Les trois hommes se regardèrent, surpris. Il était en effet rare qu'une personne, sous la menace de la mort, se mette soudainement à se moquer de ses agresseurs. Ne sachant pas comment réagir à cela, ils lui plantèrent alors leurs couteaux dans le ventre.

Le petit garçon ne vit pas tout de suite ce qui s'était passé. Il ne s'en rendit compte qu'au moment où il se retourna vers l'entrée du magasin, la barre de fer pendant lamentablement de ses mains aux bras frêles. Sous le choc, il la lâcha, et celle-ci vint s'écraser lourdement sur son pied. Le choc de sa vision camoufla la douleur du coup. La Mamouni regarda fixement l'homme qui avait parlé, en face d'elle. Puis, elle se détourna vers la porte entrouverte où le petit garçon regardait la scène, la bouche grande ouverte, les yeux écarquillés de terreur. Elle suffoqua. Un filet de sang coula au coin de ses lèvres, rappelant douloureusement au petit garçon celui de sa mère dans la petite ruelle. Le sang glissa lentement le long de la joue rebondie de la Mamouni, et fila vers son menton. Une petite goutte vermeille s'y accrocha, puis perdit prise et s'écrasa sur la poitrine volumineuse de la Mamouni. Ses yeux alors se révulsèrent et elle chuta lourdement sur le sol. Les trois hommes eurent un rire gras, et passèrent de l'autre côté du comptoir.

Le petit garçon ne savait comment réagir. Ses pensées se mélangeaient dans sa tête, une violente tempête qui tournoyait avec fureur sous son crâne. Ses sentiments s'entremêlaient, il passait de la peur à la colère, de la colère à l'hilarité. Sa mère, la Mamouni,ses frères, son père. Tous morts. Tous. Il était seul. Seul et effrayé. Faible. Inutile. Oublié de tous.

Un hurlement monta de plus en plus vite en lui. Il ouvrit la bouche et il en sortit un bruit monstrueux, inhumain. Ses yeux devinrent noirs. Un grondement secoua le sol et la porte s'ouvrit complètement, avec fracas. Les trois hommes se retournèrent, surpris, puis voulurent détaler en courant, face à cette vison d'horreur, ce petit enfant hurlant de douleur, ses veines ressortant autour de sa gorge, le visage de plus en plus rouge. Mais le regard du petit garçon se riva alors sur eux et ils furent comme paralysés. Leurs visages se crispèrent de terreur, ils ne pouvaient plus bouger un seul membre. Ils étaient comme suspendus hors du temps. Tout autour d'eux se désagrégeaient, ou s'envolaient, mais eux restaient fixés au sol, inébranlables, pendant que le petit garçon continuait de hurler.

Celui-ci n'avait d'ailleurs plus de conscience. Il ne pensait plus à rien. Il criait, c'était tout. Animé uniquement par le mélange de sentiments qui le possédaient, l'envahissaient. Il n'était plus rien.

Puis retentit un son ; un son mélodieux. Comme le chant d'un oiseau au début du printemps. Comme le son de la cloche annonçant la distribution de nourriture gratuite chaque semaine, qui provoquait immanquablement la ruée de tous les gens du quartier vers la frontière entre eux, et le reste du monde. Eux, les pauvres, les laissés de côté, les inutiles, les moins que rien, et les autres.Les Autres.

Ce son mélodieux retentissait de plus en plus fort, de plus en plus puissant. Il envahit le cœur des trois hommes qui se sentaient partir dans les méandres de la tempête. Eux aussi commençaient à se désagréger. L'homme qui avait parlé réussi, millimètre par millimètre, à diriger son regard vers sa main qui s'effritait,partait en miettes. Il y eut une grande explosion et il fut projeté contre le mur dans un nuage de poussière. Il regarda autour de lui, cherchant ses compagnons. Il ne les trouva pas et ne vit que la destruction qui l'entourait, et une sorte de nuage noir comme le néant, où devait sûrement se trouver le petit garçon. Et soudain, ce fut le choc. Doucement, il tourna la tête vers son bras droit. Il pu alors admirer la magnifique et propre coupure au niveau du poignet, là où devait normalement se trouver sa main. La main qui tenait son épée. La main qui avait assassiné de nombreuses personnes sans pitié. La main qui avait volé de nombreuses richesses. Il fit donc le lien entre la poussière qui le recouvrait et ses amis disparus. Ses « amis » rencontrés dans un lieu sombre et humide qui servait de bar du coin, autour d'une bière mélangée au trois quart avec de l'eau de pluie, un peu boueuse récupérée dans le fût au fond de la cuisine, où un ingénieux système permettant à l'eau qui tombait sur le toit du bâtiment à l'aide d'une fuite à cause du moisie de la paille censée servir d'isolement, faisait en sorte donc d'amener la pluie vers le fût en ramenant au passage de la boue, des feuilles, quelques plumes et des fientes avec elle.

En face de lui, il y avait ce nuage sombre et noir, un ensemble d'éclairs silencieux au milieu d'un amas de particules obscurs formant comme un cocon autour du petit garçon et de ce qui était responsable du son qui avait retenti alors. À côté du petit garçon qui était resté debout, crispé, le visage blafard, les yeux noirs et exorbité, se trouvait un magnifique et majestueux oiseau qui baignait dans les flammes. C'était un phénix. Le phénix, entouré d'une sorte d'aura qui pulsait d'une couleur blanche, regardait le petit garçon avec des yeux larmoyants. Le petit garçon tomba à genoux. Il avait toujours les yeux ouverts, le nuage sombre gardait toujours la même intensité, mais il était désormais à la même hauteur de le phénix. Celui-ci posa sa tête sur celle du garçon. Il se pencha et versa une larme étincelante telle un diamant pur à l'état liquide, qui glissa doucement sur le front du garçon. Elle se scinda alors en deux au dessus de son nez et chaque partie de la larme se dirigea vers un œil.

Le nuage explosa dans un silence foudroyant ; car oui, le nuage ne dégageait pas à proprement parler un son quel qu'il soit. Au contraire, on aurait dit qu'il absorbait plutôt les bruits aux alentours. L'explosion du nuage ramena donc l'habituel fond sonore du quartier, c'est-à-dire les habituels cris, gémissements,hurlements. Le seul changement serait désormais l'énorme trou à la place de l'épicerie de la Mamouni. D'ailleurs, le petit garçon se trouvait au centre de celui-ci, avec à côté de lui le phénix qui n'avait pas bougé après l'explosion. Le petit garçon se tenait couché sur le sol sous la tête de l'oiseau qui le regardait sommeiller. C'est alors que l'oiseau tourna la tête vers l'homme appuyé sur le reste de mur de l'épicerie. Lorsque l'homme plongea son regard dans les yeux du phénix, il y eut comme une sorte de transformation en lui. L'oiseau lui dit quelque chose. Six mots qui allaient hanter sa vie. Six mots qui allaient le changer pour toujours.

Ceci fait, le phénix le poussa mentalement à s'en aller. L'homme se sentit se lever et partir en courant, comme si sa vie en dépendait. Il ne pouvait plus contrôler ses mouvements. C'était comme si son esprit s'était détaché de son corps. Il ne ferait que flotter au-dessus de celui-ci, le suivre sans pouvoir interférer sur son fonctionnement, sur ses capacités motrices. Il continua donc de courir, comme s'il fuyait quelque chose, comme s'il était poursuivi.

Il devait se passer des années avant que le petit garçon devenu grand ne recroise sa route. 

Le Prince de PhénWhere stories live. Discover now