À Cologne

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Cologne, avant la rencontre avec Sung-ki

— Sunshine ! Viens, on va se promener !
Aussitôt, le petit chien saute de son fauteuil, installé devant la fenêtre, et accourt à toute vitesse vers son maître, déjà dans le hall d'entrée. Anders sourit et pose un genou à terre avant de caresser tendrement la tête de son Poméranien.
— Et tu ne sortiras pas sans ton petit manteau. Il fait un froid de canard dehors.

Le jeune homme se redresse et pivote pour faire face à la petite desserte où il range soigneusement les vêtements de son compagnon à quatre pattes. Anders s'observe un instant dans le miroir fixé au mur, avisant son manteau et son jeans soignés, ses bottines impeccables, et se décide pour un petit « pull » noir et blanc, qui ira aussi à merveille avec le bandana rock que Sunshine arbore autour du cou, sous son collier.

Le chien se laisse faire sans broncher en battant de la queue et suit Anders en jappant, tandis qu'ils sortent tous les deux de l'appartement.

Il n'y a pas d'ascenseur, et le jeune homme prend Sunshine dans ses bras pour ensuite descendre les escaliers d'un pas léger. Une fois dans la rue, Anders hésite un instant à déposer son chien sur le trottoir glacé.
— J'aurais peut-être dû te mettre tes petites chaussures...

Sunshine l'observe la gueule légèrement ouverte, la langue pendante. Il se dandine dans les bras de son maître, qui finit par céder, et aussitôt, le chien se met à renifler à droite et à gauche, petite boule de poils toujours en mouvement. Anders sourit et marche à bon rythme ; il passe une main gantée sur sa nuque et s'étire le cou, machinalement.

Hier, la liste des joueurs retenus dans la sélection nationale suédoise est tombée, et le jeune homme a vu ses espoirs très vites douchés ; son nom est bien là, suivi de son poste et de son âge. Anders Brendenberg, 21 ans, attaquant. Alors, il a dû essuyer les appels de ses parents, de ses amis, de ses coéquipiers, tous extatiques et déjà impatients de le voir porter les couleurs de son pays. Il lui a fallu rire avec eux, s'impatienter avec eux, partager leurs rêves de médaille qui lui chargent les épaules et lui courbent le dos.

Anders s'arrête, alors que Sunshine lève la patte sur un lampadaire.

Qu'est-ce qui ne va pas chez moi ? J'ai commencé ma carrière pro il y a trois ans et je vais déjà aller aux JO. Combien de types tueraient pour être à ma place ?

À vrai dire, aller jusque-là n'aurait jamais été nécessaire : Anders leur aurait laissé cet honneur avec grand plaisir et soulagement. C'est une utopie douce-amère ; il pourrait renoncer, mais alors les ambitions trop lourdes seraient remplacées par les déceptions tacitement accusatrices et pleines de rancœur, dont le poids est plus insidieux mais tout aussi douloureux. Au moins, Anders sait qu'il est capable d'avancer en tenant à bout de bras les attentes des autres. Il n'est pas sûr de pouvoir le faire s'il doit traîner derrière lui leurs désillusions.

Cologne, au mois de novembre, ressemble à Cologne au mois de janvier ou au mois de septembre aux yeux du jeune homme. C'est une ville qui lui plaît sans l'enthousiasmer, qui est à la fois l'endroit où il vit et sa terre d'exil. Il s'y sent bien, mais pourrait tout aussi bien vivre ailleurs.

L'existence d'Anders semble être une succession de « mais », jusque dans ses moindres détails, où chaque qualité est contrebalancée par un défaut qui l'annule. Il est beau, mais sans charisme. Il n'est pas stupide, mais sans génie. Il est talentueux, mais sans passion. Seule sa créativité n'est pas tempérée, mais elle reste cachée, car il la garde pour lui, de peur, soudain, de la voir à son tour opposée à un problème.

Anders traverse la rue et se dirige vers l'une des rives du Rhin, qu'il longe toujours d'un pas tranquille. Sunshine marche devant lui, sa laisse tirée au maximum, pressé d'arriver au parc qu'ils ont l'habitude de fréquenter.

Lorsqu'ils passent enfin le portail en fer forgé qui s'ouvre sur une allée de graviers, le petit chien fait savoir son impatience en aboyant vigoureusement contre un pigeon. Peu de gens ont bravé le froid et l'heure matinale pour venir se promener parmi les pelouses au gazon ras et les arbres dépouillés. Anders préfère cependant ce sentiment d'intimité, comme si le parc lui appartenait tout entier.

Sunshine fouine sous les feuilles mortes, renifle chaque pied de banc qu'il croise. Il en profite un moment pour se soulager, et Anders soupire avant de fouiller dans sa poche à la recherche d'un petit sachet en plastique. Et que je ne l'oublie pas dans ma poche comme la dernière fois...

Il s'apprête à reprendre sa marche quand une voix jaillit derrière lui, timide et tremblotante ; Anders se retourne, son paquet nauséabond toujours entre les doigts et se retrouve face à face avec une petite fille accompagnée de son père.

— Bon... bonjour... Est-ce que...
Elle hésite, baisse les yeux, et son père l'encourage d'une main dans le dos.
— Est-ce que vous êtes bien Anders Brendenberg ?

Le jeune homme hausse les sourcils, surpris. Il est rare qu'on le reconnaisse, même si l'équipe de Cologne est une des meilleures de la Deutsche Eishockey Liga, et durant l'espace d'une seconde, Anders a envie de nier. Ce ne serait qu'à peine un mensonge : le Anders Brendenberg que cette petite fille espère rencontrer n'est pas vraiment lui, mais un double étrange qu'il s'est fabriqué au fil des années et qui prend le dessus lorsqu'il chausse ses patins. Anders Brendenberg, attaquant des Köln Ice Tigers, n'est pas Anders Brendenberg, qui promène son petit chien tous les matins dans ce coin de verdure au bord du Rhin.

Mais lorsqu'il plonge à nouveau son regard bleu dans celui de la petite fille, qui l'observe comme s'ils n'étaient qu'une seule et même personne, Anders n'a pas le courage de la décevoir. Il n'y a que lui à vivre avec ses démons. Alors, il sourit et hoche la tête.

— C'est bien moi, oui !
Aussitôt, le visage de la fillette s'éclaire.
— Est-ce que je pourrais avoir un autographe ?
— Bien sûr.
Elle fouille dans son sac d'écolière d'une main fébrile et en sort un cahier et un stylo, qu'elle tend ensuite avec timidité. Anders, qui se rend compte d'un coup qu'il tient toujours le petit sachet d'excréments de son chien, le range précipitamment dans sa poche en rougissant et s'empare du stylo.

— Elle vient vous voir à tous vos matchs. Vous êtes son joueur préféré !
La voix du père est amusée et tendre, tandis que l'enfant lui donne un coup de coude pour le faire taire, un peu honteuse. Anders est touché, un peu surpris aussi qu'elle l'ait remarqué. À ses pieds, Sunshine commence à s'impatienter et tourne sur lui-même, se cambre et sautille. Anders n'a pas l'habitude de signer des autographes et se contente d'écrire proprement son nom, pour ensuite ajouter un petit cœur sur le A de son prénom. Le résultat est sans doute niais, mais la fillette récupère son cahier avec un énorme sourire et un regard reconnaissant.
— Merci beaucoup !
— On vous a assez pris de votre temps. C'était très gentil à vous.
— Je vous en prie.
— Je viendrai au prochain match ! Promis !
— Je t'attendrai, alors.
Anders tente un sourire maladroit, qui, à nouveau, fait le bonheur de l'enfant. Celle-ci s'éloigne avec son père, et le jeune homme la voit bondir de joie en riant. Pourtant, le regard d'Anders s'assombrit. Cette parenthèse étrange et hors du monde n'a fait que masquer durant un court instant ce qu'il cache. À l'image de ce petit cœur rajouté pour l'apparat, mais qui ne veut rien dire.

Anders est toujours à Cologne. Il est toujours hockeyeur. Il porte toujours le n°5.

Il veut toujours être ailleurs.

Soleil d'hiverWhere stories live. Discover now