mare de vomi. Alceste, que je renommerais bien « Fous le camp » pour l’occasion, me regarde narquois depuis son coussin mauve, posé près du canapé. Ah, il veut jouer ? Parfait. Je décide d’opter pour le pire des affronts : l’indifférence. Sans un geste dans sa direction, je  marche vers la salle de bains pour me laver des restes baveux de croquettes.

L’appartement est petit, mais heureusement la salle de bains (pièce phare) est de belle taille. Ses murs couverts de miroirs, sa baignoire d’angle et son Velux donnant sur les toits de Paris lui confèrent un air d’antichambre de palace. Je souffle de soulagement : je préfère qu’Alceste se soit déchargé sur le parquet de la chambre plutôt que sur mes tapis à poils longs, qu’il a longtemps eu tendance à prendre pour des adversaires.

En savonnant mon corps frigorifié, je me dis qu’Alceste est parfois pire qu’un gosse. Sa vie de pacha, faite de ronrons et de miaou-miaou dans ce studio – devenu son antre plus que le mien –, ne semble jamais assez princière à son goût. Monsieur Chat-trop-gâté, qui ne supporte pas ses heures de solitude nocturne, me fait payer mes sorties tardives à coups de rendus gastriques et autres séances de boudin prolongées. Ce qu’il ignore, c’est qu’il en faudra plus pour gâcher cette journée que j’attends depuis si longtemps. Pendant qu’il ruminera mon dédain entre quatre murs, je gambaderai gaiement vers mon avenir, montée sur dix centimètres de talons.

Je me faufile jusqu’à la porte branlante de mon placard délabré, lequel occupe quasiment tout mon espace chambre (avec le king size bed, hein, il faut avoir le sens des priorités !), et pense à Carrie Bradshaw. Je me plais à imaginer que plus tard, peut-être, j’aurai un dressing flambant neuf pour ranger (et dorloter) les Manolo Blahnik qui auront alors remplacé les Minelli. En attendant, je fouille dans les tas pour trouver la tenue adéquate. Comment me vêtir pour briller dans la Tour de Modus ? Oui, j’aurais pu y penser plus tôt. Seulement, ces derniers temps, mon attention a été entièrement monopolisée par mon trentenaire du moment. Son charme ravageur, ses tablettes parfaites, ses attributs imposants et sa bouche – aimant de la mienne – me font perdre la raison… et le sens de l’organisation.

Focus : mes vêtements. Dans ce fatras, il faut que je déniche ce qui fera mouche chez Modus, à la fois auprès de la gent féminine guindée et exigeante et auprès du clan masculin basique au regard baladeur. La minijupe devrait faire l’affaire avec cette dernière et le pull sans décolleté plongeant m’évitera les foudres des éventuelles frustrées. J’ajoute à cela les bas couleurs chair, des sous-vêtements dénichés sur mon site fétiche Lemon Curve (être bien dans ses dessous donne des ailes) et l’Alma noir de Vuitton – merveille qui m’a obligée à manger de la salade verte et des pâtes pendant six mois.

Devant mon miroir couvert de buée, je suis heureuse de constater que – malgré mes galipettes endiablées dans une somptueuse suite de l’Hôtel Seven – j’ai conservé mon brushing d’hier soir. Reste maintenant à corriger mes cernes qui disent « Salut, je suis une fille légère n’ayant pas jugé bon de préparer son arrivée par une longue nuit de sommeil ». Je dessine sur mes paupières des traits noirs et des ombres grises, j’allonge mes cils façon Eva Longoria, je tapote mes joues de terracotta et je finis le travail par une touche de gloss orangé sur mes lèvres encore engourdies (oui, c’est bien ce que vous croyez).

LadiesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant