Qu'est ce qu'un humain ?

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Le Cerveau. Siège des émotions, de la conscience, de l'âme même selon les légendes. En ce temps de muscles d'acier et de nerfs vibrants d'électricité, où la mode vante les cheveux synthétiques et exalte la beauté des courbes épurées d'un squelette en carbone, le cerveau est devenu la dernière partie organique de l'être humain. Longtemps, les savants et autres roboticiens avaient hésité à toucher à cette merveille de la nature. La peur de perturber neurones et autres méninges contrebalançait cette soif d'innovations propre à l'homme, qui le poussait à toujours chercher à aller plus haut. Qu'Icare en témoigne, qu'Ypres l'assure, qu'Hiroshima l'atteste, la science cache parfois de noirs secrets, qu'il faudrait mieux laisser dans les abysses profondes. Mais les années passent, les tabous d'hier disparaissent au profit de l'argent et du progrès.

Ce matin, on venait de poser les premières broches cybernétiques à l'intérieur même du cerveau. Le monde vibrait d'enthousiasme, Internet piaillait d'excitation, la presse se battait pour obtenir des informations vieilles de quelques minutes à peine. Tout semblait normal; les patients se comportaient comme les techno-protésistes s'y attendaient. On s'émerveillait devant leurs prouesses intellectuelles, dignes des plus puissants cerveaux synthétiques. Mais, tapie dans l'ombre, une sanglante nouvelle attend pour briser cette joie prématurée. Le futur est déjà écrit, les rouages implacables du temps continuent leur oeuvre sans fin.

C'est le soir, le soleil se couche. Le ciel brûlant, torride, est orné de traînées blanches laissées par des monstres d'acier chromé. Les derniers rayons de l'astre dardent et réchauffent la Ville, coeur battant, parcouru par mille et un globule humain. Un filet de soleil s'attarde dans une étroite ruelle. Horrifié, il découvre un corps baignant dans une flaque noire. Noir comme le lubrifiant qui a depuis lontemps remplacé le sang. Il caresse et fait scintiller les cables métalliques du mort, serpents grésillants sifflants de sinistres . Au-dessus de ce mort, un homme regarde ses mains. Chefs d'oeuvre de titane et d'aluminium, de latex et de mousse. Il relève la tête. En voyant ses yeux, le rayon s'enfuit et ne laisse derrière lui qu'un noir empli de peur. Il fait nuit mais les étoiles ne sont plus qu'un mythe depuis longtemps. Elles ont été chassées dans l'imagination collective par les lumières éternelles de la Ville, qui cachent plus qu'elles ne révèlent.

Je... Est-ce que "je" a encore un sens ? Regarde dans mes yeux et dis-moi que je suis encore humain ! Des trous noirs se forment sur ton visage, tu as peur, tu recules ! Tu as vu, tu sais. Il n'y a rien. Ni émotions, ni sentiments. Mais si, il en reste une. Sous ma peau, il y a une violence enfouie, qui n'attend qu'un prétexte pour ressurgir, pour se réveiller. Cet homme, là, étendu sur le sol. Il est mort. Et je ne sais pourquoi, je ne ressens rien. Il m'a bousculé, comme l'ont fait cent hommes avant lui, comme le font chaque jour des millions de personne. Mon corps a agi seul. Pas besoin d'une arme dans mes mains. Il est mort et je n'éprouve aucune difficulté à me dire que c'est moi qui l'ai tué. Comme si ce n'était pas une responsabilité personnelle. Comme si ce n'était pas différent d'écraser une mouche gênante, trop impétueuse pour être autorisée à vivre. Mais est-ce vraiment différent ?

Je suis prêt à donner un sens à n'importe qui, à n'importe quoi pour éclairer mes pensées troublées. Ce matin même, la vie me paraissait simple, heureuse. Un long chemin rectiligne, éclairé par un soleil radieux. Maintenant, je suis perdu au milieu du brouillard, arpentant une sente sineuse à peine esquissée. Peut-être qu'à force de tendre vers un avenir radieux, la chaleur a fait fondre mes ailes. Mais ces réflexions n'arrangent en rien la situation. Il est mort et je ne ressens rien. Rien ne changera cela, il est mort.

Comme assourdis par de l'ouate, j'entends les bruits de la Ville. Je me demande si nous avons raison de continuer comme ça. Je m'interroge, n'avançons-nous pas trop vite ? Peut-être devrions nous ralentir, pour que la route puisse être construite correctement. Car, qui sait quand elle s'écroulera sous nous. J'espère juste que nous ne serons pas au-dessus d'un gouffre quand notre impatience nous fera défier les conseils de nos pères.

Je ne suis plus rien. Mon corps n'est plus qu'un automate perfectionné, réagissant aux stimulis de façon mécanique. Un simple geste malencontreux contre moi a entraîné un déchaînement de violence que j'aurai cru impossible de ma part. Si je ne puis plus contrôler mes propres muscles, est-ce que cette chair est bien la mienne ? On nous a dit, ce matin, que les greffes étaient définitives. Qu'essayer d'enlever les broches nous condamnerait à une mort certaine, précédé d'une longue agonie débilitante.

Mais je ne sais pas si je veux continuer à vivre. Il est mort et je ne ressens rien. Je ne veux pas dire : Ils sont morts et je ne ressens toujours rien. Cependant, je sais que le Programme ne me laissera pas mourir. Les lois le veulent, un mécanisme ne peut se détruire sans raisons sérieuses. Et mes doutes semblent le laisser indépendant. Juge de logique suprême, je ne peux l'abuser ou lui mentir. J'essaye, de toute mes forces, de trouver un moyen pour me suicider mais mes pensées glissent, s'échappent. Ainsi, même mon esprit refuse de m'obéir. Désemparé, je secoue la tête. Abattu sans avoir la joie de la fin.

Crissement de pneus. J'entends un homme et une femme approcher. Ils rient, heureux et insouciants. Ils sont jeunes et ont toute la vie devant eux. Ils s'approchent de moi. Je ne sais pas quoi faire, j'ai presque envie qu'ils me découvrent et que la police m'arrêtent. Peut-être gouterais-je alors à la douceur de l'oubli. Mais le Programme n'est pas d'accord. Il prend le contrôle de mon corps sans que je puisse m'y opposer. Je/il bondis jusqu'à sortir de la ruelle. Je/ilcoure à toute vitesse, ignorant tout de ma destination. J'ai envie de pleurer, mais cela fait longtemps que mes yeux ont arrêté cette inutile démonstration d'humanité...

Icare d'acierWhere stories live. Discover now