175.200 heures

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La pierre du briquet tourne sèchement. Cela produit une étincelle. Le briquet s'anime. Elisabeth allume sa cigarette. Elle tire une première bouffée sans même y penser. Sa main droite ornée de longs ongles jaunâtres s'active sur la souris d'un ordinateur. Elle joue au jeu du Solitaire. Cela ne manque pas d'ironie. Elle est seule dans son pavillon de banlieue aux murs imprégnés de l'odeur du tabac brun qu'elle expire. Les quatre chambres du premier étage témoignent peut-être d'une vie de de famille, autrefois. Il est onze heures du soir. Elisabeth se lève sur ses jambes frêles et marche sur la moquette miteuse. Elle gravit les marches d'un escalier qui lui paraît chaque jour un peu plus rude. S'allonge dans son lit et s'endort aussitôt.

Lorsque le jour pointe le bout de son nez, elle ouvre des yeux entourés des sillons qui strient sa peau. Chaque journée ressemble à la précédente. La seule exception est le jeudi, jour où elle va rendre visite à son ami Pierre. Son Pierrot, comme elle l'appelle. C'est le seul jour sans ordinateur. Sans cigarettes. Sans Solitaire.

Il faut connaître son histoire, qui peut paraître banale. Avec une famille riche et quelques milliers en banque, se marier avait été facile. Trois fils, des hurlements et des coups plus tard, un divorce. La précarité soudaine, le chagrin. Deux de ses enfants partis vivre chez leur père, un seul était resté : ni l'aîné, ni le cadet. Celui du milieu. Elle n'avait peut-être pas été une bonne mère. Mais donner de l'affection est un labeur quand on ne sait pas ce que c'est. Le fils était devenu grand. Avait quitté la maison. Elle s'était trouvée seule, plus que jamais dans cette maison vestige d'un mariage douloureux. Figée dans le temps. Les cadres sur les murs avaient été cloués par celui qui avait été son époux. La moquette était la même que celle que les jeunes mariés avaient foulée. Après ce divorce, elle avait eu une histoire, un second mariage, mais il était parti pour une autre. Depuis ce jour, elle vivait entre le chagrin et la solitude, entre le whisky et les cigarettes sans filtre, entre les antidépresseurs et les larmes dans le cœur.

Sauf le jeudi. Ce jour de milieu de semaine était son rayon de soleil. Elle se levait alors guillerette, et s'habillait comme une femme soignée. Elle coiffait ses cheveux, et tentait de couvrir l'odeur du tabac imprégné dans les pores de sa peau vieillie à grand renfort de parfum fleuri. Puis elle prenait la voiture et roulait jusqu'à la maison de Pierrot, au 15, rue Lamartine. Il était probablement son plus proche ami. De vingt ans son cadet, il était professeur d'histoire et avait rencontré Elisabeth dans la salle des profs du collège de Serèinobrahc. Ils s'étaient tout de suite bien entendus, et partaient maintenant régulièrement en voyage ensemble. Ce rituel de voyages communs avait commencé lorsqu'Elisabeth avait pris sa retraite. Ne se voyant plus tous les jours, ne déjeunant plus quotidiennement à la cantine en face à face, ils avaient trouvé dans les voyages une enclave à leur amitié.

Amitié ? Ce terme pouvait faire sourire. Comme les remarques parfois grivoises de ses fils aux réunions de famille le laissaient entendre, peut-être sa relation avec Pierre était-elle plus qu'amicale. Ils se trompaient. Leurs gestes n'avaient jamais dépassé les limites du politiquement correct. Et lorsqu'on lui posait la question avec sérieux, Elisabeth répondait inlassablement avec le même sourire jaune : « N'importe quoi ! Il est bien trop jeune... »

20 ans d'écart. 7.300 jours, sans compter les années bissextiles. 175.200 heures. Elle était à 175.200 heures d'un amour rêvé.

Loin des clichés littéraires ou cinématographiques, elle ne l'aimait pas d'une passion dévastatrice. Elle ne se serait pas jetée sous un train pour lui, et ne le mettait sur aucun piédestal. On aurait pu qualifier cet amour de banal, s'il n'avait été en réalité aussi complexe, aussi emmêlé de mille choses inexplicables et personnelles, de mille petits mots, mille petites routines, mille petites expressions. Elle l'aimait pour des raisons sûrement triviales. Il mettait du lait dans son thé. Pressait des oranges chaque matin et il y avait des radis dans son potager. Il savait beaucoup de choses, il était cultivé et gentil. Toujours d'humeur égale. Il ne dormait jamais dans l'avion. Elle l'aimait d'un amour joli, mais sans fioritures. Simple. Mais comme l'a dit Léonard de Vinci, la simplicité n'est-elle pas la sophistication extrême ?

Toutes ces choses n'avaient pas de réelle importance. Quelle que soit sa nature, un amour sans retour reste à sens unique, ce qui est douloureux, et non d'une douleur vive et perforante, mais d'une souffrance continue, quotidienne et lancinante. Tel était le quotidien d'Elisabeth.

Elle ressentait une certaine allégresse, en ce jeudi de mars, à l'idée d'aller le voir, d'organiser d'autres voyages, de boire du thé et de parler pendant de longues heures ou d'écouter le silence pendant de courtes minutes. Chaque jeudi était à la fois ravissement et chagrin. Néanmoins, à force de se convaincre elle-même de l'impossibilité de cet amour, Elisabeth avait presque réussi à l'occulter. Elle était peu optimiste sur ses chances de survie, au vu du niveau d'intoxication de son corps. Alors elle acceptait sans broncher mais les paupières humides de finir sa vie seule, sans avoir jamais avoué ce secret. Sans avoir jamais vu dans les yeux de Pierre cette seule étincelle d'une autre possibilité. D'un autre point de vue. D'une nouvelle question qui se pose. Cette étincelle minuscule, de surprise et d'éventualité.

Il est vrai que certains soirs, certains de leurs regards avaient porté comme un fossile d'ambiguïté. Il est vrai que certaines fois, ils avaient été pris pour un couple par des réceptionnistes, ou des caissiers de supermarché, et que leurs ricanements avaient été gênés. Il est vrai que les nuits où ils partageaient un lit, dos à dos, leurs mains s'étaient rencontrées dans un frisson partagé. Il est vrai que lorsqu'ils se concoctaient des petits plats, ils le faisaient avec une affection bien plus qu'amicale. Il est vrai que leur relation avait quelquefois posé le pied sur la limite.

A l'image de l'amour qu'elle lui portait, toutes ces choses simples et triviales étaient autant de preuves que quelque chose de nouveau, qui se préparait depuis plus d'une décennie, allait se produire. Alors pourquoi cette année, ce mois de mars, cette semaine, ce jeudi, au moment précis où elle se vaporisait du parfum, pourquoi décida-t-elle de tout dire ? Pourquoi aujourd'hui et maintenant ? Parce qu'elle était arrivée au terme du supportable. Au terme de la souffrance lancinante. Au terme de la vérité, de l'évidence cachée. A l'automne de sa vie, elle décida de tenter le tout pour le tout. Le coup de folie de sa vie. Le moment où le joueur de poker dit « Tapis ». Les chances étaient moins qu'infimes, mais elle voulait oser. C'était terrifiant. Grisant. Elle ne voulait pas passer les minutes qui lui restaient à vivre dans la souffrance et le mensonge.

Le trajet vers la rue Lamartine sembla exceptionnellement court. Il était onze heures du matin et le temps était intermédiaire. Le soleil tentait de percer à travers les nuages de laine. En arrivant devant la porte de chêne, elle ne fut même pas prise de panique, à peine tétanisée. Sa détermination la guidait même si son cœur tremblait. Elle tomba sur l'éternelle pancarte de Pierre, celle qui indiquait qu'il était dans le jardin. Elle contourna la maison, courant presque. Il parut surpris de la voir arriver ainsi, échevelée, les joues rouges et se leva, les genoux tâchés de la terre de son potager à radis.

Après qu'elle se soit déclarée dans une grande tirade, avec comme instrument de son cri du cœur, sa voix rendue rauque par le tabac. Après qu'elle se soit libérée tandis que ses cheveux courts se décoiffaient à cause du vent, tandis qu'elle parlait, sans s'arrêter, avec des larmes dans les yeux et le cœur vide, les bras le long du corps. Une septuagénaire décoiffée pleurant toutes les larmes de la souffrance accumulée et de la passion simple, déclarant son amour à un quinquagénaire en salopette avec les genoux salis de boue. Après qu'elle ait tout donné dans une déclaration comme on n'en voit pas tous les jours, elle apparut. L'étincelle dans les yeux de Pierre. Et alors qu'il se rapprochait, laissant tomber son râteau dans la terre du jardin, qu'il la prit dans ses bras, qu'il la serra contre son pull démodé et contre son cœur, Elisabeth sut où elle allait passer les années qui lui restait à vivre. 

175.200 heuresWhere stories live. Discover now