CHAPITRE I

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Le mois Juin 1966 avait été un drôle de mois. Des pluies diluviennes s'étaient abattues pendant presque trois semaines sur Kinston, Alabama, et tout le monde semblait s'en étonner, si bien que la météo était devenue le sujet de discussion favori des habitants de cette petite ville du sud de l'Etat. Et, n'échappant pas à la règle, ce soir là, M. Parker, attablé en compagnie de sa femme et de ses enfants, devisait sur les raisons de ces précipitations inhabituelles. Mme Parker l'écoutait parler, sans commenter ses propos, tandis que ses deux fils et sa fille mangeaient silencieusement. Ceux-ci n'avaient le droit d'intervenir que s'il y étaient invités, sous peine de ne pas pouvoir participer au repas. Cette règle n'avait jusqu'ici jamais été transgressée, car M. Paker mettait un point d'honneur à la faire respecter. Pourtant, ce jour là, June, l'aînée, âgée de 18 ans, n'avait plus envie de se taire. Elle s'était promis de parler à ses parents de ce qui la tracassait.

- Je ne veux pas faire l'Ecole des Arts Ménagers, lança-t-elle alors que son père était entrain de parler.

Bouche bée, ne sachant que répondre, il resta figé. Un air réprobateur apparut sur le visage de sa mère, qui s'abstint de tout commentaire, laissant son mari trancher.

- Répète un peu ce que tu viens de dire ? Asséna le père sur un ton menaçant.

June, les mains moites, accrochées au bord de la table répéta, la voix tremblante :

- Je ne veux pas faire l'école des Arts Ménagers. Mes professeurs disent que j'ai le niveau d'aller à l'université. Ils disent que ce serait pour moi une chance inouïe, et que je pourrais faire un vrai métier.

Le visage rougi, les yeux enragés, M. Parker bondit sur ses jambes et gifla si violemment sa fille qu'elle en tomba de sa chaise.

- C'est insensé ! A quoi crois-tu vraiment que ces études vont te mener ?! Une femme n'a pas sa place dans une université ! Et il est hors de question que nous dépensions de l'argent pour y ailles. Les arts ménagers te permettront de faire un bon mariage et c'est tout ce qui importe, rugit M.Parker dans un langue à peine compréhensible.

La joue ensanglantée, à terre, June, terrifiée, se mordait la lèvre pour éviter de fondre en larmes devant son père. Elle fut incapable d'ouvrir la bouche pour répondre quoi que ce soit.

- Monte dans ta chambre, je ne veux plus te voir jusqu'à demain matin. Tu as intérêt à méditer sur ton affront. Et pries Dieu pour qu'il te pardonne, ajouta froidement le chef de famille.

June se releva péniblement et monta jusqu'à sa chambre, située à l'étage de la grande bâtisse qu'habitaient les Parker. Une fois à l'intérieur, elle s'assit sur son lit, et éclata en sanglots. Tout était tellement injuste. N'avait-elle donc pas le droit de vivre sa vie comme elle l'entendait ? Depuis toute petite, ses parents avaient décidé de ce qu'elle était censée devenir. Pendant longtemps, la jeune fille avait essayé d'être à la hauteur de leurs attentes, de devenir la fille parfaite dont ils avaient rêvé pendant des années. Mais, un mois plus tôt, quelque chose avait changé. L'un des professeurs de June avait décidé de la rencontrer et de lui montrer ce qu'elle pouvait accomplir à l'université si elle en avait envie. Et June avait été conquise. La perspective d'étudier lui paraissant tellement plus alléchante qu'un mariage arrangé et une vie de servitude en tant que femme au foyer, elle avait donc décidé, désespérément, d'en parler à ses parents. Maintenant qu'elle connaissait leur avis sur la question, tout cela lui paraissait stupide. L'issue de cette discussion lui semblait à présent si évidente qu'elle se sentait idiote. Plus jamais elle n'en reparlerait, c'est sûr. Mais quel avenir se réservait-elle, alors ?

June s'accouda à la fenêtre de sa chambre. La pluie tombait encore dehors, et venait détremper le terrain verdoyant qui entourait la maison. Les grands peupliers, immobiles au milieu du jardin semblaient si mornes qu'ils plongèrent la jeune adulte dans un spleen infini. Elle se prit à imaginer sa vie future. Peut-être son mari serait-il aimable ? Peut-être n'aurait-elle pas besoin d'aller à l'université ? Après tout, elle pourrait très bien vivre une vie simple, entourée de nombreux enfants, dans un grand foyer. Peut-être serait-il agréable de s'asseoir face à son mari chaque soir et d'écouter ses aventures d'homme d'affaires ? June ne savait plus vraiment si elle devait écouter son coeur ou bien sa raison. Et c'est en pleurant ses espoirs déchirés qu'elle s'endormit, bercée par le bruit de la pluie, s'écrasant violemment contre sa vitre.

Le lendemain fut une journée bien plus difficile que June ne l'avait imaginée. Elle fut réveillée par son père, visiblement encore en colère suite aux évènements de la veille. Il la fit asseoir dans le salon et se plaça face à elle. Ses sourcils étaient froncés, et on pouvait encore lire dans ses yeux une colère sombre. Recroquevillée dans son fauteuil, cherchant à se faire aussi petite que possible, sa fille attendait ce qu'il avait à lui dire.

- Alors comme ça tu as envie de travailler ? Bien, soit, je te donne un été pour travailler. Ce sera la première et la dernière fois. En contrepartie tu n'auras pas ton mot à dire lorsque nous te présenterons l'homme que tu dois épouser. Je ne te demande pas ton avis. Tu as réclamé, tu en assumes les conséquences. Tu commenceras à travailler cet après-midi à l'épicerie de Dean et tu ne retourneras pas au lycée avant la remise des diplômes. Ai-je été clair ?

June regretta immédiatement d'avoir transgressé la règle de la veille. Une nouvelle contrainte, et l'étau se resserrait un peu plus encore. Elle hocha malgré tout la tête, silencieusement, le visage figé. Elle n'osait pas l'avouer mais la décision de son père lui faisait l'effet d'une douche froide. Comment pouvait-il lui imposer une personne qu'elle n'aimerait sûrement pas pour le reste de sa vie ? Et cerise sur le gâteau, elle allait devoir travailler, et certainement pas de la façon dont elle l'avait imaginé.

L'après midi, le soleil étant revenu, June se décida donc à prendre un bus pour rejoindre l'épicerie de Dean, un ami de son père, qui se trouvait à l'autre bout de la ville. Descendant de celui-ci, elle remonta la main-street sur environ cinq cents mètres. Son pas était lent et peu déterminé. Cherchant du regard l'aide des passants, elle ne savait plus que faire pour éviter la catastrophe. Mais personne ne semblait y prêter attention. Elle était là, seule, priant, et personne ne l'entendait. Le ciel était vide, et il ne demandait plus qu'à lui tomber sur la tête, si cela n'était pas déjà fait. Lorsqu'elle fut face à la devanture elle s'arrêta. Mais elle n'entra pas comme elle était censée le faire. En réalité elle regardait les véhicules descendant la rue, vers l'extérieur du centre-ville. A ce moment précis, il lui prit une envie brûlante de courir, de descendre la route à toute vitesse et d'embarquer dans l'une de ces voitures qui filait au loin. Voir l'extérieur. S'en aller. C'est ce qu'elle aurait voulu faire à ce moment précis. Mais tout semblait la retenir ici. Ses pieds étaient bien trop lourds, ancrés de cette façon au bitume réchauffé par le soleil. Son esprit vagabondait mais son corps restait irrésistiblement collé dans cette ville de malheur, près de cette famille étouffante et de ses traditions. Bloquée dans ce labyrinthe de bons sentiments et de promesses douteuses, elle se sentait asphyxiée par des valeurs religieuses dépassées, noyée dans un océan de reproches et de culpabilité. Elle avait l'impression de n'être plus qu'un spectre, l'ombre d'elle-même , que les autres modelaient en fonction de leurs attentes. Rien ne pouvait être pire que cela. Il ne lui restait qu'un seule chose à faire : entrer dans cette épicerie et travailler comme elle l'avait promis à son père et comme elle l'avait « choisi ». Lâchant un dernier soupir, elle se décida à pousser la porte vitrée de la devanture. Un clochette retentit avertissant Dean de son arrivée. La porte se referma derrière elle et voilà comment en pensant plonger vers les enfers elle se retrouva en réalité face au plus grand espoir de toute sa vie. 

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⏰ Last updated: Jul 24, 2018 ⏰

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