La Mort et le Fossoyeur

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Tableau : La Mort et le Fossoyeur  de Carlos Schwabe

J'avance doucement sur le tapis blanc de la neige. Des flocons tombent encore en un ballet silencieux. Mes pieds, nus, ne font aucun bruit, aucune trace, sur le sol enneigé.

Personne ne me voit jamais. Personne ne m'entend. Et pourtant je suis omniprésente, l'oreille tendue à chaque instant, pour suivre le son léger et cristallin du fragile fil de la vie qui se tend et s'apprête à se briser quelque part dans ce monde. Ce cordon ombilical qui retient les hommes au monde des vivants, lie leur corps et leur âme, et qui fait un bruit identique à celui du verre lorsqu'il choit et éclate. Mais son écho est à peine plus fort qu'un souffle. Inaudible pour l'oreille des mortels.

L'homme est innocent. Il m'oublie souvent alors que je foule les mêmes terres que lui. Seulement, il ne me voit pas; en être très pragmatique, il considère ainsi que je n'existe pas, jusqu'à ce que lui aussi franchisse le voile et m'aperçoive.

Mais toi... tu me connais n'est-ce pas ? Tu as l'habitude de me sentir, tu ne peux pas me voir car seuls les mourants le peuvent.

Je leur offre leur dernier souffle, tu leur offres leur dernière demeure, l'Éternelle. Je leur ferme les yeux, tu fermes leur tombe.

Nous travaillons ensemble en quelque sorte. Oui, depuis toujours nous sommes ensemble sans le vouloir.

Et pourtant, c'est pour toi que je viens aujourd'hui. Chaque homme doit mourir, et c'est ton tour. Ô mon cher Fossoyeur ! C'est ta vie qui se termine. J'ai entendu se tendre le fil ta destinée. C'est vers toi que le son m'a guidée.

Tu as droit au repos toi aussi.

Tout absorbé à ta besogne tu ne te doutes de rien, jusqu'à ce que je m'approche au bord de la fosse que tu n'as pas fini de creuser. Tu me vois et comprends.

Ô cher Fossoyeur, voilà le repos...

Les hommes ont inventé des contes, des légendes à mon sujet. Ils disent que je suis une vilaine faucheuse, laide et vieille qui vient ravir l'âme des vivants sauvagement, leur coupant leurs liens avec la vie comme on sarcle la mauvaise herbe. Comme ils se trompent ! Mais tu le sais n'est-ce pas ?

Je me penche sur toi et te rends la main, une seconde seulement, car tu refuses. Tu veux mourir là, dans la tombe que tu as creusée de tes propres mains. C'est ton honneur, c'est ton choix.

Je ferme les yeux.

Le fil se brise dans un bruit presque irréel. Le cordon ombilical est coupé. Ton âme vient à moi.

L'âme, lorsque les mortels expirent, devient un petit cristal. Leurs souvenirs, leurs émotions, leurs rêves, leurs désirs... toute leur vie se cristallise.

Ils l'ignorent. Peut-être est-ce mieux ainsi.

S'ils devaient trouver la mort belle et poétique, peut-être la vie n'aurait-elle plus aucune saveur.

[Recueil] ~ Jeux d'encreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant