1 - 21 ans

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1971

Les plaines arides du Texas refroidissent enfin, une fois la nuit tombée.

Depuis le hamac dans lequel je tangue, je surveille le ranch s'endormir. Seul le tintement des cloches attachées aux cous des vachettes résonne au loin. Le groupe migre chaque soir du champ vers l'étable en libre accès. J'aime l'écouter se déplacer, en crachant ma fumée.

Le grincement de la porte d'entrée m'arrache à mes pensées.

– Luke ?

Je tire une dernière fois sur ma cigarette, l'écrase au fond du verre d'alcool posé sur le sol de la terrasse. Un de mes sourcils s'arque lorsque je vois la flamme d'une bougie rougeoyer entre les mains de ma mère. La cire en décomposition est plantée à même une part de tarte triangulaire.

D'un coup de talon, elle nous enferme dehors.

– Tu n'as pas oublié.

Je ne souris pas, mais j'essaie.
Elle constate l'effort, je crois.

– Jamais, chuchote-t-elle.

Ses cernes se creusent plus encore sous la lumière terne des lampions. Le quotidien éreintant des écuries et le soleil brûlant du Sud des États-Unis l'ont vieillie avant l'heure. 

Quand elle approche, je vois peser sur ses épaules le poids de la rude journée. Ses trapèzes semblent résister à une force imaginaire, venue d'en haut.

Elle me donne l'assiette, je me redresse un peu. L'étincelle chaleureuse danse encore.

– Merci.

Son regard dévie vers mon mégot noyé dans un fond de whisky.
Je sais déjà ce qu'elle va dire.

– Tu n'arrêtes jamais avec ça ?

Le ton employé n'est pas sec. Elle n'a jamais su faire. Elle est douce autant que je suis bourru. Je regrette de constater l'éclat dans ses yeux verts s'éteindre un peu plus, mais ne m'empêche pas pour autant de répliquer :

– La clope ou l'alcool ?

Regret instantané.

– Pardon.

Elle étire les lèvres en secouant la tête. Son gilet tombe de son épaule frêle au même instant, je la regarde s'arranger et je réalise que je suis toujours trop dur avec elle, même lorsque je n'en ai pas l'intention.

Je ne m'attarde pas sur ma rudesse, et souffle. La flamme s'éteint.

– Joyeux anniversaire, elle commente en s'installant sur un tabouret écaillé, près de moi.

À mes vingt-et-un ans.

Puis, nous nous taisons. Je coupe la part en deux, lui en propose la moitié. Elle refuse d'abord, mais j'insiste. Il faut qu'elle se remplume.

Nos dents coupent et broient la pâte brisée. On n'entend plus que le son de la déglutition et les cloches du bétail qui circule encore. Le ranch est si calme une fois que tous les chevaux sont aux boxes et que le Texas se repose enfin. 

Je résiste à l'envie d'allumer une nouvelle cigarette, et m'occupe l'esprit ailleurs en baladant mon regard. Les poutres qui bordent la terrasse retiennent mon attention. Je les ai jadis peints en blanc pour qu'elles s'accordent avec la façade de la maison. Elles virent aujourd'hui au brun. Les marches des escaliers subissent le même sort, les mites rongent le bois.

– Faudrait que je m'en occupe, lâchai-je après un rapide calcul des travaux à effectuer pour retaper l'accès au foyer.

Ma mère et ses os rouillés malgré une jeune quarantaine se lèvent. Je la suis des yeux, jusqu'à ce qu'elle passe derrière moi.
Une main pudique se dépose sur mon bras.

– Ça attendra pour le moment, me rassure-t-elle, son pouce frôlant ma chemise aux manches retroussées.

Je sais que voir sa maison tant aimée se dégrader aux fils des années lui sert le cœur, mais je ne dis rien. Ce n'est pas dans nos habitudes de parler de ce qu'il se passe à l'intérieur.

L'idée de déposer mes doigts sur les siens me traverse. Ce geste aurait fait acte de mon soutien. Je me contente pourtant d'y songer.

– Ton père a envoyé une lettre, il arrivera après-demain avec ton oncle... Tu te souviens de son nom, toi ?

Je hausse nonchalamment les épaules.

– C'était au cas où, chuchote-t-elle, peu surprise.

La venue de membres inconnus de la famille ne m'a jamais enchanté.
Ils vont et viennent. Ils demandent parfois des comptes après avoir distribué deux fois le foin, ils comptent plus encore les sous que nous, alors qu'ils ne sont que de passage, et ils repartent avec un appoint qui n'a jamais été convenu. 
Je n'aime pas les bouches piailleuses et les faux Bons Saintmaritain.

– Il vient seul ?
– Je ne saurais pas te dire, ton père n'a pas précisé... Tu le connais, il ne dit que le strict minimum, une vraie carpe celui-là.

Je détourne légèrement le visage vers elle. Sous mon fidèle chapeau en cuir, j'espère qu'elle voit l'amusement voiler mes yeux.
Son regard croise le mien. La complicité nous rassemble une seconde.

– J'ai un nouvel oncle tous les ans, j'ai l'impression.

Je l'entends rire.
Elle et moi n'arrivons pas à retenir les ramifications trop nombreuses de l'arbre généalogique de mon père.

Je ne montre pas mon épuisement d'ordinaire, mais ce soir, je m'autorise à rouler la nuque, les paupières closes.
Tout est tendu, là-dessous.

– Luke.
– Hmm..., je marmonne pour répondre.
– C'est dimanche demain. Prends ton week-end, je m'occuperai du ranch en attendant ton père et son frère.

Mes mouvements lascifs s'arrêtent.

– Ta jument a besoin de se dégourdir les jambes, il me semble.

Elle me connait bien, malgré les confessions intimes interdites et les sentiments toujours tus.

– Merci maman, j'arrive à lui dire en me redressant.

C'est fou, comme deux simples mots peuvent couter.

Elle ne me caresse pas le bras. Elle le tapote, plutôt, puis me presse, puisque la proximité est trop agréable pour durer :

– Dépêche-toi.

Je m'active donc, saute du hamac et pose l'assiette vide à mes pieds. Je vérifie que j'ai toujours le paquet de cigarettes dans la poche usée de mon jean, et je descends les trois marches de la terrasse.

Ma mère m'observe, ses bras entourant fébrilement son buste.

– Fais attention.
– Je serai de retour lundi matin, je lui assure, et elle hoche la tête.

Avant de m'éloigner, je porte une main à mon chapeau que je retire, tout en baissant le menton pour la saluer comme on le faisait d'antan. Des mèches dorées tombent sur mes tempes bronzées. Je la vois sourire, et m'en vais en reposant le couvre-chef à sa place.

Sur le chemin des écuries, je deviens un point dans le paysage pour ma mère, qui attend que je disparaisse, debout sur la terrasse, épaulée à l'une des colonnes défraichies par le temps.

Je marche à travers le ranch et la brise nocturne vivifie mon visage quand je songe à mon anniversaire, dont je ne me suis souvenu qu'au moment où ma mère a passé le seuil de la porte.

Moi, j'avais oublié.

Je me demande depuis quand j'ai arrêté de me souvenir de ces moments importants. Je me questionne sur la vie que je mène et qui me convient seulement parce que je ne connais rien d'autre. Je rejoins le box de Nevada en me sentant à côté de mon existence, ce soir.
En ayant l'impression que rien ne mérite d'être compté.
Ni mesuré.

Si j'avais su comment tout allait terminer, peut-être que j'aurais profité du temps que j'avais pour davantage aimer.
Pour le montrer et le crier.
Pour l'assumer et le proclamer.

Si j'avais su, j'aurais vécu aujourd'hui comme si les demains étaient déjà enterrés.

Dans Une Autre VieWhere stories live. Discover now