Chapitre 1

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Ce n'était pas un hasard si le capitaine McKornic avait choisi l'Endeavour pour sa nouvelle expédition. Le magnifique bâtiment, de cent six pieds de long, était taillé pour supporter les gros temps et accueillir un équipage de quatre-vingt-dix hommes. Ses trois mâts de bois clair soutenaient des dizaines de voiles d'un blanc laiteux et surmontaient une robuste coque de chêne, conçue pour en faire l'un des navires les plus maniables et les plus sûrs de son époque. Après trois ans passés à naviguer entre les lointaines terres australes sous le commandement du capitaine Cook, ce joyau était enfin de retour dans son port d'attache et attirait tous les regards.

Non, ce n'était vraiment pas un hasard si le capitaine McKornic avait choisi l'Endeavour.

L'homme, d'une quarantaine d'années, avait la posture altière et distinguée des gens habitués au pouvoir. Ses cheveux poivre et sel coupés courts s'accordaient à la perfection à sa moustache en brosse impeccablement taillée ; pas un fil ne dépassait de son bel uniforme bleu nuit et ses galons d'or luisaient au soleil comme s'ils possédaient leur propre lumière. Pour rehausser encore un peu sa prestance, il gardait sur la tête un tricorne noir orné d'une plume d'autruche d'un blanc éclatant. Pour quiconque le voyait pour la première fois, l'homme était impressionnant.

Mais il ne fallait pas se fier à l'aspect austère et hautain du capitaine. Il était né sur un navire, et n'en était, disait-on, jamais descendu depuis : il connaissait les mers sur le bout des doigts, les océans presque autant. Il gardait sur ses matelots un œil bon, franc et paternel, et il n'existait pas un membre de son équipage qui ne lui témoignât pas un profond respect.

C'était le jour du départ, et tout Plymouth s'était réuni autour du quai où mouillait l'Endeavour pour ne rien louper du spectacle qu'il offrait. Les cargaisons étaient chargées, les marins étaient à bord. Le commanditaire de l'expédition, un jeune scientifique issu de la noblesse, venait d'embarquer avec tous ses instruments et ses rouleaux de calcul entassés dans de minuscules malles menaçant d'exploser à tout moment.

Il ne restait plus qu'à choisir parmi la foule de volontaires une nouvelle recrue, qui aurait l'honneur d'intégrer l'équipage pour apprendre les ficelles du métier – et servir de souffre-douleur. C'était la tradition.

Luka faisait partie de ce groupe-là.

Du haut de son mètre soixante, elle aurait pu passer pour une adolescente si la finesse de sa taille et ses formes alléchantes ne l'avaient propulsée dans l'âge adulte, faisant d'elle un objet de convoitise auprès des hommes. Charmés par ses yeux bleus d'une clarté surprenante, les malheureux se trouvaient bien vite rabroués par la verve de la jeune femme ou, s'ils se montraient trop insistants, par un vif coup de genou au mauvais endroit.

Elle venait d'avoir dix-huit ans et savait pertinemment qu'à cause de son âge et de son sexe, ses chances d'être engagée comme matelot étaient proches du néant.

Mais elle s'en fichait. Éperdument. Elle restait intimement persuadée qu'une femme pouvait abattre la besogne d'un homme, et comptait bien le prouver.

Malheureusement, comme elle le constatait à chaque fois qu'elle tentait sa chance, sa condition féminine lui valait au mieux les rires âpres de l'assistance, au pire des nuées d'injures. Elle aurait sans doute dû s'en formaliser depuis longtemps, abandonner et retourner servir des verres à l'auberge du port où elle moisissait depuis ses neuf ans. Sauf qu'elle ne s'en était jamais formalisée.

Elle avait le droit de prétendre à ce poste. Le roi lui-même avait décrété, quelques années plus tôt, que les femmes étaient désormais libres de poursuivre les études de leur choix si elles remplissaient les conditions requises ; à savoir, prouver leur aptitude à exercer le métier qui les intéressait en justifiant d'une expérience significative dans le domaine en question. Dans son cas, Luka devait passer une année au sein d'un équipage avant d'espérer entrer à l'académie de marine.

Le Chant des voilesWhere stories live. Discover now