- Pas vraiment ! trancha-t-il.

Je me demandai si son point de vue avait la moindre légitimité étant donné qu'il s'agissait de son patron. Je n'osai plus rien dire après ça. Sa loyauté était un trop gros frein à ma curiosité. Nous sortîmes de la ville jusqu'à atteindre la lisière d'une forêt dans laquelle un chemin de gravier blanc s'insinuait, dégageant une poussière de craie sur notre passage. La belle voiture noire n'était plus qu'un nuage blanc lorsque nous franchissions un portail opaque noir d'au moins 3 mètres de haut.

La propriété de Charles débuta à partir d'ici. Le chemin de cailloux se transforma en un asphalte parfaitement uniforme et impeccable. Les arbres se firent plus rares, mais en bien meilleure santé, doucement posés sur un gazon épais, duveteux et fraîchement tondu. Il s'agissait de grands chênes majestueux et de toute une flopée d'arbres de toutes sortent portant à leur pied une petite pancarte plantée dans le sol sur laquelle était inscrite la variété de ceux-ci. Ce parc était vraiment magnifique. En se rapprochant davantage de l'immense bâtisse du fond, se détachait sur ma droite un étang superbe, plein de nénuphars rose en fleurs, bordé de saules pleureur, sur lequel se posaient comme des plumes un couple de cygnes royaux.

Nous arrivâmes au pied du manoir dont la façade transpirait encore la rénovation toute récente. Le bâtiment, bien qu'il semblât ancien, était dans un état de conservation incroyable. Toutes les fenêtres étaient neuves, les moulures nettoyées tout comme les escaliers principaux menant jusqu'à la double porte d'entrée. Cet endroit était grandiose.

Paul se gara en travers, de manière à ce que je descende bien face aux escaliers. Je trouvais toute cette situation très étrange et fort inhabituelle. J'étais un peu perturbée par tout ce faste, lui qui disait qu'il vivait simplement, je me promis de lui toucher deux mots sur ce qui était simple pour une personne lambda. Paul descendit, fit le tour du véhicule pour venir m'ouvrir la portière. Il m'invita à le suivre et nous gravîmes les marches ensemble. J'avais l'impression d'être cendrillon qui se rendait au bal, la robe de soirée en moins.

Paul ouvrit l'une des doubles portes laissant l'entrée baigner dans une lumière naturelle indispensable compte tenu de la noirceur de la pièce. Je fus extrêmement surprise de découvrir un intérieur sombre, plein de tapis gigantesques et de mobilier lourd, sans doute d'époque. Le style ne me rappela en rien celui de son bureau à l'université, fraîchement rénové.

En face de la porte d'entrée se tenait un escalier de bois en colimaçon colossal. Sa rambarde tournoyait avec lui, magnifiquement sculpté à la main dans un bois d'ébène splendide, laissant apparaître des formes très baroques et ondulantes comme celle d'un serpent.

Sur ma gauche et ma droite se trouvait deux immenses ouvertures donnant sur des pièces d'une profondeur folle, pleines de tapis et de rideaux pesants. À gauche se trouvait un salon et à droite une salle à manger avec une table qui pouvait accueillir au moins trente personnes au bas mot. Ces deux pièces étaient un peu moins austères que les autres de par les grandes fenêtres qui laissaient entrer la lumière et apaisaient ce sentiment de se retrouver dans le château de la belle et la bête avant que la malédiction ne soit levée.

Une fois ma petite inspection terminée, Paul se posta devant moi et me proposa de me débarrasser de mon manteau et de mon sac. Je les lui confiai sans hésitation et il me demanda de le suivre jusqu'au salon.

- Monsieur Potens ne devrait plus tarder, m'assura Paul comme si son absence était logique.

- Charles n'est pas là ? m'inquiétai-je.

- Il va arriver sous peu ne vous en faites pas. Je peux vous servir quelque chose ?

- Oh oui, un thé si vous avez. Ce serait parfait Paul.

Voilà au moins de quoi me réconforter. Je m'installai sur l'un des profonds canapés du salon et profitai de l'absence de Paul pour scruter chaque détail qui pourrait m'en apprendre plus sur Charles. Je fus bien déçu de découvrir qu'il n'y avait aucun cadre sur les meubles, aucune photo de lui ou de sa famille. Pas un seul objet ne traînait, pas un vêtement, rien. Le professionnalisme de Paul n'était pas mon meilleur allié dans cette histoire.

Il revint, un plateau entre les mains, avec l'aisance d'un funambule. Pas une tasse ne s'entrechoqua avec sa soucoupe, pas une petite cuillère ne tinta ni ne trembla. Il déposa le tout devant moi et versa dans ma tasse un liquide brun et fumant aux délicates odeurs de bergamote. Je le remerciai et ajoutai un morceau de sucre roux avant de touiller le tout et de porter la boisson à mes lèvres. Je crois que ce fut le meilleur moment de ma journée. Jamais de ma vie je n'avais goûté quelque chose d'aussi incroyable.

- Paul, vous êtes un magicien. Votre thé déchire ! ne pus-je m'empêcher de jubiler.

- Ravie que cela vous plaise Mademoiselle !

- Bon ! clamai-je en posant ma tasse sur le plateau. Passons aux choses sérieuses Paul.

- Je peux faire quelque chose pour vous ? s'enquit-il comme s'il était à mon service.

- Oui ! Il faut arrêter de m'appeler Mademoiselle Margaret.

- Je regrette, se défendit-il.

- C'est ridicule, j'ai l'impression d'avoir soixante ans.

- Pourtant je prends soin de vous dire Mademoiselle et non Madame quand bien même ce premier n'a plus lieu d'être en France depuis quelque temps.

- Il y a des vieilles femmes de quatre-vingts ans qu'on appelle encore Mademoiselle parce qu'elles ne se sont jamais mariées, rectifiai-je. Faisons un marché vous et moi.

- De quel genre ?

J'avais le sentiment que discuter avec moi lui faisait le plus grand bien. Ce n'était certainement pas Charles qui se serait posé avec lui sur un canapé pour avoir une petite conversation aussi futile qu'agréable. Paul était tout ouïe.

- Je tiens à ce que vous m'appeliez Maggie, mais Charles vous demande de m'appeler Margaret. Je me trompe ?

- Non, c'est bien ça ! confirma-t-il en souriant car il voyait déjà où je voulais en venir.

- Alors disons que quand il n'est pas là je vous autorise, non je vous ordonne de m'appeler Maggie, simulai-je l'autorité de manière très ironique. Et, quand nous serons devant lui, vous m'appellerez comme il vous a demandé de le faire.

- Ferez-vous ce même marché avec lui ? gloussa-t-il en s'imaginant sans doute la scène.

- Je ne crois pas, non. Il a l'air plutôt têtu, demandai-je l'air de rien.

- Effectivement !

- Alors ? Marché conclu ? demandai-je confirmation en lui tendant la main pour sceller notre pacte avant qu'il ne change d'avis.

- C'est d'accord !

Il eut l'air ravi de pouvoir laisser un peu tomber le protocole même quand son employeur n'était pas là. J'osai espérer que Charles n'abusait pas de ce pauvre homme, mais du peu que j'en avais vus avec le message qu'il lui avait laissé, j'en doutais fortement.

Je pris ma tasse pour boire une deuxième gorgée quand la porte d'entrée s'ouvrit laissant un rayon de soleil se dessiner sur le tapis.

Cœur ArtificielWhere stories live. Discover now