Cette nuit-là quelqu'un, en proie à une terreur manifeste, téléphona, exigeant de savoir qui j'étais avant de dire son nom.

– Je suis M. Carraway.

– Ah ! fit-il avec soulagement. Ici M. Klipspringer.

  Moi aussi j'éprouvai un soulagement, car cela semblait promettre la présence d'une autre personne à la tombe de Gatsby. Ne voulant pas que la cérémonie fût annoncée dans les journaux, ce qui aurait attiré une foule de badauds, je m'étais con-tenté de téléphoner moi-même à un nombre limité de personnes. Elles étaient très difficiles à joindre.

– Les funérailles ont lieu demain, lui dis-je. Trois heures, ici, à la maison. Je vous serais obligé d'en informer tous ceux que cela pourrait intéresser.

– Certainement, fit-il avec précipitation. Bien sûr, je n'ai guère de chances de voir qui que ce soit, mais si cela se trouve, comptez sur moi.

  Le ton me donna des soupçons.

– Je n'ai pas besoin de vous demander si vous viendrez ?

– Je ferai mon possible. Je téléphonais, c'est pour demander si...

  J'interrompis.

– Un instant, dites-moi d'abord que vous viendrez.

– Mais... le fait est... la vérité est que je demeure pour l'instant chez des gens, ici à Greenwich, et qu'ils comptent sur moi pour demain. En fait, ils ont organisé un pique-nique, ou quelque chose de ce genre. Il va sans dire que je ferai de mon mieux pour m'esquiver.

  Je lâchai un « hum ! » d'incrédulité qu'il dut entendre, car il reprit avec nervosité :

– Je téléphonais au sujet d'une paire de souliers que j'ai laissée là-bas. Pourrais-je vous prier de me les faire envoyer par le valet de chambre. Voyez-vous, c'est des souliers de tennis et je me trouve perdu sans eux. Mon adresse est : Aux soins de B. F...

  Je n'entendis pas la suite, car j'avais raccroché.

  Après cela, j'éprouvai une certaine honte pour Gatsby – un monsieur à qui je téléphonais me laissa entendre qu'il n'avait que ce qu'il méritait. D'ailleurs, c'était ma faute, car c'était un de ceux qui avaient coutume de ricaner avec le plus d'amertume au sujet de Gatsby, tout en puisant courage dans la liqueur de leur hôte. J'aurais dû avoir le bon sens de ne pas m'adresser à lui.

  Le matin de l'enterrement, je me rendis à New-York pour voir Meyer Wolfshiem ; il semblait qu'il était impossible de mettre la main dessus par un autre moyen. La porte que je poussai, sur les indications du groom de l'ascenseur, était marquée « The Swastika Holding Company », et d'abord je crus qu'il n'y avait personne. Mais quand j'eus crié plusieurs fois « Hello ! » en vain, une discussion éclata derrière une cloison et bientôt une ravissante juive apparut par une porte intérieure et m'examina avec de noirs yeux hostiles.

– Il n'y a personne. M. Wolfshiem est parti pour Chicago.

  La première partie de son allégation était évidemment fausse, car quelqu'un s'était mis à siffler – faux – le Rosairedans l'autre pièce.

– Veuillez lui dire que M. Carraway veut le voir.

– Je ne peux pourtant pas le faire rentrer de Chicago.

  À cet instant une voix, sans doute possible celle de Wolfshiem, appela « Stella ! » de l'autre côté de la porte.

– Laissez votre nom sur la table, fit rapidement la juive. Je le lui remettrai quand il rentrera.

– Mais je sais qu'il est là.

  Elle fit un pas en avant et se mit à glisser les mains sur ses hanches, d'un geste d'indignation.

– Vous autres jeunes gens, vous croyez que vous pouvez vous introduire ici n'importe quand, gronda-t-elle. On commence à en avoir assez. Quand je dis qu'il est à Chicago, c'est qu'il est à Chicago.

  Je mentionnai Gatsby.

– Oh ! oh !

  Elle me regarda de nouveau.

– Voulez-vous... Quel est déjà votre nom ?

  Elle disparut. L'instant d'après Meyer Wolfshiem, debout sur le seuil de sa porte, me tendait ses deux mains avec solennité. Il m'attira dans son bureau, en me faisant observer d'une voix chargée de respect que ces moments étaient bien tristes pour nous tous, et m'offrit un cigare.

– Ma mémoire remonte aux premiers moments où je l'ai connu, fit-il. Un jeune major à peine démobilisé et couvert de médailles qu'il avait gagnées à la guerre. Il était si fauché qu'il portait encore l'uniforme, ne pouvant s'offrir des frusques comme tout le monde. La première fois que je l'ai vu, c'est quand il est entré au billard de Winebrener, 43e rue, pour de-mander un emploi. Il n'avait rien mangé depuis deux jours.

Gatsby le magnifiqueWhere stories live. Discover now