Barefoot

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Dans la grande salle inondée de clarté, aux murs blancs et époussetés, autour de la table, ils dînent. Enfin, ils font d'abord une prière, et après ils dînent. Chez TaeHyung on est pas particulièrement croyants. Mais comme il faut bien remercier quelqu'un, ils ferment les yeux et prononcent quelques mots, histoire de. Sur les murs de la maison de TaeHyung, il y a des tas de tableaux. Il y a aussi des grandes plantes vertes et beaucoup d'ordre. Ses parents doivent trouver que ça fait beau. TaeHyung trouve que ça fait très intellectuel. Et au milieu de tout ça, ils dînent ensemble.

TaeHyung a un grand frère et une grande sœur. Est-ce qu'il s'entend bien avec eux ? Difficile à dire. Sa sœur est intelligente, engagée et plutôt appréciée au lycée. Son frère fait du sport à l'université, et il est bon – même très bon. En plus les filles le trouvent canon. Et TaeHyung. TaeHyung n'est pas comme ça. TaeHyung n'est pas particulièrement intelligent ni très engagé, pas vraiment doué en sport ni très canon, et il est loin de faire partie des élèves cool du lycée. TaeHyung est en décalé, et dans la famille tout le monde le sait. Personne n'en veut à TaeHyung. Mais ils comprennent pas. Il y a comme quelque chose qui leur échappe.

Voilà.

TaeHyung n'est pas banal.

C'est juste qu'il est toujours dans son monde, à lire ses livres et à brouillonner des trucs sur sa vie. Il amène jamais d'amis à la maison, au lycée il ne fait partie d'aucune association, puis en général, il ne parle pas beaucoup. Il a toujours cette même expression un peu lointaine, qu'ils peinent tous à définir. Et ses parents sont comme n'importe quels parents, ils ont peur que leur enfant ne soit pas normal. Alors il ne faut pas trop leur en vouloir. Ça vient sûrement de leur éducation. Et puis, c'est une seule et même équation qui revient en boucle.

Tout le monde veut être accepté.

TaeHyung est partagé.

JungKook lui, n'est pas partagé.

Ou du moins, il en est persuadé.

Il fait toujours jour.

Dans la maison habituelle de la rue à part, verte et tranquille, à la table sur laquelle on a déposé un joli bouquet de printemps, ils dînent. JungKook arrive dix minutes après qu'on l'ait appelé. Son beau-père, John, lui jette un regard puis dit :

« -JungKook, tes écouteurs. »

JungKook qui vient de fourrer un brocoli dans sa bouche relève la tête. Ils se toisent droit dans les yeux. John insiste. JungKook se tourne vers sa mère qui le toise aussi. Son air est réprobateur. Alors JungKook retire ses écouteurs et les pose sur la table. On le remercie et JungKook a un sourire aussi bref que comique. Après ça les adultes se remettent à parler de leurs projets pour l'été, de sorties au musée et d'autres trucs géniaux à faire en famille. JungKook n'écoute pas vraiment. Les enfants se plaignent parce qu'ils n'aiment pas les brocolis. Et JungKook regarde ailleurs.

Il y a peu de choses à dire sur ce que pense sa famille à son sujet. Parce qu'il ne sait pas ce qu'ils pensent. Il y réfléchit, parfois, plus souvent qu'il ne le croit. Mais le reste du temps il s'en préserve bien. Et il a raison. Car il aurait sûrement tort. Et qu'il n'est pas sûr de pouvoir appeler ça « famille ».

Soudain, sa petite sœur assise à côté de lui tend une main dans sa direction. JungKook se tourne vers elle. Elle le regarde avec ses yeux démesurés. Alors JungKook lorgne sur sa main tendue, puis sur ses propres mains qui tiennent ses couverts. Il lance :

«-C'est mon couteau que tu veux ? Tiens.»

Et avant qu'il n'ait le temps de faire un geste, sa mère passe le bras par dessus la table.

«-JungKook, ça va pas la tête ? Tu sais qu'ils sont sans pitié à cet âge.»

JungKook ne peut refréner un sourire. Il se tourne à nouveau vers sa petite sœur qui s'est mise à glousser. Elle le fait un peu pour rien, un peu parce que JungKook sourit. Alors il lui donne un brocoli. La petite le mange sans broncher. Suite à ça il se met à toiser sa mère l'air de dire « ouais, de vrais petits nazis ». Elle soupire. John ne s'en mêle pas.

Quand elle le regarde en face comme ça, JungKook se dit qu'elle a tout l'air d'une mère dépassée. Elle ne comprend pas ce garçon ailleurs, presque insensible, qui ne fait cas de rien. Sauf de ses propres affaires. Et elle n'a pas le droit de se mêler de ses affaires. Sûrement que ça lui ferait plaisir. Et à John aussi.

Mais JungKook ne veut pas faire plaisir.

Et déjà, il ne fait plus si jour.

Dans sa chambre au papier peint bleu pâle et aux posters un peu intrus, assis à son bureau, TaeHyung fait des exercices. Au début il est concentré. Puis il divague. Et il finit par dessiner des soleils bleus dans la marge. Quand il arrête, il lève la tête pour regarder le rebord de sa fenêtre, juste au dessus du bureau. Il y a posé un pot où il fait pousser une plante. Ce n'est pas une plante comme celles qui décorent sa maison. C'est une toute petite plante dont il prend soin lui même. Il sait pas trop d'où lui est venue cette idée. Mais il sent qu'il aime bien.

Alors il observe ce début de pousse tout vert, le visage dans sa main, sans savoir ce qu'il va advenir de lui. Car la vie, c'est imprévisible. Et ce bout de pousse n'est presque rien, mais il est déjà vivant.

Et alors c'est le crépuscule.

JungKook penché par la fenêtre regarde le ciel qui se dégrade et se consume au bout de la rue. Agenouillé sur le matelas, il est plongé dans la dernière chanson des oiseaux, dans les rythmes des routes lointaines, dans l'effleurement des feuilles d'arbre, dans le silence des avions. Des lignes de nuage découpent des formes géométriques dans le ciel. Cette couleur pâle, c'est celle qu'il préfère.

Mais non. C'est la nuit.

« -Il fait nuit. »

JungKook s'éloigne de la fenêtre mais ne la ferme pas pour autant. La fraîcheur du soir fait trembler les feuilles qui s'entassent sur ses deux bureaux. Il se penche pour farfouiller dans le bordel en dessous du lit et en ressort son piano portable qui est à peu près aussi vieux que son magnéto. Il s'assoit en tailleurs et joue. Le son a l'air de venir d'ailleurs. Un autre temps. Il n'y connaît pas grand chose mais il aime jouer alors tant pis. Il joue quelques notes espacées de sa chanson préférée.

Il ne chante pas. Il récite les paroles dans sa tête. Et la musique perdure toute la nuit.

Il fait nuit claire.

TaeHyung est allongé sur son lit. La lampe de chevet est allumée. Il a une main dans sa nuque et son casque sur les oreilles. Il écoute la chanson planante de la dernière fois, avec JungKook. Il fixe le plafond, essaye de pas penser, mais ça afflue de partout. Il ferme les yeux, se focalise sur un point quelque part. Il appuie très fort sur ses paupières et ça fait des tâches de couleurs partout. Puis il arrête, garde les yeux fermés, soupire. Il passe sa main dans son sous vêtement et se touche. Il soupire encore, mais pas vraiment de la même manière.

Tout va bien, sauf qu'il y a cette musique dans ses oreilles et qu'il peut pas s'empêcher de penser à JungKook. A l'étiquette qui s'échappe du col de son T-shirt et qui frôle sa nuque, au grain de beauté dans sa nuque, et à ses cheveux bruns sur sa nuque que ses doigts traversent. Alors il se dit qu'il doit vraiment être barge. Il s'arrête. Il ouvre les yeux. Il commence à se sentir vraiment mal.

TaeHyung se redresse et éteint la lumière de sa table de chevet.

Il s'enfouit sous la couette, et fait tout tout tout pour chasser le bruit dans sa tête.

Il fait nuit noire.

Pendant qu'il dort JungKook fait un rêve. Le lendemain, il ne s'en souvient pas très bien. Il sait juste que quelqu'un passait ses mains sur son corps. Et que ça l'a réveillé.

La veille il a demandé à Mélissa de l'accompagner au bal. Et elle a accepté.

Mais ce qui est sûr c'est que dans ce rêve, c'était pas Mélissa.


L'Empire des Lumières / SOUS CONTRAT D'ÉDITIONWhere stories live. Discover now