Les prénoms ont été changés

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Je m'appelle Edouard et j'ai huit ans. Quand je serai grand, je serai fabricant de dessins animés. Je dessine déjà bien. Surtout les dinosaures. Il y a des vélociraptors dans les coins de mon cahier et quand on tourne les pages très vite, on les voit bouger.

Bastien préfère les diplodocus. Parce qu'ils sont grands et gentils et que quand ils sourient avec leurs dents toutes plates, Sophie n'a pas peur. Bastien, c'est mon meilleur copain et Sophie c'est sa petite sœur. Elle a sept ans, elle est très jolie. Quand je serai grand, aussi, je me marierai avec elle. (C'est elle qui a demandé, j'ai un peu réfléchi et puis j'ai dit oui.)

Bastien, lui, il voudrait être pilote d'avion. Et des fois, fabricant de pizzas, ça dépend de ce qu'il y a eu à la cantine au déjeuner. En tout cas, il veut faire plaisir aux copains, soit en les emmenant voyager très loin, soit en leur préparant des chouettes trucs à manger.

Et Sophie, elle aimerait faire des bijoux, comme ma maman. Des fois, je lui apporte des perles que j'ai récupérées dans son atelier, les plus belles, les plus précieuses, en verre coloré. Pour mon anniversaire, elle m'a fabriqué un bracelet, vert et violet, mes couleurs préférées. C'était pas vraiment mon anniversaire mais on a fait comme si.

J'ai un oncle qui habite en Angleterre. Tonton Bernie. Il travaille pour une banque, j'imagine qu'il est quelqu'un de très important. Il vient nous voir de temps en temps. Il apporte toujours des cadeaux, des bus tout rouges à deux étages, des gâteaux à la confiture, et il parle avec un drôle d'accent.

Mon chat s'appelle Loustic. Il est tout gris et il a un œil qui ne voit plus très bien depuis que Louis lui a lancé un caillou dessus. Louis c'est un grand de douze ans qui habite dans la maison en face de la mienne, je ne l'aime pas beaucoup, et même pas du tout. Il veut toujours montrer qu'il est le plus fort, alors il se bat contre tous ceux qui sont plus petits que lui. Et même si Loustic est gros pour un chat, il a quand même pris cher avec Louis.

Quand c'est arrivé, j'ai demandé à papa d'aller gronder Louis, comme il m'avait grondé quand j'avais écrasé la queue de Loustic, et j'avais même pas fait exprès. Mais papa a seulement poussé un soupir, il a passé sa main dans mes cheveux, et puis il est allé soigner l'œil de Loustic.

J'ai raconté toute l'histoire à Bastien, il a réfléchi, et il a dit que c'était peut-être parce que le papa de Louis est policier. Justement, je lui ai répondu, il devrait punir son fils encore plus puisque c'est son métier. Mais je ne sais pas pourquoi, ça n'a pas l'air de marcher comme ça.

Un jour, après l'école, je suis allé retrouver Sophie et j'ai vu qu'elle avait pleuré. Je lui ai demandé de me raconter pourquoi, au début elle ne voulait pas, mais j'ai demandé encore, et elle a fini par m'expliquer. C'était à cause de Louis, il lui avait déchiré sa robe parce qu'elle ne voulait pas le laisser regarder ce qu'il y avait en-dessous. Il y avait aussi une marque violette sur son bras droit, ces marques qui apparaissent quand on se cogne très fort et qui font mal longtemps après quand on appuie dessus. J'ai vu dans ma tête les gros doigts de Louis se fermer sur le petit bras de Sophie et je suis devenu tout rouge. J'ai eu envie d'aller le frapper, même si je savais que je risquais de finir comme Loustic, mais je m'en fichais, à ce moment-là, l'important, c'était juste de faire mal à celui qui avait fait mal à mon amie. Et puis je me suis souvenu de ce que mes parents me disaient toujours sur les envies de frapper. Qu'il ne fallait pas se comporter comme des T-Rex parce que les T-Rex avaient disparu depuis longtemps et qu'il y avait bien une raison. Alors à la place, je suis allé voir le papa de Louis, et je lui ai tout raconté. Il m'a écouté et il a froncé les sourcils. Je me suis dit à ce moment-là que ça allait être au tour de Louis de prendre cher, son papa a vraiment une grosse voix. Mais il a posé une main sur mon épaule et il m'a dit :

— Tu devrais conseiller à ton amie d'arrêter de porter des habits qui excitent les garçons. Elle a eu la preuve que ça risque de mal se passer pour les filles qui se comportent de cette façon. Dis-lui qu'elle a eu de la chance, cette fois-ci. Que ça lui serve de leçon.

Plus tard, je serai fabricant de dessins animés, et je dessinerai des histoires qui expliqueront à tout le monde que personne n'a le droit de faire du mal à quelqu'un parce qu'il est moins fort que lui et pour une raison aussi bête que la façon dont il est habillé.

* * * * *

Je vous ai menti : les prénoms ont été changés. Edouard s'appelle en réalité Tayssir. Il a grandi en Syrie, avec son copain Samer et sa sœur Maysan. Le garçon qui les a terrorisés quand ils avaient huit ans s'appelait Ayman.

Tout le reste est vrai.

Tayssir a dix-huit ans, aujourd'hui. Depuis deux mois, il est sur nos routes, quelque part entre Paris et Calais. Son but, maintenant, c'est de rejoindre son oncle Mohammed en Angleterre, où ce dernier travaille comme agent d'entretien dans le quartier de la City.

Peut-être avez-vous envie de savoir ce qui lui est arrivé depuis dix ans. Ce qui est arrivé à Samer et Maysan, s'ils sont toujours en vie. Pourquoi il a quitté Homs, Kobané ou Alep. Ce qu'il a vu, entendu, ce à quoi il a survécu. Ce qui est mort en lui. Ce qui est resté vivant, quels rêves n'ont pas été détruits. Peut-être avez-vous l'impression que vous pourriez être lui.

Mais peut-être que vous vous en fichez. Parce qu'il ne s'appelle pas Edouard, en vrai. Et aussi parce que si vous le croisez, rien ne vous indiquera qu'il s'agit de Tayssir, le fabriquant de dessins animés, et non d'Ayman, qui terrorise les jeunes filles.

En fonction de ce que nous avons vécu, lu, appris, de ce en quoi nous avons choisi de croire, de là où nous avons fixé nos préjugés, nous verrons a priori en ce jeune garçon qui marche au bord de la route un Tayssir ou un Ayman.

Dans une masse informe de migrants parqués dans un centre et qui, de loin, ont le même visage basané, les mêmes traits tirés, le même regard épuisé, nous verrons a priori un groupe de Tayssir ou un groupe d'Ayman. Et nous réagirons en conséquence, par nos votes, nos engagements, nos likes, nos retweets, nos vociférations, et nos brèves de comptoir.

Il est improbable qu'un texte, un discours, des insultes, des engueulades, modifient de manière profonde ce que nous voyons a priori. La contradiction directe, surtout si elle est virulente, a plutôt tendance à nous conforter dans nos opinions. Il ne servirait donc à rien qu'au nom de la bienveillance, de la présomption d'innocence, et en regard de mes valeurs, de mes principes, de mes expériences, j'exhorte les aymaniens à devenir des tayssiristes.

Mais laissez-vous tenter par une expérience : imaginez que cette masse informe de migrants soit composée d'Edouard, de Baptiste, de Sophie et de Louis. Peut-être les verrez-vous autrement.

Parce que donner à des inconnus des prénoms qui nous parlent, ce peut être un premier pas vers l'empathie.

Les prénoms ont été changésOù les histoires vivent. Découvrez maintenant