Les fleurs sauvages

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Comment était-il arrivé jusqu'ici ?
Au volant d'une vieille voiture toussotante, Grégoire Amaranthe ne se souvenait de rien. Le vide total. Il observait ses mains fripées effectuer des gestes oubliés et laissait opérer la mémoire du corps, fasciné. Embrayage. Changement de vitesse. Débrayage. Accélération. Dix heures dix sur le volant.

La route était déserte. Pas un chat, pas un seul panneau d'indication. Grégoire ne savait plus où il allait. Mais il espérait que quelque chose lui reviendrait en route.

Des champs, à perte de vue. Quelques moutons ici et là. Le soleil à son zénith lui faisait plisser les yeux derrière ses lunettes à double foyer. Il renvoya son regard à cet inconnu qui l'observait dans le rétroviseur, les paupières sillonnées de rides et les sourcils froncés.

Grégoire Amaranthe.

Il se souvenait de son nom par miracle, comme un réflexe. Ce nom tapissait l'entièreté de sa mémoire, seule information rescapée d'une guerre déjà oubliée.

Je m'appelle Grégoire Amaranthe, enchanté, lança-t-il à son reflet sans grande conviction, bien conscient que dans son état de coquille vide, une conversation basique ne saurait s'aventurer plus loin. Mais c'était une belle journée, alors Grégoire décida qu'il en profiterait.

Il appuya sur le bouton qui flanquait la portière conducteur et ouvrit les quatre fenêtres. Un courant d'air pénétra l'habitacle et balaya l'intérieur. Un papier s'envola, puis un autre.

Puis un autre.

Un air vif et frais vint emplir ses poumons après une profonde inspiration. Il avait l'impression de respirer pour la toute première fois. Un sourire se dessina sur ses lèvres au moment où une bourrasque emporta son toupet. Il scruta le rétroviseur et se trouva un air nettement plus sympathique le crâne nu.

Enchanté, se répondit-il tout en écrasant l'accélérateur.

Le vent vrillait ses tympans, gonflait sa chemisette et faisait danser le duvet de sa poitrine. C'était agréable. Il ne résista pas à l'envie de laisser pendre sa main au vent, et il cria d'enthousiasme, comme un loup retrouvant les siens. La vie était belle, même vide de sens.

Puis, sa vieille monture s'embourba, et quelque chose pétarada sous le capot, laissant échapper une fumée noire qui sentait la mort. Les pédales ne lui répondaient plus, et le moteur rendit son dernier souffle dans un crissement métallique.

Voyons si ces vieilles cannes fonctionnent encore.

Grégoire se hissa péniblement hors de la vieille carlingue et claqua la portière dans un lourd grincement. Sa main calleuse effleura la carrosserie à mesure qu'il avança. C'était une très jolie voiture. Vieille, mais jolie. Les pneus étaient usés, et de la boue mouchetait les pare-chocs avant comme arrière. Quelques rayures qui accrochaient le soleil ici et là. Elle avait beaucoup vécu. En apparence, en tous cas. Comme lui.

Il s'éloigna d'elle un pas après l'autre, de cette démarche mal assurée qu'ont les personnes âgées et les jeunes enfants. Chaque foulée comme une chute rattrapée de justesse. Un déséquilibre accentué par ses nombreux regards en arrière à la vieille monture abandonnée. Il se sentait amputé. D'une vieille amie, et de ses souvenirs en sa compagnie.

Il marcha.

Longtemps.

Il dépassa un troupeau de moutons agglutinés au grillage, curieux du passage du seul être vivant croisé depuis des lustres. Il s'étonna de n'avoir ni faim, si soif, et d'endurer si bien cette longue marche imprévue sur une charpente aussi branlante. Mais il n'allait certainement pas s'en plaindre. Bien au contraire.

Les fleurs sauvagesWhere stories live. Discover now