Chapitre un

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« Tout portrait se situe au confluent d'un rêve et d'une réalité. » 

Georges Perec



À l'entrée de la bibliothèque, Anaël était appuyé contre l'un des lampadaires, un livre à la main. Emilia l'observa un moment depuis le trottoir d'en face avant de se décider à traverser. Elle espérait qu'il la remarque, mais elle ne voulait pas le déranger. Une mèche de cheveux tombait sur son front plissé, il était concentré et elle l'admirait pour cela. Il pouvait plonger dans la fiction et oublier tout le reste.

C'était l'une des raisons pour laquelle l'amitié entre Anaël et Emilia avait débuté : la littérature. Les goûts d'Anaël n'étaient pas très cohérents, il pouvait passer de l'épouvante aux classiques anglais, ce qui lui plaisait, elle qui éprouvait un amour inconditionnel pour Jane Austen.

- Je me demande si je t'ai déjà vu sans un bouquin dans les mains, dit-elle afin d'attirer son attention.

Il leva alors les yeux sur elle, lui sourit et lui tendit son livre, puis il baissa son regard sur ses baskets.

Il lisait l'histoire des premières sorcières en Suisse, pas étonnant venant d'Anaël, qui, même s'il ne voulait pas l'admettre, s'intéressait à n'importe quel sujet. Une qualité qu'enviait énormément Emilia, qui n'était pas une mauvaise élève, mais qui avait toute la peine du monde à être attentive aux cours. Tous deux ne connaissaient pas vraiment l'histoire de la ville. S'ils avaient décidé de participer à ce projet de reconstitution, c'était seulement pour aider leur amie Jade, passionnée par les sorcières et leur histoire.

Jade était entrée à l'université en même temps qu'elle, mais elle avait opté pour la faculté d'Histoire alors qu'Emilia avait choisi le droit, les deux amies ne se fréquentaient pas autant qu'avant, lorsqu'elles étaient au gymnase. C'est pourquoi elles profitaient de n'importe quelle occasion pour entretenir leur amitié. Malgré que leur rencontre remonte à bien plus tard que celle d'Anaël, les deux jeunes filles s'étaient très vite rendu compte qu'elles étaient faites pour s'entendre. En effet, toutes deux se complétaient, les qualités de l'une atténuaient les défauts de l'autre. Jade étant tête en l'air, Emilia était toujours là pour lui rappeler qu'elle avait oublié de faire telle ou telle chose. Quant à elle, qui avait la mauvaise habitude de perdre son calme pour un rien, et elle se voyait tout de suite domptée par Jade.

Emilia remarqua très vite que cette dernière avait embelli sa personnalité. Depuis leur rencontre, elle réussissait de mieux en mieux à contrôler ce tempérament turbulent qui la caractérisait. C'est pour cela qu'elle lui serait éternellement reconnaissante et qu'elle n'osait refuser lorsque son amie lui demandait de l'aide.

De plus, elle savait très bien que ce projet de reconstitution lui tenait à cœur. Jade était une vraie passionnée d'histoire mais plus précisément des périodes sombres de l'histoire, telles que la Chasse aux sorcières. Elle avait donc décidé de reconstituer une exécution comme cela se faisait à l'époque : de l'arrestation à la mort.

C'est pourquoi ils se trouvaient aujourd'hui au fin fond de la bibliothèque, là où l'odeur de renfermé était la plus forte : aux archives.

Plusieurs travaux de recherche avaient permis de retracer l'histoire des dernières sorcières vaudoises. Un certain engouement pour le sujet a peut-être suivi la parution d'Anna Göldin » dans les années huitante. Comme c'était la dernière femme exécutée pour sorcellerie en Suisse, le 18 juin 1782, elle devait probablement être la dernière en Europe. Elle n'a été innocentée qu'en août 2008. Son histoire avait particulièrement touché Jade, et elle avait décidé de creuser le sujet. Surtout, elle voulait savoir si une telle femme avait vécu dans sa région. Emilia ne s'intéressait pas aux sorcières, mais Jade savait rendre le sujet passionnant, et elle en venait presque à admirer les destins brisés de ces femmes courageuses.

-Joyeux anniversaire en passant, dit Anaël, les yeux à nouveau dirigés sur le livre. Jade nous attend à l'intérieur, elle est déjà entourée d'archives, fais attention où tu mets les pieds, avisa-t-il.

Il était inquiet, son plus grand rival pourrait bien se manifester aujourd'hui, il en était même certain. Il allait devoir être attentif et plus rusé que son adversaire, mais Emilia n'avait sûrement pas l'intention de le laisser la protéger. Elle était si libre et indépendante, sa mission n'allait pas être facile...

La température chuta de quelques degrés dès qu'ils entrèrent. Le grincement du bois vieilli par le temps rendait l'endroit plus lugubre, et le faible éclairage n'arrangeait rien. Cependant, on pouvait discerner une silhouette au loin, penchée sur une table, en train de lire un manuscrit tout en remontant ses lunettes qui ne cessaient de redescendre aussitôt.

- Jade, j'admire ton courage à passer des heures entourée de vieux livres et de poussière, dit Emilia en s'approchant.

- Tu n'imagines pas combien d'heures j'ai passées dans cet endroit, mais je ne m'en lasserai jamais, lui répondit-elle tout en admirant les lieux. Au fait, joyeux anniversaire, ajouta-elle.

Emilia esquissa un sourire avant d'entreprendre une balade à travers les rayons, laissant glisser ses doigts sur les vieux livres tout en regardant ce qui pourrait avoir un rapport quelconque avec les procès de sorcellerie. Cependant, elle veillait à ne pas trop s'éloigner car on pouvait facilement se perdre au milieu de toutes ces archives entreposées à la va-vite.

C'est alors qu'une sensation étrange la submergea, comme si quelqu'un l'avait retenue par le poignet. Personne.

- Anaël, qu'est-ce que tu manigances ? s'interrogea-t-elle, plus fort qu'elle ne l'imaginait. Elle entendit la voix de Jade non loin de là lui répondre qu'Anaël était sorti pour recevoir un appel.
Elle en conclut que la fatigue matinale avait pris le contrôle, mais elle décida tout de même de jeter un œil sur les livres en face d'elle, surprise de remarquer qu'elle était arrivée à l'endroit exact où étaient disposés les livres sur les procès. Devant elle se trouvait un livre plus épais que les autres, tellement lourd qu'il lui semblait impossible à déplacer. Elle se contenta donc de plisser les yeux afin de pouvoir déchiffrer le titre du manuscrit. Malgré l'effort fourni, elle ne parvint pas à lire l'intitulé. Elle entreprit donc de le sortir de sa place dont il n'avait pas dû s'absenter souvent, les couches de poussière et l'odeur de renfermé en témoignaient. Lorsque sa peau entra en contact avec la couverture en cuir rugueuse, elle sentit son cœur s'affoler. Elle chercha désespérément du regard une chaise sur laquelle elle pourrait s'asseoir, mais au lieu de cela, elle aperçut une silhouette du coin de l'œil juste à côté d'elle, puis tout s'obscurcit brusquement. Des centaines d'images défilèrent devant ses yeux à une vitesse folle et envahirent son esprit.

CroisementsWhere stories live. Discover now