Chapitre 1

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     Vous vous êtes sûrement déjà demandés comment j'arrivais à mes plus ou moins deux décès à la seconde, ce qui représente tout de même cinquante-neuf millions de macchabées tous les ans. Je vais vous révéler le don qui m'a été donné, mais c'est bien parce que c'est vous. Tout naturellement, je peux me trouver à plusieurs endroits à la fois. L'ubiquité, ça s'appelle. Cela me permet d'assurer mon boulot en temps et en heure.

     J'ai visité chaque rue, de chaque village, de chaque ville, de chaque pays, de chaque continent. Je n'ai malheureusement pas pu y rester assez longtemps pour en admirer toutes les beautés, mes « missions » durant tout juste une fraction de seconde. Il m'est arrivé de papoter plus longuement avec un vieux sage ou un enfant apeuré. Mais je n'ai jamais pris le temps de flâner. Ça va changer, j'en fais le serment. Je vais le prendre ce temps, même si je dois le voler.

    Vous vous dites sûrement que Dieu là-haut va me remettre au travail fissa. Mais je dois vous faire une confidence : je n'ai jamais eu l'honneur d'être présentée au grand manitou. Je bosse comme une forcenée, je me tue la santé pour un patron que je n'ai jamais vu et à qui je n'ai jamais parlé. Je lis de la déception dans vos yeux. Peut-être pensiez-vous que je connaissais LE secret, LE grand mystère ? Désolée de vous décevoir. Je n'en sais pas plus que vous. Tout comme je ne sais pas d'où je viens, ni qui étaient mes parents (en ai-je jamais eu ?), ni qui m'a confié le job. Et je dois bien avouer qu'avant ce jour, je ne m'étais jamais vraiment posé la question. Juste quelques doutes parfois, très vite balayés par l'ampleur du taf à accomplir.

     Alors, comment je reçois mes ordres et comment je sais à qui je dois ôter la vie, me demanderez-vous ? Je n'ai ni le pouvoir de décider, ni de faire mourir quelqu'un délibérément. Il y a la maladie, les accidents, les meurtres, les suicides, les hasards. Mais j'ai quand même mon rôle à jouer. Je peux ralentir les saignements ou les accélérer, freiner les balles, me chamailler avec les virus ou les bactéries. Mais si l'issue est inéluctable, il y a la manière. Je choisis bien souvent quand éteindre la dernière étincelle de votre vie.

     Je suis appelée là où l'on a besoin de moi. Par qui ? Même moi, je n'ai pas de réponse à cette question. Je sais juste où je dois me rendre, quand et pour qui. Âge, sexe, langue, religion, profession, situation familiale : je sais tout de vous avant même de vous apercevoir.

     Je ne m'occupe que des humains. Une autre immortelle (tiens, je l'avais oubliée, celle-là), qu'il m'est arrivé de croiser de temps à autre, se charge des animaux et des plantes. Tant mieux. Vous allez encore gueuler, mais cela m'arracherait le cœur (même si je ne suis pas certaine d'en avoir un) de devoir aller chercher un adorable chiot ou un pur sang magnifique. Bon, j'avoue que les bébés sont adorables et que les petits enfants sont souvent craquants. Enfin, parfois ce sont de vrais braillards, mais ils ont en général plus de jugeote que la plupart des adultes.

     Ça me rappelle une anecdote touchante (ne soyez pas étonnés, je pourrais me fâcher). Il m'est arrivé un jour, ou plutôt une nuit, de me rendre dans un hôpital (je vais souvent dans les hôpitaux) pour enfants à Paris. Quand je suis arrivée, le petit bonhomme était assis dans son lit. Il toussait comme s'il allait cracher ses poumons. Puis, il s'est tout à coup calmé et m'a fait signe de m'asseoir. C'était un petit garçon d'une dizaine d'années, blond comme les blés. J'ai regardé son pyjama. Il avait boutonné lundi avec mardi. J'ai trouvé ça adorable.

— Je t'attendais, me dit-il. Enfin, tu es là.

— Je suis ici pour toi.

— Je sais. Merci. Je vais avoir mal ?

— Non, ne t'inquiète pas. Tu as dit au revoir ?

— Oui, mais je ne suis pas sûr qu'ils aient compris.

— Devant la Mort, les adultes ont très peur, surtout lorsqu'il s'agit de leur progéniture.

— S'ils savaient comme je souffre, ils seraient heureux pour moi. Je suis content de te voir enfin. Tu peux pas savoir.

— Merci, c'est gentil. (Vous voyez qu'il y en a qui m'aiment quand même.)

— Je ne savais pas que tu allais être si belle. Mais comment tu es, en vrai ?

— Tu es un petit malin, toi. Moi qui avais sorti ma plus belle tenue de marchande de glace.

— Tu sens même mon parfum préféré.

— Je sais que tu aimes la pistache.

— Tu accordes des dernières volontés ?

— Seulement pour les enfants sages.

     Et je matérialisai instantanément un cornet à trois boules de ma meilleure glace à la pistache.

— Merci. Ça fait longtemps.

— Mais de rien, mon bonhomme.

— Les docteurs ne voulaient pas. Trop risqué.

— C'est des cons.

     Il se mit à rire, d'un rire cristallin qui s'envola bien haut au-dessus de nos têtes. Tout en se régalant, il me raconta sa courte vie, faite - il faut bien le dire - de trop de moments de souffrance. Vous dites que la mort est cruelle. Mais la vie ? Voilà trois ans que la maladie l'avait happé dans son étreinte. Il était au bout du rouleau.

 — Tant qu'il y a de la vie, il y a de l'espoir, y m'ont dit.

— Belle connerie !

— Tu l'as dit, bouffi ! Comment ça se passe, après ?

— Je peux juste te dire que tu vas te retrouver dans un long tunnel, puis devant sept portes.

— Le paradis, l'enfer, le purgatoire, et... ?

— Je ne suis pas certaine que ce soit aussi simple. Où allez-vous, après ? Où mènent ces sept portes ? Je ne le sais. Mais je suis sûre d'une chose : les enfants sages voient toujours s'ouvrir devant eux la meilleure des portes.

— Alors, ça va, même si je sais que tu dis ça pour me rassurer. Tu peux m'accorder une dernière faveur ?

— Parle, mon grand, dis-je en essuyant furtivement une larme.

— Je peux voir ton vrai visage ?

      Il s'en alla peu après, le sourire aux lèvres.

    Celui-là, je ne pourrais jamais l'oublier, même si je le voulais. Benjamin, il s'appelait. Il est en bonne place dans mon top 100 de mes plus beaux souvenirs.

Je suis la Mort  [sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant