Chapitre I : Réminiscence

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 On ne présente pas un visage aux autres. Mais une souffrance. Les traits physiques n'ont aucune espèce d'importance. On voit les manières, les façons, l'habitus. On croit voir un visage bien sûr. C'est toute la beauté et l'illusion d'une rencontre. Une société de l'image insistera bien sûr sur les traits physiques. Car la société de l'image est un voile sur la réalité. Ce n'est pas que certains traits ne puissent pas être plus harmonieux que d'autres. Toutefois, on sait bien que la perception de la beauté suppose un formatage, une éducation, un apprentissage esthétique. Il n'y a rien d'objectif là-dedans. Ce qui est objectif c'est la souffrance qui se signale dans chaque mouvement de vie. Les façons d'être comme leur nom l'indique sont un façonnage. Mais qu'est-ce qui nous marque le plus, qu'est-ce qui nous façonne sinon la souffrance ? On ne regarde plus la personne. On voit la souffrance de sa vie exprimée dans les expressions inconscientes de son visage. Ainsi, on peut connaître quelqu'un sans même écouter ce qu'il dit. Ou plutôt le contenu de ce qu'il dit, les informations qu'il nous donne. Sa véritable identité s'exprime directement par ses manières, ses formes, et les expressions de son visage. En effet, ce qu'il nous raconte peut être déformé, biaisé, interprété, voire même romancé à la frontière du mensonge. Un visage lui ne ment pas. Il exprime la vérité profonde de notre être.

Elles me demandent d'un air inquiet si je vais bien. Pourquoi me disent-elles toutes que j'ai parfois un air si triste, qu'elles s'en inquiètent au point de me le demander avec un certain désarroi ? Alors qu'à l'instant où je semble exprimer une tristesse infinie selon elles, je ne me sens absolument pas triste. Dans quel état suis-je lorsqu'elles perçoivent cette tristesse ? Ce sont les moments où je m'oublie, où je m'abandonne, où ma pensée voyage, où je m'égare dans un autre temps, un autre espace. Je me projette dans le passé des souvenirs anciens, certes souvent chargés de chagrins et de peines. Je me projette également dans le futur, où l'incertitude d'un avenir avec cette fille me plonge dans un certain tumulte. C'est vrai. Mais, pas au point d'une tristesse infinie. Tout au mieux une légère mélancolie. Je m'égare tout aussi bien dans l'espace. Je peux partir dans les Abysses de la terre, ça je ne l'avoue jamais au risque d'inquiéter encore plus une personne attentionnée. C'est une passion angoissante et enrichissante que de se projeter en imagination dans les Abysses. Je peux aussi partir dans une nature éclatante, un Soleil, un ciel, un vent, une montagne. Cet égarement de la pensée est parfois non désiré. Le souvenir d'une situation douloureuse, d'une dispute, d'une faute morale, d'un manque de courage, d'une parole ou d'un geste déplacé vient parfois nous hanter. L'incertitude du présent même peut provoquer une absence de soi dans l'instant. Que dois-je faire maintenant ? Qu'est-ce qui lui ferait plaisir ? Que pourrais-je dire de drôle ? Comment puis-je manifester, mon attention, mon amour, mon intérêt pour son existence ? Là c'est l'absence de soi. On s'oublie par la pensée. En s'oubliant, l'inconscient fait surface et s'exprime dans notre visage hors de notre contrôle, en notre absence. Et c'est là qu'elles me demandent toutes : « ça va ? Pourquoi as-tu l'air si triste ? »

Et puis un jour la réponse m'a été donné. Céline. Un amour. Une comète hors du temps et de l'espace. Avec l'étrange impression de rencontrer quelqu'un qu'on connaît déjà. Quelqu'un qui nous correspond parce qu'on a déjà vécu des choses avec cette personne. Ce genre d'impression. Une impression douce et agréable, bien qu'elle soit totalement irrationnelle et inexplicable. Mais n'est-ce pas ça l'amour ? Céline ne fait pas partie des personnes communes, moi non plus, et c'est le début d'un monde commun bien sûr. Elle me parle de sorcellerie, je lui parle de rituels païens. Et soudain, la question surgit « ça va ? Tu as l'air si triste. » A quoi elle ajoute : « tu as dû souffrir énormément dans une vie antérieure pour exprimer autant de tristesse dans ton visage. Tu as peut être perdu tes enfants, ou l'amour de ta vie. » En voilà une bonne nouvelle. Quelques restes, transmis par mégarde au renouvellement des âmes, ou par hasard à travers le renouvellement de la matière, pourraient conservés des traces de vies antérieures. Un souvenir, une phobie, un rêve, une tâche de naissance, une passion, une peur, une obsession.

« Et toi ? Ta vie antérieure ? »

- « Je pense que je devais être une sorcière au moyen-âge. Cette époque me terrifie, la sorcellerie me passionne, j'ai une peur bleue des incendies, et comme une rancœur profonde envers le christianisme... Oui, je pense que j'étais une sorcière, brûlée par l'inquisition. »

Une survivance du passé ne peut arriver en pleine conscience. C'est donc dans un état de demi-sommeil, c'est-à-dire l'état le plus ouvert à l'inconscient, et le plus réceptif aux restes du passé, que le conte est apparu en pleine lumière. Je peux maintenant vous conter l'histoire du poète et de la sorcière.  

Le Poète et la sorcièreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant