- Entendu quoi ?

- La vieille femme qui était devant moi il y a vingt secondes. Tu n'as pas entendu ce qu'elle m'a dit ?

Les yeux de Lucy se plissèrent et elle attrapa ma main, là où l'engourdissement sévissait encore après le contact de la dame.

- Il n'y avait personne, Roxy. Tu as sûrement rêvé.

La colère se déversa dans mes veines aussitôt. Elle me prenait pour une folle. Elle croyait que j'étais mentalement dérangée après tout ce que j'avais subi. Elle se disait que l'Élue avait pété un câble, que sa sœur chérie n'était plus elle-même.

Je retirai ma main brusquement, comme brûlée par sa peau de sorcière et quittai la pièce comme une furie.

L'air frais de la fin d'automne ne suffit pas à calmer mes nerfs. Je ressentais cette rage maladive qui grandissait, galopait et s'immisçait dans chacune de mes veines. Je n'étais plus qu'électricité stagnante dans de l'eau. Quiconque s'approcherait serait frappé par ma foudre. Mon crâne bourdonnait inlassablement, des sueurs froides grimpaient doucereusement le long de mon dos et plantaient leurs griffes acérées dans ma chair. Je tentais de lutter contre la tempête qui faisait rage en moi. Qui me chavirait de bout en bout, s'acharnant à détruire cette façade humaine que je m'étais efforcée de construire. A l'heure actuelle, je maudissais le monde entier d'avoir fait ce que j'étais.

Ils n'y sont pour rien, toi seule est responsable de ta situation. Si tu avais arrêté Alec, la malédiction n'aurait pas été brisée, mais Aaron serait toujours à tes côtés. Pareil pour Sally et cette dizaine de victimes. C'est ta faute si tu as une trentaine de morts sur la conscience. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même.

Je serrai mon crâne si fort entre mes paumes moites qu'il aurait dû exploser, s'autodétruire. Mais les démons survivaient et continuaient leur infatigable homélie, crissant dans mon cerveau, sifflant dans mes oreilles, et détruisant toute lueur de bonheur. Je tombai à genoux.

Dans l'horreur, je ne m'étais pas rendue compte que je m'étais réfugiée dans la forêt. Ou peut-être étaient-ce eux qui m'y avaient conduite, pour souffrir seule, introuvable dans les méandres obscures. Vous allez subir ce que jamais vous n'auriez imaginé. Était-ce de cela que la vieille parlait ?

- Pourquoi ? hurlai-je. Qu'est-ce que vous me voulez ?

Rien. Le silence fut ma seule réponse.

- Pourquoi moi ? Pourquoi ?

Je me relevai, ancrai mes jambes dans le sol et laissai libre cours à mon emportement. Je frappai les arbres, arrachait les racines, griffait les écorces jusqu'à perdre mes ongles, ma peau bientôt recouverte d'un sang brûlant recouvrant mes bras. Le sang de toutes mes victimes semblait réapparaître sur mes membres. Peut-être n'avait-il jamais disparu. Je ponctuai mes coups de questions sans réponse, ma voix s'éreintant à chaque gueulade. Mes os n'étaient bientôt plus qu'un amas de débris, mais j'étais toujours debout, le visage ensanglanté baigné par le clair de lune aussi argenté qu'une lame affilée.

Dès que je me rendis compte de la disparition des démons, ceux-ci revinrent m'assaillir de plus belle, s'en prenant à chaque parcelle mon corps, comme s'ils se la disputaient pour savoir lequel d'entre eux m'emporterait avec lui en enfer.

- Je ne m'abandonnerai pas à vous ! Il faudra m'achever pour m'avoir ! rugis-je, hors de moi.

Aaron occupa soudain mes pensées. Je l'aime tellement.

- Pourquoi tu m'as quittée ?! Je t'aime...

Silence, à nouveau.

- Je t'aime, putain ! Reviens-moi. S'il te plaît..., implorai-je, secouée de sanglots.

Un hurlement tragique naquit dans ma gorge tandis que je m'agitais dans tous les sens, détruisais tout ce qui se trouvait à ma portée.

Il est parti à cause de toi. Il ne veut pas d'une fille comme toi. D'une meurtrière. Regarde-toi, tu prétends sauver ton peuple mais ton âme n'est pas pure. Tu prétends empêcher ton père de sévir sur ce monde alors que tu es comme lui.

- Non ! Je ne suis pas comme lui ! Aiden est un monstre !

Je m'égosillai jusqu'à perdre ma voix, remplacée par une douloureuse brûlure silencieuse.

Et toi, tu crois que tu n'en es pas un ?

Mes os se fracassaient contre les arbres, jaillissaient de ma chair, transcendaient mon âme. Percluse à cause de mes innombrables fractures, subitement vidée de mes forces, je me laissai choir contre le tronc d'un chêne, pleurant à chaudes larmes. Mes cordes vocales étaient momentanément bousillées, mais c'était la plus infime des blessures. J'étais seule au milieu de cette sombre forêt. Même les animaux avaient déserté leur habitat. Mes cris auraient dû suffire à alerter au moins les vampires chez les Jackson, mais après tout, la forêt était si vaste et j'ignorais jusqu'où je m'y étais enfoncée. Je n'avais même plus le courage de me relever, pas tant que mes os saillaient hors de ma peau. Il était peut-être mieux que personne ne m'ait entendue.

La soif de sang m'attaqua à son tour. Attisée et destructrice. Elle brûlait tout sur son passage, arrachait à moi les derniers lambeaux d'humanité.

Je ne boirai plus jamais de sang, m'étais-je promis. Je ne voulais ni ne pouvais m'en prendre à un animal innocent. Mais la faim sévissait, retournait mes entrailles, labourait les restes de mon cerveau. Je sentais mon humanité s'envoler peu à peu, plus loin chaque seconde. Hors de ma portée.

Un dernier excès de rage et je cognai mon crâne contre l'arbre. Premier coup. La forêt tournait un peu. Deuxième coup. Quelques étoiles tombèrent du ciel et se jetèrent à mes pieds. Troisième coup. Je tournai de l'œil, une douleur sourde envahit mon corps. Quatrième coup, le dernier.

Avant de sombrer, je distinguai une paire d'yeux noisette, avec cette moucheture familière dans l'œil gauche.

Je n'eus pas le temps ni la force de prononcer son nom.

La Nature de Roxane, tome 2 : TraquésWhere stories live. Discover now