De blanc et de noir

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— Il n'y a pas école, tu sais bien, répond-elle à Eulalie. Et aujourd'hui, c'est Noël.

Pour une fois, son aïeule ne la bouscule pas. Elle se contente de soupirer :

— Oui, un drôle de Noël ! Raison de plus pour ne pas traîner. Tu devrais remercier Dieu d'avoir du lait dans ta tasse et un bon feu. Nos soldats n'en ont pas autant.

— Je prie pour eux tous les jours comme on me l'a appris au catéchisme.

— À la bonne heure ! Allons, secoue-toi un peu. Qu'attends-tu ? Pas un cadeau, j'espère. Les étrennes, c'est bon pour les gosses de riches.

— J'attends maman. Où est-elle ?

— Chez le Nicaise. Il n'y a presque plus de bois. Quand je lui ai dit : « Sortir par ce temps est de la folie », elle m'a envoyé promener : « Au moment de son départ, Joseph m'a fait jurer que nous ne manquerions jamais ni de pain, ni de feu. Je tiendrai ma parole. »

Ninette a cru apercevoir des larmes au bord des paupières d'Eulalie. L'oncle Joseph, si sérieux, si responsable malgré ses vingt-six ans ! Beaucoup plus mûr que son aîné, le tendre, le fantasque Pierre. Où sont-ils en ce jour de Noël ? Dans le froid de leur tranchée ou à l'arrière, revigorés par du vin chaud ? Comment savoir puisque les lettres n'arrivent plus du Front ?

— Tu pleures ? questionne Ninette.

— Non, bécasse. J'ai une poussière dans l'œil. Va vite te débarbouiller le museau, je ne te le répèterai pas deux fois. Tu peux mettre ta robe des dimanches, ajoute-t-elle sur un ton radouci. Ça fera plaisir à ta mère.

L'eau du broc est tellement froide que Ninette se contente d'une toilette de chat. Elle enfile d'épais bas de laine, une chemise en finette, un jupon de nanzouk blanc et, par-dessus, la fameuse robe. Faite de soie naturelle et non de rayonne, comme il est d'usage, elle n'a pas été confectionnée à la maison. Elle vient d'un magasin de Lyon : une folie de Pierre pour le sixième anniversaire de sa nièce. La robe est maintenant trop étroite et trop courte, mais peu importe. Ainsi vêtue, Ninette se croit capable de rivaliser d'élégance avec les filles de commerçants ou de contremaîtres. À huit ans, on a la fierté qu'on peut. Sa mère ne reste-t-elle pas, en dépit de ses malheurs, la ravissante Marie-Louise dont les ouvriers de chez Gillet se disputaient les faveurs ? Plus d'un l'ont recherchée avant son mariage et même après son veuvage, mais elle les a tous repoussés, enfermant en son cœur l'image d'un seul amour.

Après avoir claqué la porte au nez de la bise hivernale, la jeune femme entre, un panier plein de bûches au bras et la chienne sur ses talons. Sans prendre le temps de se déchausser et d'ôter sa pèlerine mouchetée de neige, elle se plante devant sa fille et commente :

— Tu te fais grandette, ma Ninon. Quand j'aurai un peu de temps, je t'arrangerai ta robe. Il suffira de rallonger l'ourlet et d'élargir le corsage. Plus tard, je t'en achèterai une autre encore plus belle, tu verras.

— Tu es aussi bête que ton frère, maugrée la grand-mère. La soie n'est pas pour une fille d'ouvrier. Une robe de laine ou de toile, selon la saison, c'est bien suffisant. À la rigueur, un bombasin pour les fêtes carillonnées. Autrefois, on ne faisait pas tant de chichis et on ne s'en portait pas plus mal.

Ninette et Marie-Louise échangent un regard complice. Elles ont toutes les deux un teint si pâle que le froid ne le rosit même pas et des yeux semblables. Tantôt gris, tantôt verts, ils empruntent au ciel leur couleur changeante Aujourd'hui, l'étain du ciel d'hiver s'y reflète.

— Enlève tes souliers, il y a une mare à tes pieds. Et pourquoi, au nom du Ciel, as-tu amené cette chienne ici ? se plaint Eulalie. Elle va inonder la cuisine.

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⏰ Last updated: Dec 24, 2017 ⏰

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