Prologue

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     Qui croirait, ne connaissant pas ce pays, que se tiennent là endormis dans le cœur des sylves majestueuses, dans l'onde bercée par les vents, dans les flammes entretenues des foyers, les discrets esprits de la nature ?
    Cette femme qui va seule dans la forêt le sait bien. Elle perçoit dans le bruissement des feuilles et dans le murmure de la brise, leurs songes agités. Dana marche sans bruit. Elle sait que les invisibles créatures peuvent jouer des tours aux imprudents qui dérangeraient leur sommeil. Car il y bien des malicieux parmi les fées, les élémentaires et les démons.
     — Où était-ce donc ? murmura-t-elle en scrutant les amples blocs de granit.
     Soudain, elle découvrit une pierre familière. Un rideau de lierre, de mousse et de branchages dissimulait l'entrée exiguë d'une caverne. D'une main ferme, Dana les repoussa et se fraya un chemin entre les roches saillantes. Parvenue dans l'antre de la grotte, elle s'arrêta. De ses yeux pers, elle s'imprégna des lieux. Certainement aucun homme n'était venu ici depuis des siècles. C'est pourquoi les farouches esprits de la nature s'y étaient établis.
    « Je me nomme Dana, commença-t-elle pour se présenter. J'ai longtemps vécu non loin de Substellargen, la capitale de notre royaume Galiaquilonem, ces terres sur lesquelles nous nous tenons. Mon seigneur, Sovaj Rastell, me consultait régulièrement pour mes dons de voyance et de sorcellerie. Pourtant, vous le savez plus que quiconque, cet art autrefois reconnu et respecté, est aujourd'hui devenu, sous le règne de la reine Dilovran, synonyme d'impiété et de trahison.
Sidé Rastell, l'épouse de Sovaj, était une magicienne elle aussi. Et bien qu'elle n'ait pas de talent particulier pour la magie, la nature l'avait dotée d'un don prodigieux : celui de lire dans
l'imagination, les désirs et les fantasmes des gens. Un jour qu'elle avait osé sonder l'esprit de son époux, la sirielle (c'est le nom que nous donnons aux femmes seigneurs en ce pays) y avait lu le regret de n'avoir jamais eu d'enfant. Elle est venue me voir et en alliant nos pouvoirs, nous avons œuvré pour que la vie puisse germer en elle.
    Je crois en vous, esprits de la nature. Aux elfes, loups, ondines, démons et autres élémentaires qui peuplaient autrefois ce monde et qui ont aujourd'hui, en ces temps troubles, regagné leurs demeures secrètes. Hormis les loups, il ne reste plus trace visible de vous que par une race d'elfes de nacre vivant dans les profondeurs insondables du lac Gerilenn, à l'ouest. Nous, magiciens de toutes sortes, avions toujours cru que vous n'aviez choisi pour votre sommeil que des objets naturels : l'eau, l'air, le bois, la pierre, le feu, la terre. Mais nous faisions erreur.
Les sorcières dont je suis, êtres sans cesse liés à la nature et à ses voix, nous révélions être des refuges de choix. Sidé abritait en elle un démon et nous ne l'apprîmes qu'à cette période où nous tentions d'en appeler à vos pouvoirs pour qu'elle puisse porter un enfant.
    Je revois la clarté de Lugendril... l'astre gris qui domine notre ciel nocturne, éclipsant de sa lumière cette petite lune rouge sur laquelle nous mesurons les mois. Nos incantations ont réveillé le démon et Sidé a failli y laisser la vie. Pourtant, les lunes ont passé et son ventre a commencé à enfler. Elle avait perdu son don. Mais elle serait bientôt mère et la maison Rastell aurait finalement un héritier.
    Sovaj n'était qu'un petit seigneur ignoré des Cinq, les familles les plus influentes de Galiaquilonem. Son château qui se tenait à l'extérieur des remparts de Substellargen, ne s'apparentait déjà à l'époque qu'à une ruine glacée où l'eau croupissait dans les douves. Les Rastell étaient une famille désargentée et je ne gagnais pas grand-chose à les servir. Mais nous étions liés par une cause commune : nous rêvions qu'un
jour, la reine-divine Dilovran, tombe.
    En ces temps-là les rebelles étaient encore très peu nombreux. Nous étions des marginaux à croire que le caractère divin de la reine était un mensonge et que ses lois tyranniques devaient être combattues. Il n'était pas temps de faire entendre notre voix. Elle était encore bien trop faible. Mais Sovaj était un homme de sang et de nerfs. Alors malgré mes avertissements, il s'est présenté au grand jour comme un opposant au pouvoir en place. Son discours sans ambage a tant déstabilisé les Cinq et le Temple que les gens qui auparavant n'auraient jamais songé à se rebeller, osent aujourd'hui l'espérer.
    Mais ce que j'avais prévu est arrivé : les Rastell furent contraints de fuir. La nuit des préparatifs, Sidé se sentit mal. Aux petites heures du jour, elle mit au monde une fille et perdit la vie. Malgré mon désarroi, il fallait que je garde raison et que je rappelle à mon seigneur, fou de douleur, combien il s'avérait primordial de quitter Substellargen avant que le soleil ne nous trahisse.
Nous avons pris la décision de faire dire à tous que l'enfant n'avait pas survécu et c'est un tas de chiffons que nous avons enterré avec la sirielle. Notre convoi est parti vers la province mergh de Melynas, à l'est. En tenant le bébé dans mes bras, j'ai présagé mille périls qui n'avaient pas encore de forme concrète.
    Quand nous sommes arrivés sur ces terres reculées où Rastell ferait ensuite bâtir la petite cité de Lusideor, c'est avec le cœur lourd qu'il m'a demandé d'éloigner sa fille. J'ai chevauché plus loin vers l'océan et j'ai confié Kalis à un couple de vieux paysans. Quand je repense à cette époque, mon cœur se serre. Sidé était morte et mon seigneur se trouvait en disgrâce. Kalis a grandi sans savoir qui étaient ses parents.
    A présent, vous savez mon histoire. M'accueillerez-vous ? Je ne peux, comme vous, me fondre dans la pierre. Mais cette caverne, si vous l'acceptez, sera le refuge de ma magie. »

Kalis Rastell : De Brume et de fer (publié aux éditions SUDARENES)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant