-Oui, papa. Je me suis levée à l'instant. Rendors-toi, si tu veux.

-Non, le travail ne va pas s'abattre tout seul. Beaucoup de bois reste à couper avant l'hiver. Et n'oublie pas que j'ai un travail. Qui s'occuperait de la forge, sans moi ?

Mon père est forgeron. Il aime son métier, mais je vois déjà sur son visage le poids de l'âge et de la fatigue. Le poids de la tristesse, aussi. Ma mère étant morte,Thomas n'étant plus là, il reste pour nous deux. « Tu es encore si jeune ! Qui veillera sur toi, si je ne suis pas là ?», me dit-il parfois. Je suis jeune, oui. Dix-neuf ans seulement. A l'âge ou la plupart de mes amies sont mariées et mères, je vis encore avec lui. Il ne veut pas que je parte. Il a trop peur pour moi. Trop peur, après tout ce qu'il s'est passé.

-Papa, j'aimerais aller au marché ce mat...

-Non ! Je t'ai déjà dit non !

-Papa, ça fait plus d'un an et...

-Et quoi ? hurle-t-il. Tu ne sortiras pas d'ici, Marie ! Je ne le permettrai pas !

Je ne réponds pas, comprenant sa colère. Je n'insiste pas. Puis, dans un murmure :

-Je vais te préparer de quoi manger un peu...

Mon géant de père fronce alors les sourcils, puis m'attire à lui et m'embrasse les cheveux.

-Tu comprends, n'est-ce pas ?murmure-t-il.

-Oui, papa...

Et je pars à la cuisine.

Je n'ai que très peu le droit de sortir, depuis...depuis l'accident. Il a tellement peur pour moi, que lorsque quelque chose doit être fait à l'extérieur, c'est toujours lui qui s'en occupe. Acheter à manger, aller faire soigner nos chevaux...Je n'ai que le droit de l'accompagner, mais je ne peux jamais y aller seule. Même si nos bourreaux, à Thomas et à moi, ne sont plus là. Même s'ils sont morts pour leur crime.

La colère et la peur de mon père,bien que compréhensibles, me font du mal. Elles me renvoient à notre drame, à cette nuit atroce, cette nuit qui aurait dû être la plus belle de toutes. La nuit de mes noces. Thomas et moi avions passé la porte de notre nouvelle petite maison , construite de ses mains. Elle était minuscule, mais à mes yeux, c'était la  plus belle d'entre toutes. Nous étions épuisés par la fête, mais heureux. Mon père avait beaucoup bu, ce soir-là. Il était content pour moi et soulagé d'avoir pu offrir à sa fille un bon mari qui aurait pris soin d'elle. Mais il était alors loin de se douter qu'il se trompait. Le village était encore en train de rire, de boire de danser  n'étions plus avec eux, mais entre nous, dans notre cocon.

Je n'oublierai jamais son dernier sourire, son dernier baiser, comme je ne pourrai jamais oublier les premiers. Nos lèvres ont à peine eu le temps de se séparer quand soudain, ils sont arrivés. Trois jeunes hommes du village, ivres, ont cogné à notre porte. Thomas est allé ouvrir, mais il n'aurait jamais dû le faire.

Ils ne lui ont laissé aucune chance. Un coup à la tête. Violent. Il y avait du sang partout. Thomas, à terre, ne bougeait plus et moi non plus. Pétrifiée, mon esprit ne parvenant pas à enregistrer la réalité qui s'imposait à moi, je ne parvins pas à esquisser le moindre mouvement. Ils se sont ensuite jetés sur moi et m'ont rouée de coups. Puis ils ont entrepris  de m'arracher mes vêtements, mais un cri, un hurlement s'échappa  alors de moi. Il reculèrent, surpris et hébétés par l'alcool. J'eus alors la force de me lever et de courir, à demi nue, vers la place du village où dansaient les derniers fêtards. Mon père et ma tante m'aperçurent et coururent vers moi. Je me jetai dans les bras de ma tante et eus à peine la force courage de raconter, à demi mots et sanglotant comme l'enfant que j'étais alors. Mon père se leva, héla quelques villageois qui le suivirent jusqu'à chez moi. Les trois individus y étaient encore. D'après ce que mon père a bien voulu m'en raconter, ils les ont égorgés sans aucune pitié. Le seigneur de notre fief a passé l'éponge sur cette triple vengeance, mon père étant forgeron. Il avait besoin de lui et de son savoir ; pas question de le condamner, de l'emprisonner. Thomas était mort, évidemment. Il fut enterré trois jours après, le temps que ses parents le pleurent et préparent son enterrement.

La Louve et la SorcièreWhere stories live. Discover now