Ann Tanú

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Jennifer

Je regarde la mer qui danse en flirtant avec le ciel en colère. Le soleil perce avec témérité, ses rayons me réchauffent les os et j'oublie le froid qui m'habite. Depuis deux mois, je m'abrutis de cachets pour oublier que je suis seule, pour ne plus penser que ma vie a volé en éclats. Je ferme les yeux un instant et derrière l'ombre de mes paupières dansent encore les gyrophares de la police et des pompiers. Alors je revois le sang sur les murs...

Je me crispe et la douceur du printemps me rattrape et chasse les démons de mes souvenirs : survivre, encore un jour de plus. Ne pas céder à l'appel de la mutilation, ne pas souffrir pour soulager le mal. Je respire lentement pour essayer de trouver mon équilibre. Je tape sur mes poches pour détecter mon paquet de cigarettes et en prends une, la dernière. Je l'allume et souffle la fumée comme on soupire. Je regarde mon paquet : bel et bien vide. Il va falloir que j'aille chercher des clopes au troquet du village.

Mon corps vit, mon âme est morte. Je contemple entre mes doigts l'objet périssable et éphémère qui se consume dans une acre fumée, puis je me laisse aller dans le vent. Il n'y a pas de répit, pas de pause pour moi, juste une longue agonie qui se poursuit jour après jour. Sauf que depuis quelques jours, j'ai décidé de reprendre le combat là où je l'avais interrompu. Je suis partie un matin de Cork et j'ai roulé autant que possible, j'ai oublié la fatigue, la route et jusqu'à mon propre nom. Je n'ai pas osé faire de halte à Belfast, j'ai poursuivi mon objectif et une trentaine de kilomètres plus loin, j'ai trouvé Islandmagee et ses falaises, que longe le fameux sentier des Gobbins. J'ai garé la voiture et j'ai fermé les yeux. Moi qui n'avais pas dormi plus de trois heures d'affilée depuis des semaines, j'ai trouvé le repos pendant plusieurs heures. Quand je me suis réveillée, le soleil avait percé le plafond des nuées et lançait sur la terre apaisée des sabres d'or. Alors j'ai pris ça pour un signe.

Je sors et je marche jusqu'au précipice, les yeux hagards et le visage impassible. L'air qui remonte le long de la paroi est chargé d'embruns. J'avance un peu plus jusqu'à ce que mes cheveux s'envolent. Le rugissement des vagues fait bourdonner mes oreilles et remonter de ma mémoire les éclats de rire chers à mon cœur. Les larmes se mettent à couler à nouveau sur mes joues, quand tout à coup, un ange se pose sur ma main. Sentant la caresse de la peau douce je sursaute. Mes yeux se posent alors sur une petite fille rousse... elle aussi.

— Tu fais quoi ? Moi je voudrais bien rester avec toi, pêcher c'est plus drôle que l'école ! C'est pour ça que tu es là ?

J'essaie autant que possible de ne pas céder à mon chagrin, un gémissement coincé dans la gorge. Je réponds d'une voix éraillée avec un sourire triste :

— Non ! Non... je... me repose, j'ai fait beaucoup de route, je viens de loin.

Je n'ai pas pris de veste, je porte juste un jean et une chemise. Elle me détaille, l'air perplexe :

— Tu vas prendre froid si tu sors sans te couvrir.

Je souris dans un souffle. Elle a raison en plus.

— Je n'ai plus peur de tomber malade tu sais et puis, à mon âge, on n'est plus vraiment raisonnable.

— Tu t'appelles comment ?

Je n'ai plus de nom, plus envie d'en avoir, juste besoin de disparaître. Mes doigts pénètrent les épaisses boucles rougeoyantes et les larmes me montent aux yeux. Je ne suis pas assez forte pour continuer à vivre, j'ignore si je vais tenir. Je murmure :

Red Stories T.1 - Dark Shadow (Sous contrat d'édition chez Plumes du Web)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant