Chapitre 18

Depuis le début
                                    

- Les choses de la vie quoi ! raillai-je avec sarcasme en prenant place derrière son bureau.

- Je n'ai pas de temps ni d'énergie à dépenser pour ce genre de détails sans importances.

- Wouaw, tu ne t'arrêtes jamais de bosser ?

- Pour quoi faire ?

Il se rendit nonchalamment sur son grand canapé noir et s'y assit avec flegme en jetant son manteau par terre. Sans doutes'attendait-il à ce que quelqu'un le ramasse pour lui plus tard. Cette facette d'enfant roi et de petit garçon trop gâté me dérangea. Je ne le connaissais pas encore très bien, mais ça ne lui collait pas si bien que ça à la peau.

- Ben je ne sais pas, pour prendre le temps de vivre, lui répondis-je avec toute la simplicité des gens tout en bas de la pyramide sociale.

- Ma vie n'a de sens que parce que je travaille. Sans ça il n'y aurait pas de Charles Potens.

- Tu manges et tu dors au moins ? m'horrifiai-je devant autant de dépendance.

- Je dors parfois sur le canapé de mon bureau, qu'il soit ici ou ailleurs, le désigna-t-il en tapant sur l'accoudoir. Ne te m'éprends pas, j'ai tout de même des activités en dehors de tout ça.

- Ah oui ? Vu la manière dont tu en parles on ne dirait pas.

Il laissa ma remarque en suspend. Il n'y avait rien à ajouter ou à rétorquer après tout. Ce que je disais était vrai et peut-être qu'en prendre conscience ne lui plaisait pas plus que ça. Il se leva brutalement de son sofa géant et alla ramasser son manteau pour le déposer sur l'un des fauteuils installé devant le bureau.

- Tu as faim ? Tu veux manger quelque chose ? me proposa Charles.

- Ici ?

- Bien sûr, je peux demander à mon chauffeur d'aller nous chercher des sushis si ça te dit ?

- Non merci ! Je pense que ça ira.

Il haussa les épaules et vint s'asseoir sur l'un des fauteuils me faisant face. Derrière son bureau, j'avais l'impression d'être le PDG d'une grosse boîte et lui, un homme dont je tenais l'avenir professionnel dans mes mains. Je commençais tout juste à prendre goût au pouvoir quand Charles me fit redescendre aussi sec.

- Et si je reprenais ma place qu'en dis-tu ?

- Comment ça votre place Monsieur ? entrai-je dans un petit jeu de rôle.

- C'est grisant n'est-ce pas ?

- Quoi ?

- Le pouvoir ! lança-t-il avec évidence.

Un large sourire étira ses lèvres. Il avait beau dire qu'il se moquait éperdument de l'argent qu'il pouvait gagner, il avait tout de même conscience de l'emprise qu'il avait sur les autres grâce à ça. Tout dans sa gestuelle le confirmait.

Depuis que je m'étais assise sur son siège, il ne tenait pas en place. D'abord le canapé, puis le fauteuil en face de moi... Il avait la bougeotte parce qu'il ne savait pas se positionner autrement qu'en dominant, en chef incontesté.

Comme il me fixait d'un drôle d'air, je compris qu'il était grand temps d'abréger ses souffrances et de lui rendre sa place.Intérieurement, la situation me faisait beaucoup rire. Il se raccrochait à des choses que je trouvais plutôt puérile. N'avait-il pas passé l'âge de se battre pour une place ?Visiblement non.

Il s'installa avec soulagement, croisant les doigts devant lui, les coudes posés sur les accoudoirs à m'observer en silence. On ne pouvait pas dire qu'il était très bavard, ça non. Pour mettre fin à une observation minutieuse et gênante de ma personne, je dus une fois de plus lancer la conversation, debout au milieu de la pièce à observer la paperasse éparpillée à mes pieds.

- Pour quoi tu as changé la déco ? fis-je ma curieuse bien que j'aie plutôt envie de lui demander à quoi rimait tout ce bazar sur le sol.

- Je te l'ai dit. Le travail c'est une grande partie de ma vie, je n'ai pas le temps de m'occuper de la déco. Si ça n'avait tenu qu'à moi, rien n'aurait changé ici. L'université a sûrement jugé qu'un homme comme moi devait travailler dans le faste pour le faire correctement. Mais je dois bien avouer que cette déco feutrée ne me déplaît pas.

- En gros, toute ta vie est régie par ça, lui désignai-je les feuilles disséminées sur le tapis.

- C'est ça ! conclut-il.

- Et tu planches sur quoi en ce moment ?

- Tu plaisantes ?

- Non !

Il arbora presque instantanément la mine de l'homme touché jusque dans son honneur. C'est vrai que j'avais parlé un peu vite,je ne m'étais pas souvenue tout de suite qu'il avait inventé le cœur artificiel, mais ce n'était pas si grave que ça... Si ?

- Alors tu n'as vraiment rien suivi de ma conférence pas vrai ?murmura-t-il de loin l'air mélancolique comme si le seul souvenir de cet événement lui donnait le cafard.

- Mais oui, m'esclaffai-je. Le cœur artificiel ! On m'y a traîné de force, lui rappelai-je maladroitement.

Charles se leva presque d'un bond et se fraya un chemin entre les fiches, prenant soin de n'en déplacer aucune par inadvertance. Ils'arrêta à quelques centimètres seulement de moi et je crus réellement que j'allais me mettre à hurler. Je sentis son souffle chaud contre mon visage et l'odeur de sa peau beaucoup trop franchement. Mon cœur fit une accélération fulgurante. Il battit si fort et si vite que je crus bientôt que les battements allaient finir par se confondre les uns avec les autres pour que finalement je n'en ressente plus aucun.

La peur prit le dessus sur l'attirance que j'avais pour lui. Une alarme se mit à hurler dans ma tête, signe que j'étais en danger de mort. Pour moi, c'était ça, un danger de mort. Mon cerveau ne faisait plus la différence, je ne savais plus doser ma peur en ce qui concernait ses choses. Après avoir hésité très rapidement entre la crise de tétanie et me reculer au plus vite, je me ressaisis et choisis finalement la deuxième option.

Tout se passa tellement vite. Je fis un pas en arrière et, dans la précipitation, marchai sur les feuilles de Charles dispersées un peu partout. Je n'eus pas le temps d'en faire un deuxième qu'il se jeta sur moi pour agripper mon bras et m'attirer de nouveau à lui.Mon geste en retour fut spontané et totalement incontrôlable. Je lui assénai la gifle du siècle, seul moyen de défense que je trouvai pour qu'il rompe ce contact soudain et indésirable.

Ce n'est qu'après mon geste que je compris qu'il avait seulement voulu m'empêcher de piétiner son travail. Il me lâcha immédiatement, mettant bien un mètre de distance entre nous. Avec ma force de mouche, je n'avais pas dû frapper bien fort ni lui faire vraiment mal, mais cette gifle suffit à le blesser plus profondément.

Je m'en voulais terriblement, mais étais encore toute confuse sur ce qui venait de se produire. L'angoisse d'être prise au piège avait tout envahi et mon corps avait parlé pour moi. J'étais tellement confuse, mais aussi tellement chamboulée et éreintée par la peur que je venais d'avoir que j'avais bien du mal à lui adresser la parole. Je me contentais de recouvrir ma bouche avec mes mains, incapable de dire quoi que ce soit.

Que dire ? "Désolé, j'ai cru que tu me voulais du mal"? Qui pourrais croire une chose pareille ? Dans une telle situation,une personne normale, n'aurait pas réagi aussi violemment à un geste aussi banal. Moi si, et je ne pouvais pas lui expliquer pourquoi sans avoir honte de mon attitude.

Les yeux recouverts d'une fine pellicule de larmes, j'observai Charles droit comme un i, la joue légèrement rosie. Son visage devint aussi froid que la glace, il ne dégageait plus rien, ni colère, ni gêne.

Au moment où je voulus m'excuser, il prit la parole pour m'interrompre sur le champ d'une voix monocorde et distante.

- Tu devrais rentrer chez toi !


Il évita soigneusement ses petits papiers pour se rendre jusqu'à la porte et l'ouvrit en guise d'au revoir. Après cela, il ne m'adressa plus le moindre regard. Il se dirigea vers son bureau, s'installa, mit ses lunettes sur son nez et gronda "Fermes la porte derrière toi".

Cœur ArtificielOù les histoires vivent. Découvrez maintenant