Prologue

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La barque fendait dans un léger clapotis l'eau sombre où se reflétaient, tels des fantômes, les lueurs vacillantes des lanternes suspendus aux pontons. De l'épaisse masse nuageuse transpercée de quelques rayons de soleil, s'élevait par moment un grondement sourd qui présageait la venue prochaine d'un orage. L'air était lourd et chargé d'électricité, ce qui à vrai dire était fréquent dans le coin, surtout en cette saison.

Assis à la terrasse en bois moussu de leurs bicoques construites au-dessus du fleuve, quelques pêcheurs aux joues mangés par une barbe souvent hirsute observaient l'inconnu filer sur l'eau en sirotant leur rhum. Des chalands aux bras chargés de filets s'arrêtaient sur les ponts suspendus pour regarder en douce ce qu'il se passait en dessous d'eux.

Minuscule face à l'immensité de la cité fluviale, l'embarcation louvoyait habilement entre les habitations aux colombages vermoulus, balançant son fanal au gré des vaguelettes qui la bordaient. Son conducteur tenait fermement la barre, le dos raide.

C'était un homme de haute stature, bien bâti, d'apparence commune au premier regard. Mais après un examen plus détaillé, il s'avérait être tout autre : ce voyageur avait le torse protégé de fines plaques élégamment gravées, un sahey de voyage enserrant ses jambes musclées, les épaules drapées d'une cape noire s'effilochant aux pointes, il portait à sa ceinture une longue dague de chasse, ainsi qu'un pistolet ; ce qui attirait l'attention était ce masque sur son visage, ornés de motifs semblables à ceux de sa cuirasse. Seul une paire d'yeux gris étaient visibles à travers deux ouvertures prévues à cet effet. Quelques mèches de cheveux noirs sortaient de dessous son capuchon élimé.

Il s'enfonçait dans le cœur de Naerís lorsque les premières gouttes commencèrent à tomber, piquant la surface du fleuve de leur corps translucides. Au loin, une corne sonna, et les imposantes portes de la ville se refermèrent dans un tourbillon de vagues dentelées d'écume. De larges éclairs déchirèrent les nues avec éclat, dans un fracas assourdissant.

Quelques minutes plus tard, la barque s'immobilisa devant une large bâtisse sur pilotis, où grinçait au vent une pancarte dégoulinante de pluie.

"Le Hareng Saur... Charmant" songea l'inconnu en sautant sur le ponton, amarrant sa coquille de noix à un anneau de fer rongé de corrosion.

Il grimpa les quelques marches qui le séparaient de l'entrée et poussa la porte, son odorat aussitôt assailli par un fumet tenace d'acool, de sueur et de tabac. Dans la taverne bondée, l'air était aussi pesant qu'au dehors. Les corps brûlants des Naeríens harassés se massaient autour des tables dans un brouhaha confus. Certains mangeaient un ragoût à l'aspect peu engageant dans un coin, les autres disputaient des parties de dés ou de cartes, tandis que les plus avinés s'efforçaient tant bien que mal de soutirer quelque service particulier aux serveuses, qui riaient aux éclats.

Le voyageur se fraya un passage à l'aide de ses larges épaules dans la clientèle criarde. Parvenu au comptoir, il héla une des tenancières, qui frémit devant le type masqué. La petite blonde tortilla nerveusement son torchon durant quelques secondes puis posa son plateau et s'arrêta devant lui.

- Que désirez-vous, messire ? demanda-t-elle.

- Un logement pour la nuit, et le plat du jour.

La voix de l'homme grondait de façon plus inquiétante que l'orage déchaîné au dessus de leurs têtes. La serveuse sortit un registre d'un tiroir, le feuilleta rapidement puis, levant les yeux des pages noircies d'encre, lui demanda son nom.

- Jord Kremnel, dit-il après un court instant de réflexion. Un faux nom. Un de plus.

Il posa une pièce d'or sur le bois poli du comptoir. La blonde la tapota du doigt.

Le Cercle Maudit [Sans Suite]Where stories live. Discover now