1. A Digital World

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 *votre carte génétique n'a pas été reconnue, veuillez réessayer s'il vous plait...*

« Mais ce n’est pas possible, on a besoin d'une identification pour utiliser une caméra?!

— Mesure sécuritaire, à cause des vols. Tu sais que ça coûte une paie ces trucs-là, et ça commence à devenir trop cher aux yeux des patrons. En plus ces nouveaux modules de vol stationnaire qu’on vient d’acheter coûtent une fortune, même s’ils sont pratiques : on les contrôle avec une petite télécommande ou ils nous suivent, c’est vachement intelligent ces petites bêtes ! Bon après l’autonomie… Ils nous font même payer la consommation électrique j’te jure, et puis ça consomme ces machins-là !

— Tu sais ce qui va coûter trop cher aux yeux des patrons? Ton salaire, si tu ne me fais pas marcher cette merde d'ici deux minutes! On a un direct à assurer!

— Je fais ce que je peux! »

*votre carte génétique n'a pas été reconnue, veuillez réessayer s'il vous plait...*

« Foutue informatique de m...! »

Belsy, le caméraman, frappa un grand coup sur le côté de sa caméra. Anny, la journaliste, le regardait d'un œil critique.

« — Ça coûte une paie hein… Et tu cognes dessus comme ça ? »

Belsy frappa encore plus fort de ses gros poings. Sa chaine en métabone s’agitait autour de son poignet à chaque coup de masse. Malgré sa bedaine, il avait les épaules taillées comme deux cubes de pierre. Il fallait bien ça pour suivre la journaliste avec plusieurs kilos sur les épaules.

*votre carte génétique n’a pas été-ét-é-éé-ééé…..rec-on-n-n-n-accès autorisé, utilisateur : Belsy Wells. Mot de bienvenue du propriétaire: « Prenez soin du matériel bon sang!! » auteur : Dentsy Grahams, dirigeant d’Europa TV.

« Il me fait bien rire celui-là… Enfin bref. C’est comme ça qu’il faut s’y prendre avec les machines, elles connaissent que ça !

— Ben voyons… Identification à cause des vols, hein. Moi je dirais plutôt à cause du manque d’entretien de la part des caméramans… Mais bon, cette mesure n’est pas très efficace on dirait. Vous savez au moins que c’est à vous d’entretenir le matériel que vous empruntez ?

— Je suis caméraman « madame Anny », pas mécano.

— J’avais cru comprendre…»

Anny se recoiffa un peu ; à quarante-cinq ans, elle était encore dans la fleur de l’âge. Taille moyenne, peau palie artificiellement, des yeux d’un bleu presque terrifiant – mais naturels d’après ses dires, une coupe au carré d’un blond décoloré digne des meilleures teintures chimiques modernes et une gueule grande comme il en faut toujours dans le journalisme…aussi bien pour les reportages que pour les promotions. « Les temps ont bien changé » se dit-elle, en regardant le caméraman vérifier le niveau de batterie du module de vol stationnaire de la caméra, espérant bien pouvoir la faire voleter un peu pour se soulager l’épaule.

Et c’était vrai : le monde avait bien changé ces dernières années. Nous n’étions plus au temps des premières greffes, nous avions passé la démocratisation de l’informatique, nous avions même réglé un sacré paquet de problèmes sur cette vieille planète — en plus d’en avoir conquis une nouvelle, Mars.

La robotique n’était plus une lubie de savant fou, mais une réalité permanente : réparer des membres, redonner la vue avec des prothèses électroniques, sauver des vies, c’est bon pour l’image et donc pour le porte-monnaie. Et certains ont su en tirer profit, beaucoup de profit même. Certains disaient dans les années 2000 que Internet serai le nouveau continent. Ils se trompaient : ce n’est pas un continent, c’est désormais presque un sixième sens. Les prothèses se trouvent partout, mais l’entreprise qui a le mieux réussi n’a pas misé sur ça. Elle fut plus novatrice, plus folle dans un sens, mais à mieux réussi que quiconque : Hurricane Enterprise. Nous voulions démocratiser le net, il est désormais partout. Hurricane Enterprise n’a pas conçu de « simples » prothèses comme d’autres entreprises innovantes, non. Elle a conçu la PEC, la Prothèse Electro-Cérébrale.

Qu’est-ce que la PEC ? Un dispositif équipant aujourd’hui l’ensemble de la population, interférant avec les informations envoyées par le corps au cerveau pour ajouter devant vos yeux le dernier bulletin météo, une affiche publicitaire flottant en l’air dans la rue, un message que vous venez de recevoir, tout et n’importe quoi. Les marginales drogues virtuelles d’hier sont devenues le fléau d’aujourd’hui. Les applications du PEC sont sans limites : vous n’avez pas le temps de vous habiller pour une réunion ? Achetez en ligne une projection vestimentaire sur mesure, et les autres verront, grâce à leur PEC, non pas leur patron déguisé en nudiste mais un chef d’entreprise charismatique suivant la dernière mode.

Le sens informatique se superpose aux autres, les informations sensorielles transitent via des câbles des ondes et des serveurs, et le monde devient beau, coloré, parfait : ce que le monde physique n’a pu faute de moyens parfaire, le monde informatique l’a fait.

Paradoxalement, la société s’est alors étirée dans les deux directions opposées : d’un côté, de hautes strates riches et savantes. De l’autre, des quartiers sombres où des prothèses bricolées made in Afrikan Union se vendent comme des petits pains, où les bars miteux, les « Maisons des rêves » où viennent se défoncer les drogués avec les derniers produits du marché, les habitations minuscules ressemblant à des boites de rangement et les ruelles serrées et tortueuses se côtoient.

Les premiers vivent au paradis en permanence, dans un monde de lumière où les objets n’ont pas de prix dès lors que leur fille le veut. Une police encadrée, un commerce florissant le futur parfait rêvé depuis longtemps.

Les seconds vivent les effets pervers du « futur parfait » : population pauvre, peu d’argent signifie peu d’électricité, un commerce dont la prospérité dépend du niveau de légalité, un monde fait de bricolages, de petites loupiotes et des restes cassés des hautes strates de la société. Même la police est absente de ces quartiers : par manque de moyens et restrictions budgétaires, elle forme plutôt une « brigade » (traduire ici par le mot « milice ») équipée avec les moyens du quartier, respectant un code d’honneur douteux et plus enclins à récupérer leur dû chez les commerçants qu’à les protéger d’éventuels voleurs. C’est tout juste s’il existe encore une loi dans ces quartiers quasiment autogérés par l’administration robotisée et la population qui ne l’est pas beaucoup moins.

Belsy tira Anny de ses pensées :

« C’est bon, c’est prêt ! »

Un dernier coup de miroir puis le visage fatigué de la journaliste se transforma en une sorte de mimique de joie. Celle-ci se tourna vers la caméra.

« Connexion en cours…c’est à toi.

— Bonjour et bienvenue, chers suiveurs de tout CyberTV ! Ne zappez pas et suivez-nous sur ce scoop de l’année, votre place en premières loges au milieu d’un Weapon Circle ! »

Le visage du caméraman devint livide alors que la journaliste commençait sa promenade au milieu des petites ruelles, vers une destination inconnue.

« — Un…un Weapon Circle ? Tu es sérieuse ?

—  Ecoute, ce n’est pas en restant le cul vissé à une chaise derrière un bureau qu’on décrochera un scoop et qu’on attirera l’audimat de CyberTV. »

CyberTV : un réseau social constitué de chaines plus ou moins amateurs regroupées en bouquets, retransmettant généralement l’information en direct. C’est à celui qui attirera le mieux les internautes.

Le PEC d’Anny projeta dans un coin de son regard le nombre de suiveurs : 12, 15, 48... Tout en continuant à marcher, celle-ci se retourna vers la caméra.

«  Il y a quelques jours, j’ai reçu un message d’un mystérieux informateur me prévenant de l’apparition imminente d’un Weapon Circle ici, dans ce quartier de la très grande mégalopole Neo-Paris ! Je sais que vous êtes impatients, mais c’est un évènement unique, un peu de patience ! »

Anny avait du mal à contenir sa joie : son sourire n’était presque plus forcé. Suiveurs : 731. La caméra envoyait par-dessus la video des informations et des schémas explicatifs, qui apparaissaient sous forme de projection holographique aux suiveurs, grâce à leurs PEC.

« Bientôt, le scoop du siècle vous sera révélé ! »

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