Une victime...

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Ce matin-là, et comme tous les matins, monsieur Marc-Antoine Dupuis récitait une thébaïde tout en se préparant un petit déjeuner gargantuesque. Monsieur Dupuis était un grand homme, blond aux yeux d'un bleu à faire tomber en pâmoison toute les belles qui se risqueraient à fixer son regard. Il avait des joues gonflées, de grosses lèvres légèrement violacées. Il était rasé de près et malgré son crâne dégarni, il gardait un beau blond sur ses cheveux bouclés. Marc-Antoine était un homme ordinaire, qui vivait simplement, et qui aimait toutes ces petites choses qui rendent la vie un peu plus douce. Il aimait l'eau, ni trop froide ni trop chaude, qui sortait de la douche le matin, le café parfaitement sucré. Il adorait quand un rayon de soleil venait se poser sur La Duchesse de Langeais, son livre préféré. Il appréciait ce petit souffle de vent frais qui frôlait son visage le matin, quand il partait travailler au café des amis de Balzac. Et Marc-Antoine adorait son travail, les clients un peu trop obséquieux, les parcimonieux qui ignoraient le mot pourboire, les enfants qui poussaient des cris, et les vieilles commères rarement souriantes. Ce matin-là, et comme tous les matins, il reçut le bonjour de ses collègues, Albert Savarus et Eugènie Grandet. Ce matin, et comme tous les matins, César Birotteau buvait son café avec Maître Cornélius, le plus grand avocat de la ville. Ce matin-là se passa comme tous les autres matins, et Marc-Antoine travailla dans cette atmosphère paisible qui lui plaisait tant...

Dans l'après-midi, monsieur Dupuis rentra chez lui, après avoir, comme à son habitude, salué longuement ses collègues qu'il appelait ses amis. Mais cet après midi-là n'était pas comme les autres : en effet, Marc-Antoine partait quelques jours afin d'assister au cinquantième anniversaire de son meilleur ami le Colonel Chabert. Il serait le dernier, les autres invités étant tous arrivés la veille afin de s'installer et de profiter du luxe que pouvait offrir la résidence du colonel.

Son voyage fut tranquille, à bord de sa petite auto rouge. Le ciel était bleu comme si, le matin-même, les anges l'avaient lavé de toute impureté.

Marc-Antoine se garait devant le château de son ami au moment où le soleil commençait à décliner, on pouvait admirer une couleur orangée se répandre en tout lieu. Le château était imposant au milieu de cette vaste campagne ; la pierre blanche grisonnait quelque peu mais il ne perdait rien de sa splendeur. Le colonel vint le chercher lui-même, et comme à son habitude, il portait ce regard sévère qui lui allait si bien. Mais cette fois, ce regard semblait encore plus sombre et plus dur que d'ordinaire. Il annonça à Marc-Antoine d'un ton lugubre :

-  Mon vieil ami, est-ce vraiment une chance que le seigneur vous ait mené jusqu'à ma porte ?

-  C'est un bien triste accueil que vous me présentez là. Est-il arrivé quelque malheur dans votre demeure ?

-  Hélas ! Vous venez de perdre votre chère amie Anna, je viens de perdre ma femme. Je l'ai retrouvée ce matin morte, un poignard enfoncé profondément dans sa poitrine.

La surprise de Marc-Antoine figea son visage. De nombreuses émotions envahirent ses pensées : la peur, la colère, la tristesse ; mais il savait surtout que cet anniversaire qu'il attendait tant était en train de se transformer en un effroyable cauchemar.


- Le câble téléphonique ayant été entaillé, j'ai envoyé trois amis de confiance chercher des secours. Espérons qu'il ne leur arrive point de malheur.


Marc-Antoine admira le calme et les mesures prises par le colonel.


- J'ai également donné ordre à tout invité de rester au château, continua ce dernier. Un assassin est parmi nous. 

Les cinquante ans du Colonel ChabertWhere stories live. Discover now