I could see for miles, miles, miles

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A dix-sept ans j'ai coupé la ville en deux,
puis en ai écarté les morceaux
de mes mains pleines,
pour qu'on puisse voir le ciel.








    L'autre jour, je suis allé voir la maison où on vivait quand j'étais petit. Où on vivait, avant que mes parents se séparent et qu'on entende plus parler de mon père. C'est dans un petit quartier, de l'autre côté de la ville. Je ne suis pas resté très longtemps devant la façade. A vrai dire, la maison ne ressemblait plus tellement à celle de mes souvenirs. Les propriétaires actuels – ou peut-être ceux d'avant – ont coupé le lierre qui grimpait sur le mur, changé la porte, les fenêtres, et remplacé le gravier de l'allée par du béton gris. Au fond du jardin, j'ai aperçu une petite balançoire qui n'était pas là avant. Il n'y avait pas un bruit venant de l'intérieur, ni de voiture devant l'entrée, et comme nous étions en plein milieu de la matinée, je me suis dit que les propriétaires étaient probablement partis travailler. J'ai traversé le petit chemin, le gazon vert et humide, et me suis assis sur le siège de la balançoire. Celui-ci tanguait tout près du sol, et vue la sensation des chaînes rouillées entre mes doigts, ainsi que le grincement qui allait et venait dans le jardin, personne n'avait dû l'utiliser depuis un sacré bout de temps.

    J'avais plutôt froid. Je n'avais pas pensé à prendre des gants avec moi. Pourtant, je suis resté là, à observer les murs du passé. La fenêtre de derrière était celle de la cuisine. De ce que j'ai vu, celle-ci n'a pas trop changé. Mais tout avait l'air... si calme. Les pièces et les plantes derrière les vitres, le gazon gelé que mes semelles raclaient, la porte et la chatière fermées. S'il y avait de la vie ici, elle s'écoulait tout doucement. Je pouvais l'entendre, mais c'était comme un vieux cœur. Un de ceux qui battent discrètement. Il y a sûrement eu de la vie ici. Beaucoup de vie. Beaucoup d'amour. Un enfant, c'est sûr, qui a adoré cette balançoire, qui se ruait dessus souvent, et qui s'amusait à aller très haut, si haut dans le ciel, comme pour s'envoler. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là à m'imaginer être cet enfant. Ce gamin qui est probablement devenu grand, qui est parti d'ici, et qui a refermé la porte derrière lui. Tout le monde finit par partir.

    Moi-même, j'ai fini par quitter le jardin et m'éloigner de cette maison. J'ai tout de même rentabilisé ma balade en faisant un tour du quartier. J'ai revu les rues, les raccourcis, et autres passages secrets. Le supermarché où ma mère m'emmenait faire les courses, quand j'étais assez petit pour me faufiler dans le cadis. Le parc où elle et moi on allait se promener, avec cette grande esplanade verte. Pendant l'été, on y étendait une longue nappe sur laquelle on s'allongeait. Puis on regardait le ciel, tous les deux. Et alors je lui demandais qui dessinait les nuages... Je suis aussi passé devant mon école. C'était l'heure de la récréation, parce que les gosses étaient en train de courir dans tous les sens. Ils avaient des manteaux de toutes les couleurs. Je me suis juste arrêté devant le vieux chêne, à l'entrée du bâtiment. Quand j'attendais ma mère après la classe, je jouais dans ses racines géantes, des tentacules monstrueuses qui sortaient de leur carré de terre et qui voulaient m'attraper les pieds. Alors, je me suis dit que c'est quand même fou tous ces détails qu'on croit avoir oubliés, alors qu'en fait ils sont juste là, dans un coin de notre tête.

    J'ai vu beaucoup d'autres choses ce matin là. Je ne pourrais pas toutes les énumérer, et puis ce serait un peu idiot. Mais sur un carrefour, il y avait ce vieil homme dont la voiture se faisait emmener par la dépanneuse. Sur le trottoir, en face de moi, il y avait cette fille habillée en rose de la tête au pied. Et puis sur le parvis d'une église, il y avait ce couple qui marchait en parfaite synchronisation. Ça m'a vraiment frappé. J'ai beaucoup pensé aussi. J'ai pensé au temps, d'abord. Je me suis dit à nouveau que toute chose s'en va un jour. Je me suis dit que bientôt, ce serait mon tour. Je n'ai pas eu peur. Au contraire, je me suis rendu compte que je vivais peut-être le seul moment de ma vie qui me paraîtrait éternel. Je me suis même senti chanceux. Puis j'ai pensé à l'amour. Je crois que ça ne m'est pas arrivé souvent. Pendant longtemps, j'ai cru qu'il n'y avait qu'une seule façon d'aimer, qu'une seule marche à suivre, et que celle-ci n'était pas forcément pour tout le monde. Maintenant, je sais que ça ne marche pas comme ça. Il y a tellement de manières d'aimer que ça me prendrait toute la vie de les compter. On peut aimer mal, c'est vrai. Ou du moins, on peut aimer, et donner le sentiment qu'on fait tout le contraire. Pour certains, il s'agit d'attendre qu'on les reconnaisse à leur valeur propre. Pour d'autres, on les aime en silence. Mais tellement qu'ils semblent encore attendre. Attendre un tout petit peu de bruit. Il y a aussi ceux qui ne savent pas du tout à quoi l'amour ressemble. Et puis, il y a ceux qui pensent tellement, tellement, bien trop pour prendre le temps de comprendre que l'amour est une chose toute simple. Ça ne veut pas dire que je maîtrise le sujet. Ça me met même mal à l'aise d'en parler. Mais j'y pensais en marchant, ce matin là. Et à ce moment, tout était très clair.

L'Empire des Lumières / SOUS CONTRAT D'ÉDITIONWhere stories live. Discover now