Etoile du Nord

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Une douleur pulse dans mon poignet mais je ne cesse pas d'écrire. Un après l'autre, les chiffres s'alignent de leur teinte d'un noir opalescent , traduisant les dépenses mensuelles d'Asgard. Les crampes augmentent sans mettre terme à ces flopées de nombres. Je dois écrire. Écrire. Écrire. Compter.

Encore et toujours, dans l'espoir te t'ignorer. Ce qui est tout bêtement impossible.

Tu hantes mes pensées comme un vent éternel qui s'élargit en bouffées dans ma poitrine. Toutes ces choses incalculables que tu fais ne se rassemblent pas en une opération que je pourrais résoudre. Au contraire, elles se heurtent en de violentes explosions.

Dérangeantes.

Destructives, même.

Des choses  qui ne devraient jamais se produire en moi. Des irrégularités, des étincelles qui n'ont pas leur place dans mes pensées.

Je te l'ai déjà dit, je ne respecte que les chiffres - et encore, certains plus que d'autres. Connais-tu ce haut le coeur que je ressens à chaque fois que je vois une idiotie telle qu'une fraction au dénominateur nul? C'est une ignomie que cette erreur. Une déviance cinglante qui ne devrait pas exister.

Comme beaucoup de tes faits et gestes, en fait. Je pensais pouvoir gérer tout cela, et je viens de me rendre compte que j'ai, pour la première fois, raté mon calcul. Tu as décalé mon monde et je n'ai plus le moyen de reprendre contrôle.

Je viens de me rendre compte que je ne sais pas te calculer.

Tout le monde, je répète, tout le monde peut se calculer, se réduire à des faits, des probabilités, des équations. Ma tante se résume à ce gouffre entre ses passions de la cour et de Farouk et sa famille, aussi peu charmante soit-elle. Farouk m'évoque plutôt un fromage fondu, dégoulinant sous les faux soleils de sa tour, à peine maintenu dans le cadre obsessionnel de son Livre. Archibald, lui, part en fumée au milieu de ses narguilés, ses groupies et les intrigues de la Tour.

J'ai la certitude que même Dieu peut être calculé. Il me suffirait d'avoir quelques informations supplémentaires à son sujet - ensuite, je saurais enfin, et j'atteindrais mon objectif. Pour cela, il me faudrait le Livre et ses secrets; pour cela, j'ai besoin de toi.

C'est comme cela que j'opère. J'observe, je relève, je calcule, je trouve mon résultat et j'en use.

Oui, je suis calculateur. Manipulateur, peut être. Le monde est un amas gigantesque de chiffres et je suis comptable - pourquoi ne pas en profiter?

Oui, je suis froid. Non sans-coeur - ce coeur est simplement une mécanique, un compas dirigé par le magnétisme des chiffres. J'aime les chiffres, pour le mettre simplement. Ils sont à la fois si passionnants et si rassurants. Si l'on sait bien calculer, l'on peut toujours  tourner la situation à son avantage, car les chiffres sont aléatoires, infinis, et surtout, ils sont partout.

En revanche, les humains me plaisent moins. Ils sont si... penchés. Si étranges. Imprévisibles mais pourtant immuablelent décevants. Ils trompent, tuent, volent, se perdent en futilités, et meurent.

Je me sais tout aussi décevant. Une mécanique ratée parmi tant d'autres, qui finira bien par rouiller et périr.

Oui, je suis décevant.

Non, je ne suis pas traître. Je cherche à gagner, mais je le fais honnêtement. J'analyse les chiffres, je les combine, je les fusionne pour en former d'autres. En retour, ils décident de moi et de mon avenir.

C'est un équilibre entre deux puissances intimement liées.

Mais toi, tu t'en fiches, n'est ce pas? Les chiffres ne te parlent guère. Mon travail n'est sans doute, à tes yeux, qu'un interminable charabia sans queue ni tête.

Etoile du Nord Où les histoires vivent. Découvrez maintenant