IX- Eau de larme, eau de bain et folie

Start from the beginning
                                    

    Je déglutis face à cette révélation. Je n'en avais jamais entendu parler. Pas la plus petite illusion venant de ma grand-mère. Rien. Est-ce la raison pour laquelle cette espèce nous hait ? Parce que nous les avons maltraité ? Parce que les sorcières les ont repoussé ? Leur désir de revanche est-il si profondément enfouie qu'aujourd'hui encore ils cherchent à nuire aux sorcières par tous les moyens ? Sans se préoccuper des dommages collatéraux ou des conséquences ?

- L'heure de la discussion est terminée, met-t-il soudainement fin à notre conversation en se passant la main sur le visage. N'oublie pas qui est asservie.

    Je grogne de fureur en entendant le mot qu'il vient d'employer. Comme si je n'étais qu'un vulgaire déchet. Un instrument sans valeur à ses yeux. Les sorcières ont peut-être agi de la même façon avec ses ancêtres. Mais je n'en faisais pas partie. On ne peut pas porter sur ses épaules le péché de toute son espèce. Je ne suis pas responsable de leurs erreurs. Mais lui est en train d'en perpétrer de nouvelles.

    Lizzie n'ose plus intervenir mais elle me prend quand même la main. Comme pour m'insuffler silencieusement du courage. Et je lui adresse un léger sourire. Même si je veux faire payer à Alexander cette enfant n'y est pour rien. Je ne vais pas prendre le risque de mettre tous les changelins dans le même panier comme il le fait pour moi. Je ne veux pas envenimer les choses.

***

    Dehors alors que le soleil me réchauffe les os, je reste gelée de l'intérieur. Une coquille vide. Le vent charrie des parfums de forêt et de nature qui me semblent si fades et dénudés d'intérêt à présent. Je cligne des yeux, hébétée pour m'habituer à cet afflux de sens qui m'envahit.

    Le vent. La terre. Le ciel. Le monde. La vie. Les odeurs. Les sons. La lumière. Les ombres.

    Des huées m'accueillent dès que je pose un pied sur la mousse qui tapisse le sol. Des insultes. Du mépris. Une humiliation rageuse. Les voix grondent autour de moi comme si leur puissance pouvait me mettre à terre. Comme si leurs mots pouvaient me détruire.

    Amère je les regarde brandir leurs poings. S'amuser. Ricaner de mon malheur. S'en délecter. Eux qui me haïssent sans me connaître. Eux qui ne voient qu'une foutue sorcière.

    Pourtant malgré tout je continue d'avancer. Pas à pas. Lentement fendant la foule à la suite d'Alexander. Le regard fixe portée loin. Je ne veux pas voir les femmes éloigner leurs enfants de moi comme si j'avais la peste. Je ne veux pas lire la dégoût transcender sur les traits des jeunes. Je refuse de me perdre dans leur colère.

    J'avale de travers, manque de m'étouffer mais ne baisse pas la tête. C'est la seule fierté qu'il me reste, la seule dignité. Celle de ne pas craquer. Quand je serai seule. Quand personne ne pourra me voir ni m'entendre. Là seulement je me laisserais aller. J'ouvrirai les digues à mon chagrin. Je pleurerai jusqu'à me fondre avec mes larmes. Jusqu'à m'y noyer.

    Mais en attendant je dois résister à la marée de mauvaises pensées qui secoue ces gens.

- Sale enfant du diable crève ! m'invective une jeune femme aux cheveux roux qui tombent en cascade sur ses épaules.

    Une exclamation positive de la foule monte dans le ciel. Un hurlement d'approbation. Comme un signal soudain des mains de partout se tendent pour me saisir. Pour me frapper. Me ruer de coup. Me déchiqueter. Ils m'attrapent. La foule sage qui se contentait de m'injurier finit par se déchaîner. Me tirant en tous sens. Me frappant. Me jetant à terre comme une poupée de chiffon. Me piétinant. Des coups de pieds dans mes côtes. Une gifle. Un os qui craque.

    Dans la cohue j'ai lâché la main de Lizzie. Je l'ai perdu dans cette foule sanguinaire. Car je le sais. Ce qu'ils veulent c'est voir mon sang couler. C'est se délivrer de leur colère brûlante. Je ne bouge pas. Ne poussant même pas le moindre cri. Je n'en ai plus la force. Je laisse ma vision devenir rouge écarlate. Je laisse mon corps être réduit en charpie. Et je ressens tout ce qu'ils m'infligent avec une clarté terrifiante, comme accrue. Mon corps, mon âme ne sont plus qu'un incendie rougeoyant. Chaque membre n'est qu'un bleu immense qui pulse de douleur.

Sapphire ImmortalityWhere stories live. Discover now