Chapitre 1-1

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- Rémi -

Assis au fond de la salle de cours, je regardais fixement l'horloge en plastique bon marché accrochée au-dessus du tableau. Plusieurs des chiffres de ce cercle argenté s'étaient décollés et ne tenaient plus que par une extrémité. Les aiguilles, obstinément fixées sur 12h12, ne donnaient la bonne heure que deux fois par jour. Seule la trotteuse poursuivait sa ronde, inlassablement. L'ardoise noire du tableau, abîmée par des années d'utilisation, laissait apparaître çà et là comme des cicatrices, des griffures faites par les élèves. Les peintures abricot des murs et du plafond étaient défraîchies et s'écaillaient de toute part. Le mobilier scolaire grinçait à la moindre sollicitation et il régnait dans la salle de cours, et même le lycée en général, une odeur d'ancien et de poussière. 

J'entendais la voix nasillarde et désagréable du professeur qui s'agitait devant le tableau, ma main fébrile continuant d'écrire inlassablement tous les symboles mathématiques, tandis que mon cerveau rendait l'âme, incapable de décoder la moindre information. La tête confortablement calée dans la paume de ma main, j'étais bien loin des formules savantes et des chiffres. Je me laissais bercer par le son saccadé de la trotteuse, m'enfonçant toujours plus loin dans ma chaise, les membres inertes et lourds, mes mouvements plus lents et les paupières à peine ouvertes. Je n'avais ni la force ni l'envie de lutter... Je sombrais par paliers successifs... J'étais en train de m'endormir... Mon esprit commença alors à se remplir d'images toutes aussi furtives les unes que les autres jusqu'à ce qu'un décor apparaisse.

Perdu au milieu de l'océan, sur un îlot de terre d'un mètre de diamètre, je m'assois pour écouter le clapotis des vagues. Soudain, la mer se met à bouillonner, et c'est alors qu'en jaillit une grande fontaine en acier aux formes contemporaines d'où sortent d'énormes bulles aux reflets brillants et colorés. J'entends tout à coup un son fort désagréable qui monte en puissance et qui me fait mal aux oreilles. L'image devant mes yeux commence à se brouiller et à se confondre avec celle de la salle de cours.

La sonnerie m'avait extirpé de mon rêve. Je sursautai sur ma chaise, rappelé à la réalité. Les deux premières heures de mathématiques étaient enfin finies.

— Rémi, tu viens ? me demanda la douce voix depuis le coin de la porte.

Vaness, brillante étudiante, m'attendait souriante. De nature plutôt discrète, son savoir semblait ne pas avoir de limite. Cette belle blonde aux yeux noisette s'intéressait à tout et avait toujours la tête dans un livre : poésie, histoire, sciences, tout y passait. Une vraie encyclopédie. Souvent raillée par les autres qui la nommaient « Universalis », je l'admirais en secret. Elle portait chaque jour un uniforme scolaire bleu roi qui rappelait celui des élèves en établissement privé prestigieux. C'était d'ailleurs la seule à se vêtir ainsi à une époque où les adolescents ont tendance à vouloir affirmer leur identité. En ce qui me concerne, je ne portais que peu d'intérêt à mon image. J'étais assez loin des concepts de mode, les habits remplissant avant tout une seule et unique fonction : couvrir mon corps. 

— Éva et Erwan sont déjà sortis ? demandai-je en tentant de m'étirer discrètement.

— Tu veux rire, c'étaient les premiers dehors, rit-elle, un livre à la main. Tu les connais, toujours dans les starting-blocks quand il s'agit de s'échapper en pause. C'est peut-être le seul point commun qu'on pourra leur concéder.

Je me demandais quelquefois si Vaness engrangeait toutes ces connaissances par plaisir, par peur de ne pas savoir ou pour autre chose encore. Éva était tout à fait différente d'elle tant dans son caractère de lionne, quoiqu'assez souvent « oursonne mal léchée », que dans son style vestimentaire masculin plus prononcé. Jeans, baskets, petit haut col V. Ne lui parlez pas de robe, de chemisier ou de talon haut. Cette brune sanguine d'origine corse avait les yeux noirs et l'art de ne pas laisser transparaître ce qu'elle ressentait. Nous partagions d'ailleurs ce trait de caractère. J'étais plutôt de nature à enfouir et cacher les choses, que ce soit aux autres ou à moi-même.

L'ami Erwan était un râleur au grand cœur. Il avait pour habitude de s'illustrer par ses bêtises et ses critiques incessantes. Quand il lui arrivait d'amuser la galerie, c'était toujours à ses dépens. Un gentil Casanova des temps modernes qui prenait grand soin de lui. Expression qui lui seyait tout à fait si on considérait sa généalogie italienne. Coiffure blonde impeccable, parfum de circonstances et habits tirés à quatre épingles. Son regard gris-vert était son plus grand atout de séduction. Mes yeux marron foncé ne faisaient évidemment pas le poids.

M'engouffrant dans le couloir bondé aux côtés de Vaness, j'appréciais ce moment tant attendu de la matinée. L'intercours était l'occasion de prendre une grande bouffée d'air frais, de discuter de tout et de rien, excepté des cours. Malgré tout, on ne pouvait s'empêcher de commenter les remarques désobligeantes et souvent injustifiées des professeurs. L'établissement scolaire était constitué de quatre grands blocs de béton de cinq étages disposés en carré, entourant une cour goudronnée dépourvue de bancs ou de quoi que ce soit sur lequel on aurait pu se poser. Chaque bâtiment était réservé à l'enseignement d'un cursus : littéraire, scientifique, économique, technique. Consciemment ou inconsciemment, les différentes filières ne se mélangeaient guère, occupant l'espace le plus proche de leur bloc.

Éva et Erwan nous attendaient au pied du bâtiment tout à côté de la sortie. Ils étaient appuyés sur le flanc contre le mur et visiblement en grande discussion. Nous les rejoignîmes.

— Pfff ! Ce matin, madame Boton nous a régalés avec sa tenue léopard et ses lunettes de vue assorties. Le summum du mauvais goût. J'ai encore les yeux qui piquent ! se moqua Erwan en se frottant les yeux. 

— Pour moi, le coup de grâce a été quand elle nous a sorti son fameux : « Vous devriez tous travailler comme Arnaud et Aymeric », grimaça Éva. 

Personnellement je préférais les appeler Tic et Tac.

— Vous êtes durs, quand même ! répliqua Vaness qui s'invita dans l'échange.

— Ah ! Vous voilà, lança Éva en se décollant du mur.

— Attends Vaness, reconnais que tous les profs ont leur chouchou, et il se trouve qu'Arnaud est le chouchou de tous, répondit Erwan l'air agacé.

— Le mieux quand même, c'est madame Gonelet qui drague ouvertement Samuel pendant les travaux pratiques de chimie du mardi. Mon petit Samuel par-ci, mon petit Samuel par-là, ajouta Éva. J'imagine le couple, Samuel un mètre quatre-vingt-six, madame Gonelet, un mètre moins vingt les bras levés.

— Ah oui ! s'esclaffa Erwan. Et son rire strident quand elle le voit, c'est pas mythique ça ? Je ne saurais même pas le refaire tellement c'est particulier. C'est un son entre l'humain et l'animal. On dirait qu'elle va s'évanouir de bonheur en saignant du nez comme dans les mangas. Sans compter qu'on voit bien ses trente-deux dents dès qu'elle l'aperçoit. Je comprends mieux l'expression « avoir le sourire jusqu'aux oreilles », grâce à elle.

— Le plus scandaleux dans tout ça, c'est quand elle regarde s'il n'a pas fait de fautes pendant l'examen et qu'elle lui donne la réponse au cas où, déclara Éva en exagérant les gestes de la professeure qui passait dans les rangs et qui montrait les erreurs sur la copie. 

— C'est vrai qu'il faut toujours aider les premiers de la classe. Et toi Rémi, tu te fais accuser de plagiat quand tu demandes un effaceur à ton voisin, appuya Erwan qui commençait à parler avec les mains.

Je me demande ce qu'il se serait passé si j'avais fait éclater une des bulles de la fontaine ? À ce propos, qu'est-ce qui avait bien pu la faire sortir des eaux ? Je sentais le volume sonore diminuer autour de moi. Je suis sûr que ce n'était pas juste une fontaine. Mon instinct me disait que c'était une machine à remonter le temps. Une main aux doigts fins et longilignes traversa mon champ de vision.



Les Nocturnes. Tome 1 L'éveil (Edité aux éditions BETA PUBLISHER)Where stories live. Discover now